Questionner le terme « nègre », un
à l’hérédité lourde l’industrieéditoriale
Par Robert Berrouët-Oriol
Montréal, le 8 juillet 2015
Les sociolinguistes, toutesécoles de pensée confondues, soutiennent en règle générale que la langue estune institution sociale historiquement articulée et qu’elle exprime dedifférentes façons les réalités de son époque. À ce titre, les mots du lexiquepeuvent être « marqués », objets d’une singulière connotation (au sens de : «Ensemble de significations secondes provoquées par l’utilisation d’un matériaulinguistique particulier et qui viennent s’ajouter au sens conceptuel,fondamental et stable, qui constitue la dénotation. (Ainsi, cheval, destrier,canasson ont la même dénotation, mais ils diffèrent par leursconnotations : destrier a une connotation poétique, canasson uneconnotation familière ») (Larousse). Il en est ainsi du sens connoté, en anglais commeen français, des termes « nigger » et « nègre », termes qui ont récemment fait couler beaucoup d’encresur les autoroutes différenciées de la sémantique et des médias.
Suite au massacrede Charleston le 17 juin 2015, aux Etats-Unis, on a pu voir Barak Obama monterau créneau et se faire le chantre d’un discours rassembleur durant lequel il aouvertement employé le terme « nigger ». La presse américaine l’aamplement souligné et le magazine français NouvelObs s’en est fait l’écho pardeux articles publiés successivement les 24 et 25 juin 2015 : Nigger » : pourquoi le « N word » rend fou aux Etats-Unis[1] », et « Le N-word pour « nègre », mot le plus tabou des États-Unis[2] ». Ces articles renvoient aux connotations historiques de « nigger »en anglais et ils contribuent à mettre en lumière celles de « nègre » dans le champ de « l’industrie éditoriale » de languefrançaise comme en témoigne également l’article « Moi, nègre[3] » FrançoisForestier publié dans Le Nouvel Observateur du 20janvier 2011. Àlire de près ces articles et à consulter d’autres sources, chemin faisant, ilsera tout aussi éclairant d’interroger le terme « nèg » en créole haïtien.
L’article « Nigger » : pourquoi le « N word » rend fou aux Etats-Unis » expose comme suit son propos :
Scandale, Barack Obama a osé prononcer le mot »nigger » dans une interview radio ce week-end. Revenant sur ‘attentat de Charleston, le président a constaté que l’héritage esclavagiste etraciste reste dans l’ADN américain. Et « s’abstenir parpolitesse de dire nigger en public » ne suffit pas à sedébarrasser d’un mal vieux de 300 ans, a-t-il expliqué. La plupart des journaux américains, quirapportent l’affaire ce mardi, n’osent même pas imprimer le mot maudit. Ilsécrivent donc « N word », le mot en N. C’est que Nigger, nègre, est un des mots les plus tabousdu vocabulaire américain. Il est le Hulk des gros mots.» Et l’articlede poursuivre en pointant l’« Étrangedestin que celui du mot Nigger. Pourquoi est-il devenu aussi sensible,davantage même que tous les mots racistes désignant un noir? « Cet épithète racial est plus blessant encore que desinsultes comme youpin, niakoué, boche ou chinetoque »,constate Randall Kennedy dans son introduction à un livre qu’il lui aconsacré (« Nigger: The Strange Career of a TroublesomeWord », « Nigger : le parcours étrange d’un mot causeur detroubles »). À noter que le simple titre de ce livre, « Nigger »avait créé en 2002 une polémique à sa sortie, le professeur de Harvard étantpris à partie par certains de ses collègues.
Pour sa part, l’article « Le N-word pour « nègre », mot le plus tabou des États-Unis » pose avec autant d’acuité qu’
« On nel’écrit pas. On le prononce encore moins, sauf si on est rappeur. Le »N-word » (« N…. ») pour « nègre », dont l’utilisation sans artifice par BarackObama a viré au débat national, est le mot le plus tabou des États-Unis,symbole de racisme et d’une histoire douloureuse.
« C’est le mot le plus lourd de sens de lalangue anglaise », dit à l’ Geoff Harkness, enseignant de sociologie auMorningside College (Iowa), « un mot profondément entremêlé des questionsd’origines et de racisme ». »
(…) C’estun mot qui a toujours été controversé car toujours utilisé par les Blancs pourrabaisser les Noirs », indique Neal Lester qui enseigne l’anglais à l’Arizona State University. Dès 1619 et l’arrivée des premiers esclaves noirsen Amérique, « il a eu une connotation négative », ajoute cespécialiste de littérature afro-américaine. »
On le voit bien, depuis fort longtemps le terme« nigger » est péjorativement connoté en anglais et son utilisationpar Obama relève de la transgression d’un tabou linguistique : oser faireparler autrement un terme au lourd passé, violemmentrépressif et mortifère,un terme au présent singulièrement réducteur (négatif) de l’homme noir assigné àune prétendue sous-humanité. Car ce terme « nigger » –comme tous les mots des languesnaturelles–, est porteur de mémoire, de sédiments divers, mais ici ce termeest réceptacle d’une mémoire de souffrances et de sous-humanisation dansl’enfer des plantations coloniales. L’équivalent français « nègre » draine lui aussi la même douloureusemémoire coloniale, et nous verrons plus loin de quelle manière sa connotationpéjorative s’est banalisée notamment dans le champ de la littérature.
Leterme « nègre » dans le Code noir[4] apparaît àde nombreuses occurrences et dans des environnements phrastiques où il estquasi-synonyme d’« esclave ». Cet « Édit du roi Louis XIV, sur les esclaves des îles de l’Amérique(1680) » atteste le déni d’humanité de l’esclave assimilé à un bienmeuble et légalement propriété de son maître qui a droit de vie ou de mort surson « avoir » :
« ART. 48. — L’esclave puni de mortsur la dénonciation de son maître non complice du crime dont il aura étécondamné sera estimé avant l’exécution par deux des principaux habitants del’île, qui seront nommés d’office par le juge, et le prix de l’estimation ensera payé au maître ; et, pour à quoi satisfaire, il sera imposé parl’intendant sur chacune tête des nègrespayant droits la somme portée par l’estimation, laquelle sera régalée surchacun desdits nègres et levée parle fermier du domaine royal pour éviter à frais.»
Selonl’encyclopédie collaborative Wikipedia,
« Le terme « nègre » apparaît au XIVe siècle sous la forme adjectivale signifiant de « couleur noire ». Ce n’est que deux siècles plus tard, en 1529, dans le Voyage à Sumatra des frères Parmentier, qu’il apparaît pour désigner une « personne de couleur noire ». Les Portugais ont été les premiers Européens à avoir déporté des noirs comme esclaves dans leurs propres pays, en 1442. Après la Reconquista, les Portugais ont chassé les occupants arabes et ont fait des prisonniers. Des Arabes ont alors proposé d’échanger ces prisonniers contre des esclaves.Les Espagnols ont été les premiers Européens à déporter des Noirs comme esclaves, aux Amériques. Ils désignent alors les noirs par le mot negro, qui signifie « noir » en espagnol, comme l’illustre une scène du film Amistad. En français, on désignait ces populations d’abord par le mot neir (1080) puis par le mot « noir ». L’emploi du mot « nègre » était rare avant le xviiie siècle.Avant l’esclavage, on désignait également les personnes mélanodermes comme des « maures », même si tous les maures ne sont pas noirs. Le terme « nègre » a diverses variantes : « négro », « négrillon », etc. Le mot est peu à peu remplacé par « Noir », avec une majuscule éventuelle quand on souhaite insister sur l’idée de peuple (vers 1960). Les expressions telles que « personne de couleur » ou, dans le langage familier, l’anglicisme « black », sont devenues courantes. »
Dans« Pour une généalogie des écrivains fantômesArthur Cravan – B. Traven – Roberto Bolaño), DavidCollin arpente amplement le phénomène :
« Écrivainsfantômes par définition, les nègresbénéficient en anglais de la belle appellation de ghost-writers.Auteurs sans visages, ces écrivains ne signent pas, ils consentent en secachant derrière un nom qui ne leur appartient pas, à l’anonymat qu’impose lemétier d’écrire à la place des autres. Ils s’effacent à l’ombre d’unepersonnalité, ils se mettent dans la peau d’un autre en ne risquant jamais laleur. Des êtres qui, face aux critiques comme face aux lecteurs, avancenttoujours dissimulés derrière un paravent, dans le secret que leur impose cettefonction ingrate. Jusqu’au jour où le nègreen sait trop. Ainsi, dans L’Homme de l’ombre de Robert Harris, adapté aucinéma par Roman Polanski en 2010 (The ghost-writer), un nègre est assassiné. Curieux,son successeur qui transgresse la loi du secret et prend tous les risques,découvre au hasard de ses investigations des photographies qui l’intriguent,qui induisent une énigme. La résoudre tel un détective, en reliant les incipitsdes chapitres qu’avait rédigés son prédécesseur, le conduira à sa perte. »
(…)Le nègre est cet écrivainfantôme à qui manque la parole. Un masque qu’il n’est pas facile de porter,même si devant la qualité dévoilée de leur plume, certains nègres obtiennent de leurs éditeurs de mettre en valeur le travaildes écrivains de l’obscurité qu’ils sont devenus. En adoptant une doublesignature à l’intérieur de l’ouvrage. Il s’agit alors d’une collaboration àvisages découverts. Assumée. »
Pour sa part, le philosophe Claude Ribbedans son article Racisme français : pour en finiravec l’expression de « nègre» en littératureappelle à l’abolition de cette « expression de négrier » :
[Ce terme]est apparu au XVIIIe siècle, au moment où la France surexploitait sescolonies en y déportant des millions d’Africains qui mouraient en quelquesannées. En ce sens, il véhicule la glorification la plus éhontée de l’esclavageet du racisme le plus primaire, car l’expression « nègre littéraire » est également un terme de mépris,correspondant au mépris qu’on vouait aux esclaves et qui s’attache encore tropsouvent aux personnes à la peau noire, bien longtemps après que l’esclavage aété aboli. L’expression« nègre » au sens de collaborateurlittéraire a été répandue en France en 1845 par Maison Alexandre Dumas &Cie, fabrique de romans, un pamphlet raciste du prêtre défroquéJean-Baptiste Jacquot qui se faisait appeler Eugène de Mirecourt. Ce texteordurier et calomnieux, qui visait Alexandre Dumas, a valu à son auteur, à lademande d’Alexandre Dumas, d’être condamné à six mois de prison et à une forteamende, alors que n’existait même pas encore le délit de diffamation àcaractère raciste. Mirecourt éprouvait évidemment une jouissance particulière àutiliser le mot « nègre » à proposd’Alexandre Dumas, homme à la peau colorée et fils d’esclave. […]
Il me semble qu’au XXIe siècle, il est plus quetemps de faire entrer dans la tête des Français que le mot « nègre » ne peut plus, en aucun cas,être utilisé impunément pour désigner un être humain qu’on exploite d’unemanière ou d’une autre et qui serait méprisé du fait de cette exploitation[…] »
Il faut bien comprendre le plaidoyer de ClaudeRibbe qui continue d’exiger l’abolition du terme stigmatisant « nègre » en littérature ainsi queson pendant dans les dictionnaires de langue courante où le racisme sous-jacentse trouve banalisé. Ce plaidoyer est également évoqué dans l’article « Ewan McGregor, nègre ou « ghost writer[7]» du Nouvel Observateur en date du 3 mars 2010, qu’ilconvient de citer longuement :
« Faut-ilabandonner l’expression de « nègre littéraire » ? Lephilosophe Claude Ribbe le réclame dans une tribune publiée aujourd’hui, alorsque la version française du « Ghost Writer » de Roman Polanskiemploie ce terme à l’hérédité lourde.
Il lerévèle au « Figaro » : Ewan McGregor, leplus hollywoodien des Britanniques, a déjà eu recours à un nègre lorsqu’on lui a demandé de relater ses tours du monde à motoen 2004 et 2008. On le comprend ; écrire un livre sur un tour du monde àmoto est sans doute moins drôle que de faire le tour du monde à moto. L’acteur,qui incarne ces jours-ci le porte-plume d’un avatar de Tony Blair, s’exprime ainsi : « Avant même d’incarnerun nègre devant la caméra de Roman Polanski, j’avais déjà eu unavant-goût de ce genre de profession. »
On saitqu’Ewan McGregor partage sa vie avec une Française etqu’il est en train d’apprendre les rudiments de notre langue. Comme ils sont,paraît-il, difficiles à acquérir, on peut supposer qu’il a fait cettedéclaration en anglais. Or, lorsqu’il traverse la Manche (ou l’Atlantique), le« ghost writer » devient « nègre ».Il n’est plus l’ectoplasme qui hante les traces de son commanditaire, visibleseulement de ceux qui connaissent son existence. Il est l’esclave qui turbinepour le maître, celui qui sue sans recevoir le prix de sa sueur. »
Faut-il se débarrasserdu mot « nègre » ? Cette question en appelle d’autres : quel mot « nègre » ? Celui de ThéodoreCanot ou celui de l’abbé Grégoire ? Celui qu’employait Maurice Barrès,celui utilisé par Simone de Beauvoir, ou encore celui que s’est approprié AiméCésaire ? Expiera-t-on le passé esclavagiste de la France en se débarrassantd’un mot et de tous ses dérivés ? Rappelons que les Noirs ne sont pas plusnoirs que les Blancs sont blancs, et que le premier homme à avoir associé unecouleur à la peau des Africains ne l’a pas fait innocemment. Le noir n’est pasn’importe quelle couleur. Notre langue est truffée d’expressions héritées desbrutalités de l’Histoire. Peut-on mettre fin aux atrocités du passé tout encontinuant à parler leur langue ? »
L’enfermement de ce raisonnement circulaire etspécieux est patent. En revanche toute la charge péjorative et dévalorisante desmots « nègre » et « nègre littéraire » s’exprime avecironie dans l’article « Moi, nègreFrançois Forestier paru dans le NouvelObs daté du 20 janvier 2011. Lisons doncattentivement ce témoignage lui aussi révélateur:
FrançoisForestier]est la plume de gangsters, comédiens, MissFrance… Critique de cinéma à « l’Obs », François Forestier écrit, chaque année, une dizaine de livres signéspar d’autres. Pourquoi ? Comment ? »
« J’adorece métier. Perché sur un tabouret de cuisine,affalé dans un fauteuil bancal dans une bergerie des Landes, rencogné dans uncanapé Empire à Tourcoing, j’écoute, pendant des heures, des auteurs : plongeursous-marin ayant découvert le trésor de Rackham le Rouge ; dentisteinventeur de la première molaire en carbone 14 ; policier intègrepassionné par sa collection de piastres byzantines ; médecin sodomiteacharné à démontrer le plaisir des patients abusés ; vedette de la chansonescroquée par « la société du spectacle » ; anarchiste enchambre persuadé de la grandeur d’Eric Cantona ; gourou d’une sectemicroscopique estimant que l’eau du robinet est, à l’évidence, d’essencediabolique…
Tous, ils ont un livre à publier, une existence à raconter, un message à faire passer. Certains ont dumal à écrire, je leur tiens la main. D’autres sont incapables d’épeler leur nomet leur adresse, je le fais pour eux. Il y a des poètes, des romanciers, desessayistes, des prophètes, tous velléitaires : dans l’ombre, je les aide,j’enregistre, je couche sur le papier. C’est émouvant: ils me confient leurvie, je leur rends des pages d’encre. Ils me livrent des anecdotes, dessouvenirs, des espoirs en vrac. Je mets de la grammaire dans leur mélancolie,des virgules dans leur histoire, j’accorde les participes avec lesparticipants. Je suis un arpenteur des rêves littéraires. Moi, nègre. »
La charge péjorative, outrageante,stigmatisante et dévalorisante s’entend ici au sens où le mot « nègre », en littérature, s’emploied’habitude pour désigner un travail d’écriture réalisé dans l’ombre, pourlequel l’ « écrivain-fantôme », « l’auteur à gages », (le « nègre »)est payé ; mais ce travail d’écriture (roman, essai, nouvelles, etc.) estédité sous le nom d’une autre personne. Or historiquement « nègre »renvoie aux travaux forcés de l’esclave et voici que François Forestier laisse entendrequ’il effectue les travaux de l’« écrivain-fantôme »dans la jubilation et qu’il serait bien payé… Il y a donc un double détournementdu sens premier du mot « nègre »,et le « Moi, nègre » de François Forestier sonne (malgré lui ?) comme un appel à la banalisation du « nègrelittéraire », comme une justification de la charge péjorative et dévalorisante du mot « nègre ». La banalisation de lasignifiance de l’expression « nègre littéraire »s’en trouve ainsi confortée. Il y a lieude souligner que le dictionnaire Le Robert (édition de 2001) consigne lestraits d’une telle problématique comme on peut le voir à l’aide d’une imagepartielle de l’entrée nègre/négresse à la partie réservée àl’un des sens du mot:
« N.m. (1757) FIG. Personnequi ébauche ou écrit anonymement les ouvrages signés par un autre. Les nègresd’A. Dumas. »
Le dictionnaire Le Robertconsigne plusieurs occurrences dévalorisantes de « nègre » : « Travailler comme un nègre, trèsdurement, sans relâche. Un combat de nègres dans un tunnel. » Il donneaccès au terme péjoratif « petit-nègre » (1877): « français à la syntaxe simplifiée (où les verbes sont à l’infinitif),parlé par les indigènes des anciennes colonies françaises. Parler petit-nègre (ex. Moi pas vouloir quitter pays. – Par ext.Mauvais français. » On l’aura constaté, le traitement lexicographique duterme « nègre » consignédans le dictionnaire Le Robert est intéressant à plusieurs titres : il balisenotamment des « marqueurs lexicographiques » permettant à l’usager decomprendre la charge péjorative et dévalorisante du terme « nègre » dans certains contextes.
Qu’est-ce à dire ? Plutôtque de plaider pour la disparition pure et simple du terme « nègre » dans le sens de « nègre littéraire », j’estime fondéde plaider pour l’inscription de « marqueurs » lexicographiques ou terminologiquesexplicites dans les dictionnaires usuels de la langue et dans l’usage deslangagiers, notamment des journalistes. Dans le temps j’avais rédigé pour laBanque de terminologie du Québec –aujourd’hui le GDT, le Grand dictionnaireterminologique de l’Office québécois de la langue française–, un dossier-synthèseportant sur le « nègre » employé pour « nègre littéraire ».Aujourd’hui les données lexicographiques dont nous disposons sont lesmêmes : à l’entrée « nègre »des dictionnaires, il convient de consigner en plus de l’indicatif de pays(ex. : « terme usité en France ») des « marqueurs » detype « note terminologique » ou « attention » ou« usage péjoratif » ou « terme insultant » ou « emploidéconseillé » du terme « nègre ».À titre d’exemple, voici une synthèse de la fiche en ligne de Termium Plus, la banque de donnéesterminologiques du gouvernement fédéral canadien :
Termes anglais
Équivalents français
Définition
Notes
ghost-writerghostwriter
prête-plumeauteur à gages, écrivain à gages,
Personne qui ébauche ou écrit entièrement au nom d’une autre personne (artiste, écrivain, scientifique, politicien, etc.) un document (biographie, roman, article, ouvrage scientifique, etc.) signé par cette seule autre personne.
Écrivain à gages : terme spécifique par rapport à « auteur à gages »; un auteur à gages est souvent un écrivain, mais pas toujours; choisir en fonction du contexte.
écrivain fantôme, auteur fantôme auteur anonyme, écrivain anonyme, rédacteur anonyme,
Auteur/écrivain fantôme, anonyme : ces termes désignent d’autres notions. Les auteurs et écrivains fantômes sont ceux qui s’entourent de mystère, qui ne veulent pas être reconnus, dont on ne sait rien, alors que les auteurs et écrivains anonymes sont ceux qui refusent de faire connaître leur nom. Les auteurs fantômes ne sont pas nécessairement des auteurs anonymes.
nègre
On observe de plus en plus de réticences à utiliser ce terme [nègre] en fonction de sa forte connotation. ((Indicatif de pays : France))
L’on observe avec intérêt que ledossier terminologique de Termium Plusdonne accès à des équivalents de ghost-writer/ghostwriter parfaitement français et qui désignent bien leur objet dans unrapport d’équivalence quasi-synonymique. Également on observe qu’au champ« note » du dossier TermiumPlus a inscrit un « marqueur terminologique » qui signale« la forte connotation » du terme « nègre », « l’indicatif de pays » étant la France.L’auteur du dossier de Termium Plus auraitpu approfondir davantage le champ notionnel et préciser le caractère connoté duterme « nègre » au sensqu’il est historiquement d’un usage péjoratif réducteur (négatif) participant àla déshumanisation des Noirs/des Nègres des anciennes colonies européennes, etque ce trait péjoratif et réducteur est enusage banalisé dans le champ littéraire sous l’appellation de « nègre » et de « nègre littéraire
C’est précisément cette banalisation de l’outrage àla mémoire des Noirs/des Nègres, charrié par l’emploi réducteur (négatif) duterme « nègre » dans lesens de « nègre littéraire »,qu’exprime également l’article « De quoi PPDA est-il le nom[9] publié le 20 janvier 2011 par leNouvelObs :
« Sous les pavés, le plagiat. Dans l’industrie éditoriale, l’usage decollaborateurs et autres nègres sebanalise, au risque de provoquer des contrefaçons. Enquête sur les coulisses ducopier-coller.
(…) Cette drôled’histoire est une nouvelle de Luc Baranger,parue en 2005 au Canada (1). Toute ressemblance avec des personnes réelles estbien entendu le fruit du hasard. Baranger, qui « fait lui-même le nègre à l’occasion pour despersonnalités » n’a jamais travaillé pour Patrick Poivre d’Arvor.Mais, « vu de très loin », il s’est dit que tout, dans ce« personnage », le prédisposait « à se faire rouler dans lafarine par son nègre ». Sixans plus tard, l’affaire de plagiat révélée par «l’Express», qui accusePPDA d’avoir copié une centaine de pages dans une bio d’Hemingway écrite parPeter Griffin dans les années 1980, pourrait bien lui donner raison. »
Enfin, pour conclure, il faut savoirque le « nègre littéraire »n’apparaît pas comme un concept ayant un équivalent en langue créole. Le mot« nègre » en créolehaïtien signifie généralement « homme ».Cette acception générique se retrouve dans les exemples suivants :« Nèg sa a se moun Okap li ye » ; « Se pa de nèg non k alJakmèl ! » ; « Gade kantine nèg k ap defile sou Channmasla ». De manière spécifique, « nèg »s’entend au sens de « nègre »ou de « personne » etselon le contexte il est un quasi-synonyme de « moun »; ex. : « Nèg sa a renmen kafe »,« Moun sa a renmen kafe » ; « Depi nan Ginen nèg rayinèg » ; « Nèg sa a se pi gwo foutbolè mwen janm kontre nan vim » ; « Nou wè dis nèg leve kanpe ». Le fait mérite d’êtresouligné, aucun sens péjoratif ou réducteur n’est accolé par les locuteurscréolophones au terme « nègre » (« homme ») en créole haïtien. Il en est de même de la formeféminine non marquée « negès »,« négresse », qui signifie« femme » de manièregénérique, ainsi que « négresse »de manière spécifique. Exemples : « Katrin Flon se te yon negèsvanyan » ; « Manman m se yon bèl negès » ; « Alamadre negès sa a madre ».
La consultation méthodique de plusieurssources n’apporte aucune attestation de l’existence en créole d’une notionéquivalente à celle de « nègrelittéraire ». Par exemple, dans les archives en ligne du journal haïtienLe Nouvelliste, pour la période 2000 à 2015, une recherche à l’aide desmots-clé /nègre littéraire/ n’adonné aucun résultat. Tout porte à croire que l’« industrie »éditoriale que recouvre le terme péjoratif « nègre littéraire » ne correspond à aucune réalité dans laFrancocréolophonie haïtienne, alors même que dans le vaste champ de lacommunication sociale et politique il existe sans doute quelques professionnelsde la plume chargés, contre rétribution, de rédiger des discours, desconférences, des faire-part, etc. aussi bien en français qu’en créole. Et iln’est pas exclu que certains professionnels de la communication aient prêtéleurs talents, contre rémunération, à des personnalités haïtiennes en écrivantleurs livres… Mais une telle activité, dans sa marginalité, n’a pas donné lieuen Haïti à une quelconque « industrie » éditoriale comparable à cellequi a cours en France et qui aurait pu produire des emprunts ou enfanter descréations lexicales en créole. Ainsi, le calque abusif *nèg literè n’a aucune réalité dans le lexique des créolophones, etil serait contre-productif de le parachuter dans le champ littéraire haïtien. Il y a lieuici de signaler la mise en garde du poète Georges Castera dans son fameux texte« De la difficulté d’écrire en créole[10]
« À propos de la création de mots nouveaux, il existe depuisquelque temps déjà une approche unanimement critiquée et qui a vite suscité lamoquerie. Je veux parler des nouveautés lexicales de la « Sosyete Koukouy» (Société Luciole) dont les membres vivent prioritairement ou exclusivement àMiami et à Montréal. Les membres de cette « société » pensant bouleverserle lexique créole lui inoculent des néologismes tout en miroitant des théoriespopulistes sur la poétique créole. Ils proposent aux créolophones de remplacer,par exemple, le mot ekriven (écrivain) par ekritè, le mot entèvyou(interview) par palandwou, le mot oralite (oralité) par dyòlitele mot sans (sens) par sanste, etc. »
Le fait que le terme péjoratif« nègre littéraire » necorrespond à aucune réalité dans la Francocréolophonie haïtienne autorise lathèse selon laquelle la révolution de 1804 a été non seulement une révolutionanti-esclavagiste mais elle a également été une révolution dans le langagelui-même : en rendant aux esclaves leur dignité d’êtres humains désormaislibres, 1804 a de fait aboli la sous-humanisation des esclaves et permis auterme « nèg » d’accéder àla citoyenneté dans la langue créole puisque le terme « nèg » signifie « homme »de manière générique. J’y vois une profonde « coupureépistémologique », pour reprendre un concept cher au philosophe Althusser,qui a durablement installé dans la langue la dignité de la citoyenneté querecouvre le terme « nèg »depuis 1804.
Pour finir, je signale l’attestation du terme« tanbou literè » dans l’édition du 7 juillet 2015 du journal Le Nouvelliste publié en Haïti sous le titre « Connaître nos académiciens no 4 » :« Pour ce nouveau numéro de la rubrique « Connaître nos académiciens »,nous accordons la parole à Marie Jocelyne Trouillot, éducatrice, représentantede « Tanbou Literè » etl’Université Caraïbe au sein de l’Académie. » Cette attestation devra plus tard être approfondie. Qu’à cela ne tienne, un locuteur créolophone me rappellel’existence de l’expression « plim-e-ank », (littéralement :« plume et encre ») qu’il traduit par « écrivain public » et qui serait selon lui l’équivalent synonymiqued’ « auteur à gages » et d’« écrivain à gages ».Pareille piste me semble séduisante de logique, mais il faudrait que l’enquêtede terrain en apporte d’irréfutables attestations et consigne l’existence d’éventuelséquivalents si le créole doit désigner ces réalités.
Première publication : AlterPresse
NOTES
Nigger » : pourquoi le »N word » rend fou aux Etats-UnisNouvelObs, 24 juin 2015.
Moi, nègreNouvelObs, 20janvier 2011.
[4] « Le code noir ». Édit du Roi sur les esclaves des îles de l’Amérique suivi de Còdigo negro (1789) ». Classiques Uqac.ca.
Pourune généalogie des écrivains fantômesDavid CollinEnrique Vila-Matas : La vida de losotros, s.d.
Moi, nègreNouvelObs, 20janvier 2011.
De quoi PPDA est-il le nomNouvelObs, 20 janvier 2011.
De la difficultéd’écrire en créole».Par Georges Castera. Notre librairie, janvier-mars 2001.