Entrevue
« Un Haïtien à Paris » d’Arnold Antonin
Par Pierre Clitandre
Le Nouvelliste, Port-au-Prince, 24 mars2017
Arnold Antonin (à g.) et Gérald Bloncourt (à d.),Port-au-Prince, novembre 2016.
Après laparticipation inoubliable de Gérald Bloncourt à la commémoration àPort-au-Prince des 70 ans des « 5 glorieuses », l’écrivain PierreClitandre a eu un entretien avec Arnold Antonin sur son film « Un Haïtien à Paris ».
Pierre Clitandre(P.C.) : Gérald Bloncourt, lors de sa visite en Haïti, nous a paru unepersonnalité qui n’oublie pas son passé de militant. Est-ce la même impressionque vous avez eue en faisant le film : Un Haïtien à Paris ?
Arnold Antonin (A.A.): Le Gérald Bloncourt, avec cette énergie époustouflante et sa foi militanted’adolescent tout feu tout flamme, qu’on a vu lors de la célébration des 70 ansde la révolte de 1946, venait tout juste de sortir de deux délicatesinterventions chirurgicales. Il venait de fêter ses 90 ans. Imaginez-le à 19ans sur les barricades avec Jacques Stephen Alexis, René Depestre, ThéodoreBaker, Gérard Chenet, Kesner Clermont et tous les jeunes militants de 46. Enfait, je voulais tout simplement recueillir son témoignage pour le film surJacques Stephen Alexis. Gérald est peu connu de notre génération et desHaïtiens en général malgré son infatigable présence sur les réseaux sociaux cesdernières années et son rôle dans la dénonciation de Jean-Claude Duvalier enFrance. C’est ainsi que j’ai découvert un artiste polyvalent, un rêveur sansbornes et un homme d’une grande spontanéité et d’une impressionnante fraîcheur., un homme qui avait envie de parler et de partager, capable de s’emballercomme un gamin. Alexis et Depestre c’était l’écriture, mais Bloncourt c’étaiten plus les images. Je ne pouvais pas ne pas faire un film sur lui. Je voulaisque les Haïtiens le découvrent avec moi, le connaissent aussi. Il a commencé àtravailler, très jeune, dans une imprimerie comme typographe, il ne faut pasl’oublier. Je crois que cela a été déterminant dans ses choix idéologiques etesthétiques. On sent le côté graphique dans ses dessins, dans ses digigraphies,dans ses poèmes, ses calligrammes, dans ses textes littéraires et dans sesphotos. Je découvrais donc avec bonheur sa fougue intacte de militant, sesphotos, , son écriture, ses gravures et ses tableaux.. Mme Denise HeurtelouCarié, une des grandes admiratrices de Jacques Stephen Alexis, qui vient denous quitter, me disait avec sa fille, qu’elles avaient découvert avecadmiration et bonheur la qualité de la production plastique de Bloncourt dansmon film. Par-delà une forme caractéristique de rhétorique des vieux militantsantifascistes (communistes, socialistes ou anarchistes) des années 40-60 quej’ai bien connus en Europe, Gérald Bloncourt, malgré ses professions de foimarxiste, a toujours été un communiste atypique. Malgré son âge, il a échappé àla ringardise qui nous guette tous. Il a toujours aimé ruer dans les brancards.Il n’arrivait même pas à comprendre et encore moins à accepter la manière depenser et de procéder des dirigeants du PC et de ses camarades du journal« l’Humanité ». Il a fait une petite révolution dans la manière dephotographier et de représenter la classe ouvrière au quotidien du PC français.Je voulais à tout prix le filmer, le premier mai, entouré de drapeaux rouges aumilieu des manifestations traditionnelles de ce jour à Paris. J’avais cetteimage en tête depuis des semaines. On a parcouru tout Paris avec lui et mon amiMichel Monfort. Mais les ouvriers ne défilent plus le premier mai à Paris. Quelsigne des temps ! Néanmoins Gérald continue à rêver des lendemains quichantent. Il ne faut pas oublier que son frère a été un membre du groupe despremiers fusillés par les nazis au Mont Valérien. Il reste fidèle à une mémoirefamiliale.
P.C : Il estphotographe, peintre, flâneur urbain, qu’est-ce qui vous a intéressé le pluschez Bloncourt qui garde encore sa casquette à la Lénine ?
A.A. : L’aspect leplus intéressant de Gérald c’est que chez lui cohabitent un égocentrismepresque puéril et un altruisme impressionnant, lié à sa foi dans l’être humain.L’aspect le plus curieux : c’est son attachement obsessionnel à Haïti alorsqu’il a vécu toute sa vie d’adulte et d’homme vieillissant à Paris. J’ai étéhonoré qu’il m’ait ouvert son foyer en toute confiance et que j’aie pu essayerde recréer son univers dans toute sa richesse. Faire apparaître ce qui sans moine serait peut-être jamais vu, disait je ne sais plus qui. Ce film c’est monmusée Bloncourt, ouvert à tous les Haïtiens comme les autres films sur lesartistes haïtiens. J’espère qu’on les visite et revisite.
P.C. : Faites-nousune fiche technique du film.
A.A. : C’est unfilm sur Paris et sur la déclaration d’amour que depuis Paris un artiste fait àson pays natal. Pour Bloncourt , Paris comme Haïti ce sont des lieux derésistance et de lutte pour la liberté , pour la beauté et la solidarité. C’estun moyen métrage, tourné en HD et monté en Final Cut pro. C’est un filmtotalement dépourvu de narration. Bloncourt et son œuvre en sont les seulsacteurs. Des fois, je laisse les tableaux parler tout seuls. J’adore cela. Monmonteur, Apollon, qui a travaillé à la caméra aussi avec de jeunes Français etmoi-même, a fait un travail intéressant en prenant des libertés avec les canonsdu montage classique comme j’aime souvent le faire aujourd’hui. Le Paris deBloncourt c’est le Paris que j’aime aussi et que Ghislaine Rey Charlier m’avaitfait découvrir durant le lointain été 1961 : les quais et les bouquinistes, lesbistrots, Montmartre, Le cimetière du Père Lachaise, les marchés, Le Louvre, LaBastille, le Quartier latin et les Champs Elysées aussi, pourquoi pas? Lesmagnifiques photos de Gérald Bloncourt nous amènent dans le Paris méconnu destouristes : les bidonvilles des immigrés, leurs enfants, les sans –abris, lesmanifestations ouvrières, les usines. Et puis ces figures mythiques qui ontfait rêver tous les gens de notre génération : Picasso, Léger, Trenet,Reggiani, Juliette Gréco, Edith Piaf, Brassens, Moustaki, Ferré, Brel, Montand,Brigitte Bardot, Gainsbourg, Aznavour, Cora Vaucaire, Lino Ventura, Belmondo,Ray Charles, Chaplin, Aragon et la Triolet, etc.…mais aussi les politiques. Queme dites-vous de cette photo de Jean-Paul Sartre avec Michel Rocard ? Et puis Marchais,Waldeck Rochet, Duclos, De Gaulle et Khrouchtchev , Gagarine, La Pasionaria…Ces photos devraient être matière d’étude chez nos jeunes photographes, pourleur culture générale et pour leur travail d’artistes. Beaucoup de ces photossont encore disponibles aux Ateliers Jérôme.
P.C : Entre cedocumentaire et celui sur René Depestre, quelles sont les différences et lesressemblances ?
A.A : Ledocumentaire sur Depestre est un long métrage où je fais une place prééminenteà son œuvre littéraire. C’est le parcours de sa vie, de ses combats, de sesruptures, de sa pensée et de son érotisme cosmique à travers des extraits deses œuvres poétiques et le dialogue que nous avons ouvert là-dessus. LézignanCorbières est son lieu de résidence. Le monde son horizon . Mais c’est Jacmelsa ville et l’ancrage de son imaginaire. Tout le reste est presque accessoire.Le film sur Bloncourt est plus condensé et plus léger. Ses promenades à Paris,ses photos et ses tableaux illustrent sa vie et son œuvre. Non pas ses textes.Paris est omniprésent. C’est sa ville. Jacmel, c’est sa nostalgie. Les lettresde Bloncourt et de Depestre, après le visionnage de mes films, rendent bientoutes les deux, je crois, mon intention… Dans ces deux cas, auxquels il fautajouter Jacques Stephen Alexis, je suis émerveillé par le bagage culturel,l’ouverture et l’authentique patriotisme de ces jeunes qui se sont lancés aurisque de leurs vies dans ces aventures politiques, philosophiques etartistiques souvent périlleuses.
P.C : Avez-vousl’impression que nous perdons l’énergie de cette génération des années 40, quel’idéalisme social se perd et que nous entrons dans l’ère du pragmatisme, de lanostalgie et de la perte de repères ?
AA : La générationde 1946 peut faire l’objet d’un film. Je l’intitulerais comme « The magnificentseven », le remake américain des « 7 Samouraïs » de Kurosawa, si mal traduit enfrançais.. Je l’appellerais « La génération magnifique ». C’était unegénération de jeunes d’un talent et d’une audace fous. Des hommes d’action etde culture d‘un charisme impressionnant. Il suffit de penser à Alexis, Depestreet Bloncourt sur lesquels j’ai réalisé des films. Mais il y avait tous lesautres, pas obligatoirement du même âge que ces adolescents, ni du même camp.Pensez à Théodore Baker, Gérard Chenêt, Kesner Clermont, Anthony Lespès, EdrissSt-Amand, Marie Chauvet, Gérard Gourgue, lui-même et, the last but not theleast, l’immense Roger Dorsainville. Aujourd’hui, on est désemparé parl’indigence intellectuelle des soi-disant avant-gardes et l’opportunismefrénétique des meneurs. Jacques Roumain : c’était l’époque du grand frontantinazi et du mot d’ordre : « Tous les antifascistes : un même bord ». Onpouvait voir Elie Lescot, Nicolas Guillén et Jacques Roumain poser ensemble. Ily a une photo que m’a passée Gérard Gourgue où l’on peut voir une centaine demilitants posant allègrement devant le siège de leur parti avec le grandécriteau « Parti Communiste d’Haïti » au-dessus de leurs têtes. Avec Lescot, lafin de la guerre mondiale et Estimé surtout, tout cela n’allait pas faire longfeu. La guerre froide avait commencé. La ligne de démarcation passaitmaintenant entre les proaméricains et les prosoviétiques. Les adversairesétaient bien définis. Depuis la chute du mur de Berlin, toutes ces lignes ontdisparu. Tout est devenu flou. C’est la société liquide. Et en Haïti peut-êtreplus qu’ailleurs. Les fondamentalismes et les replis identitaires et religieuxn’ont pas encore un vrai poids dans la société politique. Tout cela étant dit,je déteste le passéisme. Je ne partage pas le point de vue de ceux quicultivent la nostalgie et la mélancolie en disant qu’autrefois tout était beauet bien. On se fossilise quand on vit le passé comme son présent. Il faut,comme disait Fanon, que chaque génération trouve, dans une relative opacité ,sa vocation.
P.C : L’œil ducinéaste a vu quoi en questionnant nos écrivains vivant en exil : la stabilitédu « Home » ou la culpabilité d’être loin du pays ?
A.A : Et Bloncourtet Depestre ont un attachement qui tient de l’obsession pour Haïti de touteévidence. Ils ne peuvent pas ou ils ne veulent pas s’en libérer. Ils ne sontpas les seuls. Il en est de même pour Métellus, Olivier, Phelps, Dalembert,Laferrière, Marie Célie Agnant, Danticat. Je ne parlerais pas de sentiment deculpabilité et encore moins de mauvaise conscience. Ce sont des choix de vie etdes choix artistiques. Ils ont choisi de vivre hors d’Haïti mais Haïti habiteleur imaginaire et ils parlent à partir de ce lieu. Évidemment, cela est aussiun procédé et un dispositif littéraire dans certains cas. Ils peuvent le fairede manière jubilatoire ou mélancolique. La terre natale c’est comme lesgéniteurs. On ne la choisit pas. Et on ne choisit pas non plus, tout comme pournos phantasmes, la place qu’elle occupe dans notre imaginaire.
P.C : Sur quoitravaillez-vous maintenant ?
A.A : Je travaillesur cinq projets. Et j’ai toujours le même problème. Je ne fais pas assez defilms. Je voudrais faire comme Sachi Hamano qui avait déjà réalisé 300 films à48 ans. Ce serait magnifique ! Je voudrais faire un long métrage de fiction,mais, depuis Les amours d’un zombie, je n’arrive pas à trouver les fonds.
Mes potentielsmécènes, eux-mêmes, sont dans la gêne, me disent-ils.
Source : LeNouvelliste