POLOGNE / HAÏTI – Halka/Haïti :un projet inédit
de collaboration culturelle
Par Sara del Rossi
Doctorante à l’Universitéde Varsovie
Paru dans l’Agora francophone
Texte reproduit endécembre 2016 avec l’aimable autorisation de l’auteure.
Photo :Damas Porcena, aimablement prêtées par la Galerie nationale« Zacheta » de Varsovie.
De prime abord, l’idée paraîtsaugrenue : traverser l’Atlantique avec des chanteurs professionnels etcostumes des nobles polonais du XIXe siècle pour jouer un spectacle d’opéra enplein air à Cazale, un village haïtien perdu dans les mornes ! Mais ils’agit à vrai dire d’une performance artistique tout aussi hardie queréfléchie, ayant plusieurs dimensions. En amont, après avoir gagné le concourslancé par la Galerie Nationale « Zacheta » à Varsovie, leprojet Halka/Haïti a été conçu comme installation visuelle dans le pavillonde la Pologne à la 56e édition de la Biennale de Venise. En aval, unefois filmée avec quatre caméras à Cazale en février 2015, cette premièrehaïtienne de Halka, le plus célèbre opéra romantique polonais, a étémontrée sur un écran panoramique à Venise de mai à novembre de la même année.Ensuite, entre juin et août 2016, le film a été projeté à « Zacheta »à Varsovie, puis à Vilnius en Lituanie où l’opéra a été joué pour la premièrefois en 1846. Entre temps, une copie aura été présentée en Haïti, à « GhettoFestival » de Port-au-Prince et, en fin de parcours, à Cazale même, oùelle a été visionnée par les habitants sur un écran aux dimensions modestes.
Les auteurs de ce projet itinérant, lesartistes polonais, Joanna Malinowska, Magdalena Moskalewicz et C.T. Jasper,sont d’abord inspirés par le film Fitzcarraldo de Werner Herzog (prixpour la mise en scène à Cannes en 1982). Il raconte l’aventure improbable d’uningénieur irlandais, connu sous le nom de « Fitzcarraldo », qui, àla fin du XIXe siècle, cherche comme un forcené à construire un opéra au cœurde la forêt amazonienne et qui finit par transformer son bateau à vapeur enthéâtre en y accueillant musiciens et chanteurs. Monter aujourd’hui Halka,opéra signé en 1847-1847 par Stanisalw Moniuszko, pour le jouer à la croiséedes chemins d’une section rurale haïtienne relève d’un même geste démesuré.D’ailleurs, le titre de la performance, Halka/Haïti.18° 48’05’’N72° 23’01’’W,montre bien que les repères géographiques où aura lieu cette aventure « polonaise » sont à l’autre bout du monde. Toutefois, la distancespatiale, tout immense soit elle, s’estompe dès que l’on tient compte des lienshistoriques et culturels entre la Pologne et Haïti.
Vu sous cet angle, le choix de Cazalen’est pas neutre. C’est là qu’habitent les Polone Aysiens, ces famillesmulâtres aux yeux bleus, composées de descendants de soldats polonais queBonaparte a envoyés se battre contre la révolte d’anciens esclaves àSaint-Domingue, à l’issue de laquelle Haïti est devenue une républiqueindépendante. En effet, la présence polonaise en Haïti date de l’expédition dugénéral Victor-Emmanuel Leclerc à Saint-Domingue. Après que l’État polonaisdisparaît en 1795, partagé par l’Autriche, la Russie et la Prusse, des volontairespolonais, exilés en France et en Italie, forment deux Légions afin departiciper sous les drapeaux de la Grande Armée à la libération de laPologne. En 1801, Napoléon Bonaparte, alors le Premier Consul, les naturalisefrançais et les envoie se battre « contre les brigands » àSaint-Domingue. Les Polonais, mal nourris, sans solde pendant des mois, peuhabitués à la guerre d’embuscade, se sentent dupés par l’action militairefrançaise ; leurs écrits témoignent de leur manque de moral au combat etde leur critique du rétablissement de l’esclavage dans les colonies françaisesd’outre-mer. Du total de 5 300 militaires polonais (11 % de tous leseffectifs français), deux tiers a trouvé la mort suite à l’épidémie de lafièvre jaune et aux opérations armées. Un certain nombre rejoint les troupes duGénéral Jean-Jacques Dessalines, chef de la révolte, et 40 hommes entrent dansson Corps de garde. Après l’Indépendance, aux soldats d’origine polonaise quisont restés en Haïti (estimés à 160) la Constitution haïtienne de 1805 (art.13) accorde la citoyenneté et le droit d’acquérir la propriété. Au XIXe siècle,les historiens Beaubrun Ardouin et Thomas Madiou souligneront la connivence dessoldats polonais avec l’Indépendance d’Haïti.
Aujourd’hui, quelques centaines defamilles descendant de ces soldats vivent dans le Départements de l’Ouest(Cazale), du Sud-Ouest (Fonds-des-Blancs, la Baleine) et du Sud (Port-Salut,Petite Rivière de Saint-Jean du Sud). Jusqu’à récemment, certaines tracesculturelles y ont persisté : des patronymes polonais se terminant par« -ski » et « -ska » (p. ex. Belnoski,Bisereski, Lovinski, Fleurisca, Dorlusca, Trélusca), une locution en créole mwenchajé kou Lapologn qui veut dire « je suis prêt à affronter lespires épreuves », une danse appelée kokoda qui évoque vaguementla mazurka, l’usage des lampions fabriqués pour Noël (appelés les« fanaux ») qui rappellent les traditionnelles crèches de Noëlde Cracovie ainsi qu’une présence dans les églises et les chapelles de laMadone Noire de Czestochowa, figurée dans certains péristyles comme déessevaudou (Ezili Dantò ou Ezili Zye-Wouj).
Si Halka/Haïti s’inscrit d’unecertaine façon dans cette histoire commune, elle la transcende en même temps,la remue et la remet en vie en tant que performance artistique capable de créerdes passerelles entre différentes expériences, sensibilités et traditions. Pourles directeurs du projet et l’équipe du tournage, il fallait surmonter denombreux obstacles : loger dans un village, privé d’eau courante et souventd’électricité, sans hôtel digne de ce nom, une « troupe »composée de cinq solistes, un chef d’orchestre, une chorégraphe, des cameramenet techniciens du son ; trouver un orchestre et faire des répétitions (l’orchestreSainte-Trinité de Port-au-Prince, composée de musiciens amateurs, s’estbien pris au jeu) ; chercher un interprète capable d’expliquer en quoiconsiste un opéra à une population rurale créolophone qui n’a aucune idée de cegenre de spectacle ; choisir un emplacement pour l’enregistrement, le plusnaturel possible et, en même temps, accessible aux spectateurs villageois (cefut le milieu de deux rues poudreuses et caillouteuses où les notes de Halkase mêleront aux cris d’un cabri attaché, affolé par le vrombissement desmotocyclettes traversant sans gêne cette estrade invisible) ; enfin, unedifficulté qui tient de la gageure : faire en sorte que les jeunesCazalois se donnent au jeu et participent au spectacle en tant que danseurs.
Pour y aboutir, tout un travailpréalable d’information, de réflexion et de lecture leur a été proposé. Or,tout comme l’air chanté par Caruso ouvrait la voie au bateau de Fitzcarraldodans la jungle péruvienne, la clé magique ici a été d’expliquer aux Cazalois lasimilarité de l’histoire de Halka, personnage éponyme de l’opéra de Moniuszko,et celle de P’tit Pierr, héros du célèbre poème lyrique « Choukoune »,écrit en 1883 par le premier grand poète national haïtien, Oswald Durand, etdevenu une des chansons dansées (une lente meringue) les plus aimées en Haïti.Chez Moniuszko, Halka (le diminutif de Halina), une jeune paysannemontagnarde, devient folle et se suicide après que son fiancé, Janusz, un noblepolonais dont elle est enceinte, l’abandonne, lui préférant, sous la pressionpaternelle, la fille d’un riche aristocrate terrien. Le poème de Durand, quantà lui, est une lamentation en créole de P’tit Pierr, un jeune Haïtiennoir que son inconsistante maîtresse, Choucoune , une marabout (femmemulâtre à la peau fine et aux cheveux lisses) a délaissé, malgré lesengagements pris, pour suivre un Blanc de passage. Les habitants de Cazale ontvite compris que derrière le drame de l’amour mal partagé et de la trahison,les deux œuvres se rejoignent par la similarité entre le préjugé de race (de lacouleur) et le préjugé de classe (des nobles à l’égard des paysans). Il leurest apparu nettement que les deux cas illustraient la communauté de conditionde tous ceux qui, au-delà des époques et des lieux, subissent l’exclusionéconomique et sociale. Cette compréhension mutuelle à été fondamentale pour laréussite du tournage. Elle a permis notamment aux jeunes de Cazale quiconnaissaient par cœur « Choukoune » de se porter volontaires pourdanser avec les solistes de Poznan une Polonaise qui inaugure Halka.Comme l’affirme Grzegorz Wierus, le chef d’orchestre de l’opéra de Poznan :
L’histoire deHalka aurait pu se passer en Haïti, ou n’importe où. C’est incroyable que lesgens de cultures si différentes – qui parlent différentes langues et vivent àdes milliers de kilomètres de distance – soient pris par la même histoire, parles mêmes sons et images. Cela était magnifique de pouvoir aller dans un autrecontinent, nous asseoir avec un groupe d’étrangers, mettre en scène de lamusique et faire quelque chose qui parle un langage compréhensible à tout lemonde (1).
Durant tout une année (2015-2016), àVenise, Vilnius, Varsovie et Port-au-Prince, des milliers de spectateurs auronteu ainsi l’occasion de revivre dans les moindres détails ces moments du travailcommun inédit à Halka/Haïti : les adultes s’assoient où ilspeuvent, les enfants s’accroupissent, les chiens arrêtent de japper,l’orchestre positionne ses archets, les premières notes résonnent, aiguës etsifflantes, les Haïtiens et les Polonais mènent la première danse et… voguela galère, hors frontières, à la croisée des cultures.
(1) Cité dans Magdalena Moskalewicz(éd.), Halka/Haïti 18°48’05’’N 72°23’01’’W. C.T. Jasper & JoannaMalinowska. Warsaw and New York : Zachęta National Gallery of Art andInventory Press, 2015, p.143 [je traduis de l’anglais].