Qu’en est-il de la notion de quartier ?
Qu’en est-il de la notion de quartier ?
Pierre Clitandre
Août 2017
La ville se transforme sous nos yeux. L’inconfort estpartout, du bus aux résidences. L’immondice n’est pasloin. Il est difficile d’y vivre. Mais on s’adapte sansprotester.
La question parait simpliste. Cependant, quand on voitla réalité de la déconstruction de la capitale, on se dit qu’il nous faudra unedizaine d’années d’urbanisme méthodique pour sortir de ce grand marasme del’espace. Durant les années soixante-dix, les quartiers de la capitalen’avaient pas de délimitations ou des frontières.Toutefois, ils étaient caractérisés par une« authenticité » qui les distinguaitles unspar rapport aux autres.Entre le Bas-peu-deChose etTurgeau, on maintenait dans chaque « camp » une identité. SiPétion-Ville se dégageait deLaCoupe pour sa modernité, Bel-Air avait ses hommes, ses femmes et sonarchitecture. On n’a pasàremonter jusqu’à Elie Lescot pour savoir que c’est sous son règne qu’a étéintroduit chez nous l’icône de Perpétuel Secours dans l’église qui, avant,s’appelait St François.
L’histoire des quartiersn’est pasencore écrite. Ce serait bien de savoir, au milieu de nostransformations urbaines, comment les quartiersvivaient. Ceci pour bien aborder la reconstruction en tenantcompte de la mémoire des lieux.
Les « portails », comme au Moyen-Age,étaient des entrées de la capitale. Et quel dégât aujourd’hui ! Au Sud,l’anarchie du commerce informel, la désarticulation de l’environnement àquelque pas de la mer, les immondices qui nous présentent un magma des plusindescriptibles, les précipitations de passagers qui veulent se rendre àLéogane ou à Petit-Goâve dans la plus rude bousculade, la désorganisation desstationnements de véhicules publics entre les mains de particuliers qui veulentfaire leur beurre dans l’atmosphère surchargée, la poussière des rues nonbalayées et la chaleur accablante,c’est un spectacle désolant ! Mais, on semble être tenus de s’yfaire ! L’adaptation est une vertu. Sinon, c’est l’irritation et la colèrede voir, par exemple, comme illustration d’une vendeuse de bouteillesd’aphrodisiaques, les ébats de deuxporcs dans les eaux sales d’un ravin.
Au Nord, c’est l’étalage d’immeubles abandonnésaprès le tremblement de terre. Entre lapile de fatras non enlevée par le Servicede la voirie et les portes noircies d’anciens magasins, tout estpossible : le sexe dans l’excès et la proximité dudésordre ou de possibles abris desbandits de l’insécurité. Le commerce se mêle de la partie. Ce n’est pas la bouequi empêchera à la marchande de « fritay » du coin de vendreses bananes pesées et autres marinades.Le minimum d’ordre constaté dans les stations des bus en partance pourMiragoâne est précaire car iln’est pas régulé de façon rationnelle et le poste de police tout prochen’enverra pas un agent pour un coup d’œil dans les bus surchargés de sacs et depassagers. Et vive la cale du bateau négrier !
Ces deux extrêmesde l’insalubrité de la capitale donnent une introduction auxtransformations constatées dans les quartiers qui n’ont pas été construitssuivant une logique urbanistique. C’est au fil du temps et en regard decontextes politiques précis que Delmas s’est développé et est devenu ce lieud’une classe moyenne en quête quotidienne d’eau et d’électricité. Si on évoquele Bas-peu-de-Choses, on fera le constat de l’immigration vers des « cieuxplus cléments » d’une jeunesse vigoureuse qui avait, les dimanches decarnaval, misle « Lobodia »dans les rues colorées. Une identitéculturelle s’amorçait face à la libre modernité de Pétion-Ville. Çavenait se renforcer avec « Le peuple s’amuse » du Morne à Tuf. Letambour réclamait sa place contre le violon de « lahaute » !
C’est une histoire connue, la ruée versPort-au-Prince. Et d’autres attitudes donc du prolétaire urbain qui s’engageraide dans « le salut personnel ». Et là, tout est possible dans demauvaises manipulations d’énergie. L’accablement et le vacarme viennent ajouterà un environnement déjà brutalisé par une force inconnue de celui qui a vécudans le calme des résidences durant les années soixante et humé, par des nuitsde lune, l’odeur du jasmin de nuit !
Turgeau, Canapé-Vert, la nostalgie n’est plus cequ’elle était ! On n’a qu’à se lever la tête pour voir les bidonvilles quimenacent, les vieilles maisons de bois, gingerbread, écrasées par l’empire desblocs et, « mande dimètpadon », à la prochaine secousse on sera tous encore en colèrecontre le ciel qui n’épargne pas ses enfants, malgré prières ardentes et jeunesintempestifs, des dites catastrophes naturelles.
Y a-t-il une programmation de la distorsion de notreespace urbain ? Question osée mais urgente, carl’homme ne vit pas seulement de pain mais de tout environnement qui répond à lapaix de son esprit. Et les motards ? Et ces véhicules aux moteurs quigrondent ? Et les klaxons des camionnettes ? Et la musique du« Bogèget » dans de puissants amplificateurs ? Le moins qu’onpuisse en dire c’est que la capitale, encore bucolique dans les annéessoixante-dix, connait des métamorphoses que Frantz Kafka apprendrait à connaître !