Haïti au temps du duvaliérisme
Paranoïa couleursang
Par ChristopheWargny
Novembre 2005
Amour, colère et folie
MarieVieux-Chauvet
Soley,Paris, 2005, 383 pages
Un roman est une histoire. Celui-ci a d’abord unehistoire. Aussi tragique que ces années 1960, celles du duvaliérisme, quifracassent la société haïtienne. Il a donc une histoire, celle de sa livraison.Marie Vieux-Chauvet publie son livre en 1968 chez Gallimard. Une chargeterrible contre les monstres, ou les monstruosités, qu’engendre un régimebestial. La famille de l’auteure, déjà inquiétée, prend peur. La policepolitique a eu vent du brûlot. Le mari rachète les exemplaires arrivés àPort-au-Prince et finalement, à Paris, tout le stock de Gallimard. On netrouvera plus le livre que sous le manteau. L’auteure respectera l’omerta, maisne pardonnera pas à sa famille et continuera aux Etats-Unis, quelques annéesdurant, sa carrière de romancière. L’ouvrage est enfin publié en 2005.Ce sonten fait trois romans. Le dernier, d’inspiration presque surréaliste, met enscène les mendiants, les vagabonds, bref les parias, aux prises tant avec lesesprits qu’avec le rhum trompe-la-faim. Les deux autres plongent dans la «vraie » société, celle qui compte, même confite dans et minée par les préjugés.Des préjugés qui perdurent avec une telle prégnance qu’ils paraissent labloquer sans espoir. Au premier rang, l’obsession de la couleur de la peau.Quand chacun descend d’un esclave noir, quelle garantie (et quelle angoisse àla naissance, et après !) qu’une famille mulâtre bien élevée et bien considéréen’engendre un enfant trop foncé ?
Claire est une vieille fille, encore jeune. Maismalchanceuse : trop noire. Formatée comme une bourgeoise, réagissant comme onl’attend, mais s’autorisant des réflexions intérieures inconvenantes,hérétiques ou inacceptables pour les gens de bien dont elle est issue. Aimer,être aimée, elle a passé l’âge. Sa force, son talent, entre génie et névrose,elle l’exerce à observer un entourage en décomposition, à soutenir les uns, àcomploter contre les autres. Du climat délétère, elle est partie prenante.Trahison, veulerie, lâcheté : elle nous révèle la bonne société et l’autre,celle des manants, prêtes à tout pour apprivoiser les « tontons macoutes ». Oninvite le chef de la milice qu’on sait l’assassin de l’un des siens ; on luisacrifie une fille, on lui sourit. Tout un système d’apparences tranquilles etimmuables, fondé sur une implacable lutte des classes, explose. Lui succède uneguerre des couleurs. Couleur de la peau. Même les macoutes, « noiristes »fanatiques, ne rêvent qu’à la femme claire.
Revanche d’abord, puis déstructuration généralisée,fuite des compétences, des cerveaux et des initiatives. Ne reste que la forcebrutale, unique levier du pouvoir dans une ville de province. Le pouvoir ? Yaccéder, c’est enfin être en mesure d’en abuser. De faire violence. Les grandesfamilles métisses battent leurs domestiques noirs, les macoutes chassent ettuent qui leur résiste. Pour les parvenus, il n’y a pas de violence inutile ;pour la bourgeoisie, pas de veulerie ni de compromission qui ne soitacceptable. Les héros existent, mais ne résistent pas : ils sont des poèteshors du temps. Tous marqués, pestiférés, haïs, tour à tour pleutres, traîtres,meurtriers, bouchers ou épiciers. Notre héroïne décortique la perversionalentour, dans toutes ses dimensions. Claire nous restitue un monde qui bougeenfin. Pour le pire. L’arbitraire sanglant succède à l’exploitation la pluséhontée. Chacun s’adapte. Chaque personnage fait avec. Négociant, rentier,étranger, médecin, fonctionnaire, employé, prêtre : chacun a plus ou moins detalent pour trouver les mots qui cachent la peur ou la honte.
Rarement, au travers d’intrigues passionnantes, ona pénétré aussi avant dans l’intimité d’une société. Toute la société, maisd’abord les groupes qui ont confisqué à leur profit la révolution haïtienne.Marie Vieux-Chauvet les connaissait bien. Elle ne nous en cèle rien. Rééditétrente-sept ans après, le roman est plus qu’une histoire brillamment contée. Untriptyque terriblement contemporain. Haïti, toujours Amour, colère et folie ?
[Amour, colère et folie
Marie Vieux Chauvet
Gallimard, 1968]
Source : Le Monde diplomatique