Langue etcommunication en Haïti
Réflexions sur quelques emplois et structures syntaxiques
observés dans le discours en créole haïtien
Par Fortenel Thélusma
Linguiste, didacticien dufrançais langue étrangère (FLE)
Professeur à l’Université d’État d’Haïti (UEH)
janvier2016 (*)
Partout dans lemonde civilisé, la langue première (langue maternelle) d’un peuple estconsidérée comme un héritage précieux et sacré. Les citoyens en sont jaloux etfiers, ils la défendent spontanément contre tout envahissement ou agression.Chez nous, en Haïti, méprisé, avili, le créole a dû attendre les événementspolitiques du 7 février 1986 pour connaître une certaine émancipation jusqu’àdevenir le principal outil de communication du pays. Claude Gagnor, attachéelinguistique à Port-au-Prince à cette époque, a très bien décrit la situationqui était la sienne, dans la revue Enquêtes. « Le créole contribua pourbeaucoup à rendre possible ce qui paraissait inconcevable quelques moisauparavant. C’est grâce à lui d’abord que le peuple put se rassembler et semobiliser. C’est ensuite par le créole que le peuple, sa liberté recouvrée, putenfin s’exprimer pour user du droit à la parole qu’il venait de découvrir (avecune certaine tendance même à en abuser). Les heures qui suivirent le départ de Duvalierfurent marquées par une véritable explosion du créole. Acteur indéniable du« déchoukage », le créole voyait le rôle historique extraordinairequ’il avait joué consacré par les radios. Alors qu’il n’avait droit jusque-làqu’à la portion congrue essentiellement sous la forme de spots publicitaires(sauf sur quelques rares radios comme « Radio Soleil), du jour aulendemain le créole avait droit à la place d’honneur et envahissait toutes lesondes » (Gagnor Claude (1986), Lanouvelle situation linguistique en Haïti,in Enquêtes Haïti).
L’effervescenceet l’illusion de l’indépendance retrouvée vite éteintes, l’élan patriotiquerefroidi, la langue de la liberté perd de sa verve et de son essence. On estpassé très rapidement d’un créole original, inventif, créatif : wonmble,dechoukaj ; « yo Iv Volèl li », « yo Lafontan Jozèf li »(Thélusma Fortenel (2009), Elémentsdidactiques du créole et du français…, Imprimerie Le natal) à un créole deplus en plus francisé, mâtiné. Comment, dans ces conditions, le créole, en tantque langue remplit-t-il sa fonctionde communication
I- La question de la norme
Aborder la question de la norme en relation avec unelangue donnée, c’est poser le problème en terme de grammaire. On distinguera,ici, la grammaire normative et la grammaire descriptive. La première est celleen usage dans les institutions scolaires, qui prescrit les principes et lesrègles obligatoires dans l’utilisation de la langue. La deuxième, en revanche,se propose de décrire, expliquer, analyser le fonctionnement de la langue sansjugement de valeur. C’est à cette description objective que s’adonnent leslinguistes. Tout au moins étudient-ils la parole (le discours) qui est la miseen œuvre du code qu’est la langue par des actes concrets. Cela dit, les languesse différencient par leur mode de fonctionnement. Et cette vérité vaut pour lecréole comme pour le français. Or, on sait que le natif acquiert sa langue enmilieu naturel (au foyer, dans les interactions avec autrui) alors qu’ilapprend une langue étrangère (langue nonmaternelle), le plus souvent, en milieu institutionnel (dans un centre deformation). Tandis qu’il doit apprendre formellement dans une institution lesrègles d’une langue seconde ou étrangère, le locuteur natif a, selon NoamChomsky, la grammaire de sa langue dans son cerveau. Cette compétence luipermettrait de rester toujours ( ?) dans la grammaticalité. Maisl’observation de la pratique des langues chez les Haïtiens en dit le contraire.En général, les locuteurs francophones haïtiens s’efforcent de respecterscrupuleusement les normes de la languefrançaise (une faute de français est impardonnable !) Pourtant, dansl’usage de leur langue première, aucune surveillance. Ils s’évertuent aucontraire à y signaler leur compétence en français. À ce sujet, l’expérience deHugues St-Fort est révélatrice. « Dernièrement, il s’est passé un faitremarquable. Le célèbre réalisateur haïtien Raoul Peck (L’homme sur les quais, Lumumba,Sometime in April…) avait adressé surle Forum culturel une lettre à une parlementaire haïtienne qui se plaignaitd’une entreprise de « désacralisation » de la Citadelle HenriChristophe par l’équipe de tournage d’un film de Raoul Peck sur Henry Christophe.Dans cette lettre, Peck avait voulu faire le point sur les critiques de laparlementaire. Après la réponse de la parlementaire à M. Peck sur le Forumculturel, un intervenant s’est empressé d’attaquer vivement la parlementaire enquestion non pas sur le contenu de sa réponse mais sur les nombreuses fautesgrammaticales qui seraient contenues dans cette lettre. […] En fait,l’intervention du puriste révèle quelque chose de plus profond : ce quedonne un système éducatif qui a érigé la langue française comme unique valeurlinguistique et sociolinguistique, rejetant avec dégoût et dérision tous ceuxqui ne maîtrisent pas cette langue. En Haïti, la langue est un formidablemarqueur de classes sociales. Les unilingues créoles l’apprennent tous lesjours à leurs dépens mais les semi-bilingues ne sont pas épargnés non plus.L’usage des langues ou plutôt l’usage du français dans la société haïtienne estrégi strictement par le prescriptivisme linguistique, c’est-à-dire une approchequi énonce les règles de la correction linguistiqueet insiste sur la façon dont la languedoit être utilisée. Cependant, l’autrelangue en usage en Haïti, la langue créole, n’est jamais soumise à ceprescriptivisme linguistique » (St-Fort Hugues (2011), Haïti : questions de langues, languesen question ; Éditions de l’Université d’Etat d’Haïti). Dépendammentdu milieu (géographique) ou de l’individu, c’est l’anglais qui nuit àl’acceptabilité de l’énoncé créole utilisé.
Par ailleurs, la question de grammaticalité sous-entendl’application de règles. Mais, pas seulement. Car dans une communautélinguistique donnée, l’observation permet de constater, de relever desvariations dans l’usage de la langue. D’où la problématique de la norme et desvariations. En effet, on distingue les registres soutenu, courant, familier. Lelocuteur, en principe, choisit celui qui convient à la situation decommunication (le statut de l’interlocuteur, le sujet de l’échange, le lieu, lemoment etc.). En conséquence, aucun registre ne devrait être considéré comme supérieur ou inférieur par rapport àl’autre. Il nous est donné, toutefois, de constater que les usagers établissentune différence entre « un bon français » et « un mauvaisfrançais » ou entre « un bon créole » et « un mauvaiscréole ». Parfois aussi entre « un bon créole » et « ungros créole » (kreyòl gwo zòtèy). Celui-ci désigne en général un créolenon francisé, le parler des locuteurs non « cultivés ». Il y auraitdonc une norme qui servirait de référenceimplicite dès qu’il s’agit d’apprécier un registre de langue. Néanmoins, ilimporte de souligner en lettres majuscules qu’en Haïti, lorsqu’il s’agit de l’utilisation du créole, la grammaticalitén’est pas prise en compte dans le jugement porté sur les variétés de langueutilisées ! Ce problème se pose surtout lorsqu’il est mélangé au français(les deux langues s’organisant différemment). Dans certains milieux, chezcertains locuteurs bilingues, le créole utilisé a un caractère symbolique, folklorique ;il faut parler créole parce qu’on est en Haïti mais la mode veut qu’on y glissedes mots ou des segments de phrases en français (N’ap ajoute nan menm« veine » nan […], se on situyasyon(sic) ki « tributaire de […]». Ce langage « bilingue » entredes bilingues ne nuit pas à l’intercompréhension. Mais quand il s’adresse à unpublic étendu (qu’on se propose de former et d’informer ?), se pose unsérieux problème de communication. En tout cas, il répond au goût d’une partied’un groupe de francophiles mais n’atteintpas réellement la majorité des créolophones unilingues.
II- Considérations sur quelques faits observés dansl’usage du créole haïtien
Cas de : rezososyo, pwosèvèbo, jenewo (ce corpusest volontairement restreint, il pourrait s’étendre à toutes les autres unitéslinguistiques du même genre).
Les langues n’existent que parce qu’elles présentent des traits spécifiques.En d’autres termes, parce qu’elles se différencient les unes des autres. On neconnait pas deux langues qui affichent un fonctionnement syntaxique identique. Onobserve, par exemple, que les faits morphologiques sont très rares en créole,contrairement au français qui en comporte un système très complexe : distinctionde genre et de nombre, flexion des verbes, etc. L’accord du nombre dans lesdeux langues est nettement différent. Illustration en tentant une petite comparaisonpar la pluralisation des noms :
Français Créole
livres Liv yo
tableaux Tablo sayo
vêtements Rad mwen yo
locaux De lokal
– Première remarque : les déterminants en françaissont obligatoirement placés à gauche du nom. En créole, ils sont placés àdroite du nom, sauf ceux exprimant la quantité (de, ven, senksan lokal) et l’indéfini (yon timoun).
– Deuxième remarque : en français, la pluralisationest marquée deux fois, au niveau du déterminant et à la fin du nom. A l’oral,cependant, le pluriel ne s’entend pas dans les noms des trois premiers exempleschoisis. En créole, mis à part le dernier exemple contenant l’expression de laquantité, le pluriel est signalé par yo.Mais, dans tous les cas, le nom ne varie pas. Il importe d’insister sur le faitqu’en créole, on ne dit pas de, dis, san« loko » quand on dirait en français deux, dix, cent locaux. Lalangue créole n’est pas un calque de la langue française.
Pradel Pompilus (1973), auteur d’une vaste bibliographiesur les questions relatives au créole et au français, fait remarquer, à cepropos, les faits suivants : « en créole, il n’existe pas de suffixedésinentiel pour marquer le pluriel par opposition au singulier : iounchoual/ douze choual ; – oun jounal/cinq jounal.
On entendquelquefois la forme zannimo […] sortie du français les animaux. Cependantcette forme n’est pas un pluriel opposé à animal, mais un singulier trèspéjoratif qui sert en général de vocatif injurieux.
L’expressionégal-égaux, qui existe dans le créole des villes, est un emprunt au français.Il s’agit d’ailleurs d’un adjectif composé employé pour plaisanter : Nous égal égaux « nous sommes àégalité »» (Pompilus Pradel (1973), Contribution à l’étude comparée du créole et du français à partir du créole haïtien / Morphologie et syntaxe,Editions Caraïbes ) (1). D’autre part, dans Le problème linguistique haïtien (1985), Pradel Pompilus a fait uneanalyse morpho – syntaxique différentielle ; il aconstaté : « tout est différent quand on étudie le nombre dansle syntagme nominal, le créole, comme le français, distingue le singulier et lepluriel, mais ne connaît pas les pluriels par suffixe comme le journal/lesjournaux, le travail/les travaux, le ciel/les cieux ».
Il sembleimportant de faire appel aussi au linguiste de renom, Robert Damoiseau qui préciseque « en créole, d’une façongénérale, la notion de genre n’existe pas. Certains noms référant à des animéscorrespondent soit au sexe masculin, soit au sexe féminin :
Kouzen (cousin) Kouzin (cousine)
Kwafè (coiffeur) kwafèz(coiffeuse) »
(Damoiseau Robert (2005), Eléments de grammairecomparée : Français-créole hatien, Ibis Rouge Editions).
A propos de la notion de nombre, il ajoute que « lesdeux langues connaissent une opposition singulier / pluriel.
Enfrançais, en règle générale, le pluriel ne se distingue du singulier, pourle nom lui-même, qu’à l’écrit.
L’enfant les enfants
Le s, quiaffecte le nom, est inaudible. Au sein du groupe nominal, c’estfondamentalement le déterminant qui, en changeant de forme, exprime lepluriel :
L’enfant les enfants
En créole, que ce soit à l’écrit ou àl’oral, le nom ne change pas de forme au pluriel : la marque du pluriel yo, se place après le nom.
Timoun nan timoun yo
La pluralisation s’effectue donc avec le pronom de lapersonne 6 : yo.(=ils/elles) » (Idem).
Venons-en maintenant aux mots rezososyo, jenewo et surtout pwosèvèboqui connait ces jours-ci un succès retentissant dans les médias à l’occasion dela période électorale.
Quel francophone haïtien, même en plaisantant,accepterait de dire, par exemple : la rumeur circule dans tous les réseauxsocial, au risque de se fairecondamner au nom de la grammaire française ? Ces jours-ci, on entend, souvent: m gen tout pwosèvèbo yo ou byenèske w gen tout pwosèvèbo yo nan menw ? En créole, certains francophones haïtiens parlent de jenewo et non de jeneral pour désigner la pluralité: tout jenewo yo te prezan …
Ce qui est attendu en créole, c’est : rezososyal yo, pwosèvèbal yo, jeneralyo. Il suffit que quelques locuteurs disent pwosèvèbopour que d’autres intervenants emboîtent le pas de peur de ne pas commettrel’erreur de parler correctement comme un natif. En ce sens, le linguisteaméricain, Noam Chomsky se serait-il trompé quand il a dit que le locuteurnatif a la grammaire de sa langue dans son cerveau ? Dans son postulat, ila prévu une sorte de filtre qui ne laisse passer que les énoncés conformes aufonctionnement de la langue. Il est reconnu que celui qui apprend une langueétrangère et qui est déjà locuteur de sa langue première recourt souvent maisde façon involontaire aux ressourcesde celle-ci. Les linguistes appellent ce phénomène interférence ; il est manifeste dans nos discours en français.Certains énoncés créoles fortement influencés par la langue française, quandils font objet de choix, ne devraientpas être traités comme des interférences. Il faudrait peut-être chercher uneexplication d’ordre sociolinguistique : une faute ou une erreur defrançais –si minime soit-elle- provoque la risée et une faute en créole- sigrossière soit-elle- encore qu’il faille la reconnaître en tant que telle – est plutôt encouragéecomme si c’était la norme !
A quand cettenouvelle perle ? :
Nan savann nan, te gen yon pakèt chevo ; jenewo yochwazi de kapowo sèlman pou siveye yo.
A propos de rezososyo,on pourrait faire une réserve. Il semblerait que l’emploi de réseaux sociaux soit peu ou pas fréquent. Et comme il s’agit d’uneexpression nouvelle relevant du domaine de la technologie, il pourrait êtregardé en créole en attendant qu’on lui trouve un équivalent. Computer a longtemps été utilisé en Franceavant qu’il ne soit remplacé par ordinateur. L’explication de l’évolution d’unelangue est multiple : les changements sociaux, les changements politiques,les progrès économiques, le développement de l’industrie, de la technologie,etc. L’usage de rezososyo semble liéaux emprunts entre groupes sociaux. En effet, selon V. Nykees, « lelexique d’une langue n’est pas homogène : on sait que certains mots, ditstechniques, sont propres à tel langage spécialisé et que nombre de motsdéveloppent des sens particuliers selon les groupes sociaux dans lesquels ilssont employés » (Nykees Vincent (1998), La sémantique, Editions Belin).
III. Réflexions sur l’usage de avèkdans certainesconstructions syntaxiques :
– Di bonjou av
– Remèsye avèk
– Remèt (dokiman)avèk
– Di byenvni avèk
– Prezante konpliman avèk
Les langues, produits sociaux, évoluent suivant unedynamique sociale à travers le lexique, la phonétique. Les changements sontplus lents au niveau de la syntaxe. On sait, par exemple, qu’en France, uncertain nombre de faits syntaxiques ont évolué. Malgré que, autrefois considéré comme un écart à la norme, est,aujourd’hui admis. De se rappeler +quelqu’un ou quelque chose, on est passé à se rappeler de quelqu’un ou de quelque chose par analogie à se souvenir de, etc. Toutefois, ces changementsne sont pas le résultat de productions individuelles. En outre, ils sontsurvenus après plusieurs générations. Enfin, ils n’affectent pas le sensinitial de ces unités linguistiques.
Lire la suite de cette étude en consultant le Pdf ci-joint.