« Syrien » ou « Levantin » ?
De l’usage des dénominations « levantin » et « syrien »
dans les communautés linguistiques haïtiennes
Août 2012
Résumé L’usage français de la dénomination « Levantin »appliquéeaux personnes originaires du Levant (côte est de la Méditerranée, Moyen Orient,Proche Orient…) prend parfois une connotation péjorative que ne semble pasvéhiculer l’usage du même terme utilisé dans les communautés linguistiqueshaïtiennes. En fait, dans ces communautés, c’est l’usage du terme générique « Syrien »quiprédomine. Pourquoi les locuteurs haïtiens préfèrent-ils la dénomination « Syrien» ? Quand ont-ils commencé àl’utiliser? Quel usage en font-ils? Cette étude remonte aux origines del’introduction de cette dénomination ethnique et explore tout un pan del’histoire d’Haïti pour expliquer la place, le rôle et le maintien de cettedésignation dans les communautés linguistiques haïtiennes.
Mots clés : Levantin, Syrien, communauté linguistique,intervention étrangère, commerce de détail, usage de la langue.
Le terme «Levantin»est entré dans l’usage sociolinguistique haïtien vraisemblablement avecl’arrivée en Haïti d’un groupe d’immigrants syro-libanais que les locuteurshaïtiens, en général, désignent par le terme générique de «Siryen»(Syrien, en français) ou «Arab» (Arabe, en français). Selon deshistoriens et érudits haïtiens et étrangers (Dash 2001; Giafferi-Dombre 2007;Paquin 1983; Larose 2012), ces immigrants syro-libanais commencèrent à arriveren Haïti vers 1880-1890). Que ce soit dans la mémoire collective haïtienne, oupar le truchement de l’histoire, les témoignages s’accordent à véhiculer lescirconstances de l’arrivée de ces «Siryen» à travers des imagesdégradantes: « On les rencontre dans les campagnes, sales, trop petits, avecdes traits fins, suivis d’un garçon portant leurs boites de marchandises.»(Prichard 1900: 245, cité par Giafferi-Dombre 2007: 172-173). Après desgénérations de présence sur la scène socio-économique haïtienne, force est deconstater que les «Levantins» font incontestablement partie de ladémographie nationale malgré une histoire mouvementée, singulière etsouvent réductrice. Récemment, à la faveur d’un incident qui a fait beaucoup debruit dans la presse haïtienne et les forums de discussion haïtiens1, la question des «Levantins»,leur mode d’implantation ainsi que leur place dans la société haïtienne, sansoublier le terme même de leur désignation ethno-géographique, sont revenus surle tapis. C’est le but de cet article de revisiter cette question.
Mon texte estarticulé autour de trois axes principaux : dans une première partie, j’examinerailes interprétations et définitions contradictoires de la dénomination «Levantin»dans la langue et la culture françaises en général; dans une deuxième partie,j’analyserai l’usage que les locuteurs haïtiens ont fait de ce terme dans leurscommunications écrites et orales; enfin, dans une troisième et dernière partie,je tacherai de comprendre comment le groupe ethnique connu sous le nom de «Levantins»s’est implanté dans la société haïtienne malgré la part d’ombre dont ils’est couvert.
D’après la populaire encyclopédieWikipédia disponible sur la Toile et consultée par des millions de lecteurs,cf.: http://fr.wikipedia.org/w/index.php?title=Levant_(Proche-Orient) «Le Levantdésignait traditionnellement en français les pays bordant la côte orientale dela mer Méditerranée: en premier lieu le Liban et la Syrie (les États du Levantau sens français); mais la région du Levant inclut également la Palestine, laJordanie, voire l’Egypte.» Le Levant est aujourd’hui plus souventdésigné sous le nom de «Proche-Orient» ou «Moyen-Orient», par alignement surl’anglais Middle East.»
Toujours selonl’encyclopédie libre Wikipédia, «Levant» est à l’origine un mot issu dufrançais médiéval signifiant «orient». Il désignait à l’origine tous lesterritoires méditerranéens à l’est de l’Italie, c’est-à-dire non seulement leLevant actuel, mais aussi les régions de l’Empire byzantin. Ce sens se conservapour désigner les régions qui dépendaient de l’Empire ottoman.» Cependant, sur le site istanbulguide.net, il est dit que «Le terme«levantin» est souvent obscur et ne désigne pas partout la même population. EnEurope occidentale, on l’attribue aux populations originaires de l’empireottoman, du Proche et du Moyen Orient, non musulmanes, y compris les Juifs.
En Turquie, enGrèce et dans la plupart des pays d’Europe orientale, du Proche et du MoyenOrient, «Levantin» désigne uniquement les Occidentaux nés dans l’ancien Empireottoman, de confession catholique ou protestante, et sans distinction denationalité, tout en excluant les Juifs considérés comme autochtones.»
La cultureoccidentale a toujours eu une influence remarquable dans le Levant. Le site istanbulguide.net signale que jusqu’au milieu duXVIIIe siècle, l’italien était la langue la plus parlée par les Occidentaux d’Orient,mais par la suite, le français le supplanta. Selon le professeur Cyril Aslanovde l’Université hébraïque de Jérusalem (l’Harmattan 2004 : 264), il existe unfrançais levantin, langue collatérale à l’arabe, caractérisé «par uncertain nombre d’emprunts lexicaux qui ne se sont pas frayé un passage jusqu’aufrançais moderne, ni même jusqu’à l’ancien français d’en-deçà de la mer.»Selon le professeur Aslanov, le français levantin (français parlé en TerreSainte), a subi une forte pression des divers vulgaires italiens. Mais,alors que le français était la langue, voire même le sociolecte del’aristocratie du royaume, les vulgaires italiens étaient en usage chez desmarchands et des bourgeois qui n’habitaient pas les mêmes quartiers selonqu’ils étaient génois, vénitiens, pisans ou amalfitains.
La premièreguerre mondiale (1914-1918) vit la fin de l’empire ottoman qui s’était allié àl’Autriche-Hongrie et à l’Allemagne. Aujourd’hui, dit ce même site, lesLevantins sont encore une poignée au Proche Orient, dans les villes d’Alep,Damas, Beyrouth, Tyr, Alexandrie, Saint-Jean d’Acre, Le Caire. À travers lessiècles, les Levantins ont su préserver leur langue d’origine, tout ens’exprimant parfaitement dans les langues locales, et ils sont restés pour la plupart,fidèles au christianisme occidental. Fortement imprégnés de culture orientale,ils ont la faculté, toujours selon le site cité, de s’adapter à leurenvironnement occidental quand ils émigrent. En Europe de l’Ouest, c’est laFrance qui a bénéficié le plus de l’apport de la communauté levantine immigrée,surtout dans le milieu des arts et de la politique. Ainsi, deux présidents dela République, un Premier Ministre et plusieurs ministres sont ou étaientd’origine ottomane: Adolphe Thiers et Nicolas Sarkozy (par leur mère)respectivement de Constantinople et Salonique, Françoise Giroud née Gourdji àGenève de parents constantinopolitains, Edouard Balladur né à Izmir. Dans ledomaine des Arts, on peut citer: l’écrivain Antonin Artaud, le poète André Chénierde Constantinople, les chanteurs Claude François et Dalida, d’Egypte, HenriLanglois, co-fondateur de la Cinémathèque française, d’Izmir, Stéphane Collarod’Istanbul.
Ce longdéveloppement sur les profondes relations entre la France et les Levantins nouspermet d’avoir une idée des relations caricaturales teintées même d’une certaine péjoration attachée à la dénomination «levantin». Selon le site http://www.cercledulevant.net/levantin.html «Beaucoup en Europe ont utiliséle terme «Levantin» avec un ton de mépris cachant mal un certain racisme, pourdésigner un individu cupide, peu fiable voire déloyal, certes polyglotte mais àla culture superficielle, ayant une identité ‘floue’ – à l’aise partout maisnulle part chez soi, en bref un individu auquel on reproche de n’appartenir àaucun pays, à aucune culture bien déterminée.»
Si nousconsultons les dictionnaires français pour nous enquérir des définitions duterme «Levantin», une certaine confusion nous attend, dans la mesure oùnous pouvons trouver des mentions du type ‘péjoratif’ ou ‘raciste’ qui nefiguraient pas dans des époques précédentes. C’est que les définitionslexicographiques évoluent. Elles enregistrent l’usage de la langue vivante etne consignent pas les emplois ou les formes qui ont disparu, même si parfoiselles les signalent comme vx, pop., littér. fam. etc. Cependant, latroisième édition, millésimée 1991, du dictionnaire Hachette donne cettedéfinition de l’entrée : levantin, ine adj. et n. Vieilli Des pays du Levant. Les peuples levantins. Subst. (souvent péjor.à connotation raciste). Un Levantin. Mais, l’édition de 1982 du PetitRobert de la langue française dit ceci à propos de l’entrée LEVANTIN, INEadj. (1575; de levant). Qui est originaire des côtes de laMéditerranée orientale. Les peuples levantins. Subst. Un Levantin,les Levantins.
Il n’y a nulletrace du caractère péjoratif qui serait attaché au substantif «Levantin». Mêmechose en ce qui concerne la définition qui figure dans l’édition 2011 du PetitRobert.
Comment les locuteurs haïtiensont-ils utilisé le terme «Levantin» dans leurs communications orales etécrites? Qui emploie la dénomination «Levantin» en Haïti ? Dans quellescirconstances cette dénomination est-elle employée? Curieusement, l’usage duterme «Levantin» en Haïti est très réduit. On le trouve le plus souventdans la presse haïtienne écrite, et dans certains textes de non-fiction,à caractère sociopolitique. Voici par exemple, un passage tiré d’un texte écritpar l’historien haïtien Charles Dupuy, intitulé «Elie Lescot et lesMulâtres» et paru sur le forum haïtien de discussion «Haïti Nation»du 4 novembre 2010 :
«…A la tête desnouveaux organismes créés pour la distribution des produits stratégiques,Lescot favorisaitles Mulâtres, bien sûr, mais aussi les Blancs, les Levantins surtout, les Syro-Libanais, à qui, par son décret du11 janvier 1943, il ouvrit le commerce de détail en Haïti. Rappelons que lesfamilles Bouez, Silvera, Abitbol, Baboun ont fait fortune sous sa présidence.»
Voici un autrepassage, très bref cette fois-ci. Il est intitulé «L’occupation silencieused’Haïti par la République dominicaine» et est écrit par Joel Léon. On peutle trouver sur le site suivant http://www.anarkismo.net
«…Eux aussi, cesLevantins venus au pays avec«2 bich en main» complotent contre ce peuple, pourtant leur bienfaiteur.»
Voici finalementun dernier, lui aussi très bref. Il est tiré de «Forum Haïti» sur La Toile. Lesujet de discussion était «Comprendre la candidature de Michel Martelly».L’auteur de l’article s’appelle Billy Nelson et l’article a été écrit lejeudi 3 février 2011 à 22: 36 :
«Si les Duvaliers’alignaient avec les Levantins, avec Préval, la sucette est dansla bouche des Vorbe, Canez…»
La plupart dutemps, les locuteurs haïtiens préfèrent utiliser le terme générique «Siryen»(Syrien, en orthographe française) par lequel ils désignent l’ensemble de lacommunauté syro-libanaise. Or, nous venons de voir dans la première partie decette étude que les Syro-libanais peuvent être inclus dans le groupe des «Levantins»mais que cette dénomination peut désigner aussi, en Europe occidentale, despopulations originaires de l’empire ottoman, du Proche et du Moyen Orient, nonmusulmanes, y compris les Juifs. Le terme «Siryen» est largement utiliséchez un grand nombre d’écrivains haïtiens de fiction, par exemple, EmileOllivier (1983), Marie Chauvet (1968), chez des critiques littéraires haïtiens,comme Marie-Denise Shelton (1993), chez des ethnologues non-haïtiens quiétudient la question de couleur à Port-au-Prince, comme Natacha Giafferi-Dombre(2007). Voici comment le grand écrivain haïtien Emile Ollivier décrit cettecommunauté dans son magnifique roman «Mère-Solitude» (1983:81-82) :
Comme pourparachever leur vengeance, les hommes au pouvoir favorisèrent l’intégration denouveaux métèques débarqués à Trou-Bordet sous le gouvernement précédent,baluchon sur le dos. Ils ne parlaient, soulignait-on, aucune langue humaine,d’où le sobriquet dont on les affubla : Hari-Chapacha-Boite-Nan-Dos.
En fait,c’étaient des Syriens, des Libanais qui fuyaient les persécutions turques dans les provinces arméniennes. Emu de leur sort, on leur avait accordé asileet permis d’exercer le commerce de détail. Pour les habitants de Trou-Bordet,ce fut un spectacle bien curieux que celui de ces estampes exotiques. Pauvresépaves humaines, ils s’en allaient par les rues de la ville, chaussés desandales, coiffés de turban, la boite de carton au dos et étalant leurs menuesmarchandises sur la place publique. De jeunes ours, des singes qu’ils faisaientdanser au son de cymbales et de flûtes les accompagnaient pendant qu’ils selivraient au colportage jusque dans les bureaux publics. Ces nouveaux venus,usant d’artifices, débitaient de la pacotille pour de la marchandise de choix.»
Selon JosephJustin (1915: 61) cité par M-R Trouillot (1986: 58), «c’est en 1890 que lesSyriens «dépenaillés, miséreux, débarquent sur nos plages hospitalières»
Dans «Amour» deMarie Chauvet, on trouve cette réplique d’un personnage :
«Arrangez-vouspour faire venir mon trousseau d’une autre ville. Même les magasins des Syrienssont en faillite, ici, et on n’y trouve que de la camelote, ajouta-t-elle».
Plus loin,toujours chez Marie Chauvet, on trouve cette autre réplique :
«… C’est unvéritable gang dont les Syriens font aussi partie. J’en ai eu la preuvedernièrement…» (pg.92).
PourMarie-Denise Shelton, «c’est dans la catégorie des mauvais blancs que figurepresque toujours «le Syrien». Le Syrien est de tous les Blancs celui qui ararement bénéficié de l’enthousiasme xénophile des Haïtiens.» (1993: 109).
Donc, tous lesérudits haïtiens s’accordent sur la dénomination «Syrien» attribuée auxcommunautés immigrantes levantines apparues en Haïti vers la fin dudix-neuvième siècle. M-R Trouillot, une autorité dans le monde dessciences sociales en général et des sciences sociales haïtiennes enparticulier, le confirme :
«Le terme«syrien», en Haïti recouvre une variété d’immigrants levantins d’originesnationales, ethniques et religieuses très diverses. Ils firent d’abord ducolportage, trainant leur camelote du port au village, d’un village à l’autre,d’un coin à l’autre de la ville, desservant la paysannerie et les classespauvres des villes. Mais peu après, ils s’infiltrèrent dans l’arènesoigneusement gardée du marché des importations. Grâce à une immigrationcontinue, grâce aux crédits qu’ils obtenaient des États-Unis, grâce à leurs contactsà New York et à Chicago, en 1895 ils étaient déjà 2.000 environ (Plummer 1981;1984; Gaillard 1984: 278).»
Il n’y a pas queles Haïtiens qui clouent au pilori le groupe ethnique des «Syriens». Lesétrangers le font aussi. Natacha Giafferi-Dombre (2007: 172-173) signale que «Léon-FrançoisHoffmann semble d’accord avec cette observation [que le Syrien est à placerdans la catégorie des mauvais Blancs] ajoutant que «la communauté haïtienneleur refuse (…) le prestige dont, d’une façon ou d’une autre, elle auréole lesautres «Blancs», remarquant qu’ «un peu comme les ‘panyol’, ils sontrarement individualisés et n’ont point d’état civil que leur qualité deSyriens».
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