Politiques linguistiques et droitlinguistique
Par Christiane Loubier
Officequébécois de la langue française
Québec,2002
Source : BanQ
Texte reproduit en mai 2017.
Le droit linguistique et les droits linguistiques
On a recensé à l’heure actuelledes dispositions linguistiques constitutionnelles dans près de 75 % des Étatssouverains (Gauthier, Leclerc et Maurais, 1993). Le terme politiquelinguistique n’est pas pour autant synonyme de législation linguistique. Unepolitique linguistique peut n’être que déclaratoire. Elle peut également necomporter qu’un ensemble de mesures administratives. Mais elle peut aussi setraduire dans une législation linguistique, c’est-à-dire par un ensemble denormes juridiques (lois, règlements, décrets) ayant trait expressément àl’utilisation de la langue ou des langues sur un territoire donné, ou par uneloi linguistique particulière qui édicte d’une manière assez exhaustive desdroits et des obligations linguistiques (comme la Charte de la languefrançaise au Québec).
À partir du moment où l’onsuppose que certaines situations ou certains comportements linguistiquespeuvent être orientés par le droit, il est possible de parler de droitlinguistique (au singulier). Selon le territoire politique considéré, onparlera de droit linguistique international (ex. : les droits linguistiquesgarantis par l’article 27 du Pacte international relatif aux droits civils etpolitiques) ou du droit linguistique interne (constitutions, loislinguistiques, décrets, règlements administratifs, etc.).
Il ne faut pas penser pour autantque le droit linguistique est circonscrit par un ensemble clos de normesjuridiques sur un territoire donné. À côté de la législation proprementlinguistique, il existe une foule de prescriptions juridiques qui ont pour objet,directement ou indirectement, l’usage des langues et qui sont dispersées àtous les niveaux juridiques (constitutionnel, législatif ou administratif).Cette dispersion n’est pas sans conséquences néfastes sur la cohérence despolitiques linguistiques et des plans d’aménagement linguistique.
Les spécialistes du droitlinguistique s’entendent sur un principe. Le droit linguistique n’a jamais pourobjet le système linguistique ou la langue elle-même. Il a plutôt pourobjectif de fixer les règles qui déterminent le choix des langues danscertains domaines de la vie sociale et de déterminer les circonstances quipeuvent garantir l’usage de la langue, notamment la protection à laquellepeuvent prétendre les minorités linguistiques. Ainsi le droit linguistiquesanctionne par des lois, par des dispositions juridiques, les droitslinguistiques des personnes et des groupes sociaux. Ce champ d’applicationgénéral n’est pourtant pas clairement délimité. Par conséquent, plusieursproblèmes se posent. À partir de quel moment faut-il intervenir par desmoyens juridiques pour rétablir un rapport de forces entre des groupeslinguistiques ? Est-il légitime de légiférer pour préserver les droitsd’une majorité? Comment une loi peut-elle reconnaître à la fois des droitsindividuels et des droits collectifs? Quelles sont les limites des domainesd’intervention possibles (domaine public, domaine privé)? D’où lamultiplicité des problèmes qui peuvent se présenter aux juristes lors de laconception et de la rédaction d’une législation linguistique.
La question des droitslinguistiques constitue une problématique complexe et non résolue dans ledomaine du droit linguistique : celle qui est reliée à l’existence de deuxcatégories de droits linguistiques : les droits linguistiques individuelspropres à des personnes et les droits linguistiques collectifs propres à descommunautés linguistiques. Le droit linguistique vise-t-il l’individu ou bienles membres d’un groupe ou d’une communauté linguistique? Comment arriver àconcilier la liberté d’expression de l’individu avec la légitimité del’État de choisir une ou des langues officielles et d’aménager l’usage de ceslangues au sein d’une communauté ?
Un principe juridique est admisdans les pays démocratiques : jamais aucune politique linguistique ne doitfranchir la frontière du domaine privé. Mais où se situent les frontièresdu domaine de l’usage privé des langues ? Les limites sont peut-être clairespour les juristes, mais elles sont généralement mal perçues par leslocuteurs. Les domaines qui sont le plus souvent visés par les loislinguistiques ne prêtent pas, la plupart du temps, à confusion. Il s’agitsouvent du domaine de la législation et de la justice, de l’éducation et del’Administration publique. Mais il y a des zones floues et c’est sans doutepour cette raison que le domaine de l’affichage public et de l’étiquetagecommercial suscitent de grands débats alors qu’un domaine comme la toponymie(ou la signalisation routière), qui est sans contredit un domaine d’usagepublic, en suscite beaucoup moins. Pour toutes ces raisons, il y aurait lieu depousser plus loin l’étude des notions de domaine d’usage privé et de domained’usage public, de manière à pouvoir mieux circonscrire les sphèresd’utilisation des langues qui peuvent être régies par la loi et celles qui nepeuvent pas l’être.
Le principe de la territorialité et le principe de lapersonnalité
Deux grands principes juridiquessous-tendent la plupart des politiques linguistiques dans le monde : leprincipe de la territorialité (appelé également principe territorial deslangues) et le principe de la personnalité (appelé également principe dulibre choix de la langue ou encore principe de la liberté de la langue). Lepremier reconnaît des droits linguistiques territoriaux et le second, desdroits linguistiques individuels. Le choix implicite ou explicite d’une de cesdeux orientations politiques par l’État détermine dans une large mesurel’ensemble des dispositions législatives qui sont mises en place pouraménager l’usage des langues au sein d’un territoire donné.
Le principe de la territorialité
Le principe de la territorialités’appuie sur le fait qu’il est nécessaire qu’une langue prédomine sur unterritoire pour assurer sa survie. Les politiques linguistiques qui s’appuientsur ce principe visent une certaine homogénéité linguistique d’unecollectivité. C’est le territoire administratif qui délimite l’espace concretà l’intérieur duquel s’appliquent les lois linguistiques. La Suisse appliquele principe de la territorialité. Le découpage des territoires linguistiquesse fait selon certains critères comme l’importance de la minoritélinguistique, la pratique communale constante et le principe de l’historicité.Il peut exister des territoires mixtes dans les zones frontalières où ladifficulté d’aménager les rapports entre les langues est beaucoup plusgrande. Mais l’État ne déplace pas les frontières linguistiques, quelle quesoit l’évolution de la population.
Pour pouvoir appliquer leprincipe de la territorialité, il faut qu’une communauté linguistique soitnon pas dispersée, mais concentrée dans une région donnée. Pour éviterd’avoir des effets discriminatoires, l’adoption du principe doit mener àl’établissement d’une politique linguistique qui définit non seulement desmesures efficaces de protection linguistique pour le groupe majoritaire, maisqui met en place également des mécanismes d’accommodement pour les groupeslinguistiques minoritaires. Ainsi, en visant l’homogénéité linguistique, lesinstitutions politiques ont également l’obligation morale de faciliterl’assimilation linguistique des immigrants.
Le principe de la personnalité
Les fondements de l’applicationdu principe de la personnalité sont souvent très mal expliqués. Ainsi, onconfond la plupart du temps ce principe avec le droit fondamental à laliberté de la langue. Encore là, il convient de distinguer les notions dedroits individuels et de droits collectifs. Le principe de la personnalité estlié à l’individu. Il garantit alors son droit fondamental à la liberté del’usage de sa langue, notamment à l’usage de sa langue maternelle, ou d’unelangue officielle (ex. : la Charte des droits et libertés, le Pacteinternational relatif aux droits civils et politiques). C’est dans ce sensqu’il faut interpréter l’expression liberté de la langue.
Dans le domaine de l’usagepublic, le libre choix de la langue n’est garanti par la loi que dans certainscontextes (services gouvernementaux, tribunaux, écoles, dans le meilleur descas). Ce droit individuel permet alors à chaque citoyen de s’adresser auxinstitutions publiques dans une langue officielle (pas nécessairement dans salangue maternelle) de son choix. Mais pour que ce droit individuel soitgaranti, il faut que l’État (l’ensemble des institutions) soit bilingue ouplurilingue pour justement permettre aux personnes de recevoir des servicespublics dans plus d’une langue. En s’appuyant sur le principe de lapersonnalité, l’État intervient surtout pour soutenir les droitslinguistiques individuels des minorités dispersées qui ne sauraient êtresauvegardés par d’autres moyens, notamment par des droits territoriaux.
L’application, surtoutl’application du seul principe de la personnalité, a été très fortementcritiquée. Il est vrai qu’un État ne peut pas s’appuyer sur ce principe pourassurer le développement et la vitalité d’une langue, puisque celle-ci estnécessairement fonction d’une vitalité ethnolinguistique reliée à desconditions politiques et socioéconomiques beaucoup plus importantes que ledroit d’un individu ou d’un ensemble d’individus à utiliser sa langue dans sescommunications avec l’Administration, ou même avec l’ensemble des institutionspubliques. Cette vitalité ne se mesure pas tant au nombre de mesures ou deprivilèges qu’un État consent à accorder à un groupe linguistique qu’à sonpoids socioéconomique, notamment au statut des langues et au nombre defonctions sociales et économiques qu’une langue recouvre au sein d’unesociété. Ce qui ne veut pas dire que la reconnaissance de droitslinguistiques individuels n’est pas essentielle au sein de nos sociétés.
Enfin, il faut se garder depenser que les États ne font qu’un seul choix pour leurs politiqueslinguistiques. En outre, il n’est pas rare que, dans l’application de cespolitiques, les deux principes soient mis en contradiction par les politiciensou par les groupes et les individus qui revendiquent tantôt des droitsminoritaires territoriaux collectifs tantôt des droits minoritairespersonnels, selon leurs intérêts respectifs.
Bibliographie sommaire
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