Poète au bord de l’abîme
Sur « Plaies intérimaires » de Willems Édouard
Par Yves Chemla
Le National,Port-au-Prince, 11 juillet 2016
Plaies intérimaires
Willems Édouard
Montréal, Mémoired’encrier, 2006
On sait le travailaccompli depuis plusieurs années par Willems Édouard à la tête des Pressesnationales d’Haïti, particulièrement le souci permanent d’innovation et de miseà la disposition des lecteurs du patrimoine littéraire, historique et juridiqued’Haïti. Mais il est encore une part discrète de sa personnalité, recueillie dansson ombre, qui est celle de la méditation poétique. Elle est de grandeintensité. La voix est grave. Elle questionne : les crues du cœur,l’inhumanité qui ravage les existences, le sens que chacun se doit dereconstruire sans relâche, sous peine de déliaison et d’effondrement. Plaiesintérimaires, publié en 2006, aux éditions Mémoire d’encrier, est le résultatd’un long travail d’écriture. Il convient de revenir sur ce livre, dont lalangue est à la fois si douce et si dense dans l’amertume, un livre aussi quigagne à être lu à voix haute. Mais à distance de toute véhémence. Il estsurtout d’une grande actualité.
« Le pays nese souvient pas qu’il fut », écrit Willems Édouard. Proposition brutale,qui rend la panne mémorielle responsable du désastre et de l‘inaccomplissement.L’ordonnancement des poèmes raconte cette attente entrecoupée, celle d’unehistoire irrésolue, réduite à la juxtaposition de temps, et aux scintillementsdes bribes de la mémoire. C’est celle d’une courbe qui dessine un creux :la rencontre éblouissante, le glissement jusqu’au mitan de la décrépitude d’uneville en déshérence, mais à partir de laquelle les cordons de la rencontre sontrenoués, par sursaut d’énergie. Une blessure se referme, une autres’ouvre : le poète ne cultive pas ces béances, mais il ne détourne paspour autant le regard. Il y trouve la raison d’une lutte secrète, menée contresa propre mélancolie. Cette poésie est exigeante, qui révèle le trouble etl’incertain, mais par l’assurance du mot juste, et de la versification qui rendévident le développement de l’image. D’un poème à l’autre, le lecteur attentifrelève discrètement une seconde organisation : des motifs récurrents, laprogression dans les images. Ce sont des moments d’une conscience.
La rencontre déjàest éblouissement : « Est-il dieu qui ne faille quand tupasses ». Elle est présence, et partage de celle-ci. Les mots buttent surla répétition du dire amoureux, et de la louange. Car elle est « là commeun frisson sous la peau », et il faut au poète assembler dans sa voix« au chant du village ». Sa propre poésie laisse pressentir cettebasse continue de l’ode lyrique, de l’étayage de sa propre langue poétique parcelle du pays réel, et secret, que la ville de Port-au-Prince semble renier pardésinvolture.
C’est pour cettefolie que le poète prend parti, dans l’éblouissement, et le partage avec lesdieux comme avec la nature et les hommes. Ce qu’il ne retient plus de lui, estbien la célébration de ses émois, et les retrouvailles avec sa propreadolescence, ce moment que l’âge adulte s’acharne à oublier, dans la langueuret l’habitude. La présence de l’autre émane alors pudiquement du poème, comme« une rumeur ». Le lecteur ne saurait en apprendre plus, sinon despaysages habités – un jardin qui lui ressemble, la mer caraïbe et un foulard,célébrant Agoué —, des émotions discrètes. Et celles-ci laissent peu à peuévoquer l’exception, et perler la mélancolie, comme si l’éblouissement glissaitdans la fadeur : « je rumine l’image de mes joies en ruine dans tes bras ».
Le paysage secraquèle, la beauté ne parvient à résister à la fêlure : « Il faitamour un jour de gris affamé ». Elle n’est telle, la beauté, que par sonécrin pitoyable : « Sa jeunesse/comme un printemps parmi des planteslépreuses ». La beauté a « bipé » le cœur. Ce dernier vanéanmoins « zapper », parce que le mouvement pendulaire de laconscience ne peut se départir désormais de ces sautes et de ce qu’un moment,il avait cessé de voir. Le départ, l’absence ouvrent alors sur une autrebéance. La dysphorie étreint ce qui demeurait de la joie mesurée, et lescomparaisons les plus violentes, comme les plus atroces recouvrent alors lechamp poétique : « va par la ville un air aux arômesd’Hiroshima ». La pluie apaisante des premiers temps s’est muée encendrée, et ce n’est que plaie ce que perçoit le poète.
La fraternité nerésiste pas au constat, ni à la résiliation de l’humanité, puis à sontarissement. La propre humanité du poète cherche alors refuge, et c’est dans leplus délicat et le plus léger qu’elle se replie : son ombre. La mélancoliede l’abandon, du délitement et de la déliaison se retire dans le creux. L’êtredevient friable dans la ville à « la fiente radieuse », si rugueuseet empierrée. Quelque chose, le désastre dont personne ne parvient à identifierle nom, a fauché les espérances initiales. Le simidor, celui qui, au village,veille à la transmission des contes et des chants héroïques, est désormaismuet, tout comme le lambi du marron. Les arbres ont été abattus, l’île estexsangue : « Ne me parlez pas de mon pays/L’enfer y fermente dansl’érosion de l’espoir ». Le constat devient alors extrême, sur ce que vautla vie. Le poète ne peut plus concéder de mots, car ce serait célébrer la fangeet le désastre. Le visage crucifié surplombe les « moissons desécheresse ». Le paysage s’est éteint, il s’est absenté. Le poèmes’approche au plus près du presque-rien. Adossés alors à ce paradoxe, les motsdu poète reprennent courage, reviennent sur la cause et le carnage généralisé.
C’est que lamélancolie ne saurait être confondue avec l’atonie, ni avec le découragement.Le poète ne cède pas à la fascination pour l’abjection, ni à la confusiongénéralisée dans l’opprobre. Un parfum ténu attire son attention, une braisesubsiste dans sa conscience, que la présence de l’autre attise et qui vaincendier le désir. Derrière les paupières, le pendule a repris sa course versla lumière. La présence de l’autre ressuscite l’éblouissement poétique que n’apas réussi à complètement occulter la montagne de fatras dans les rues. L’aiméeest revenue, portée par une houle souveraine, à faire chavirer la beautéelle-même. Le paysage reprend vie, les arbres eux-mêmes plient sous labourrasque et sous l’ouragan voluptueux.
La dysphorie estemportée au loin par la louange et le projet. Rejetée la mélancolie, rejeté ledésespoir : l’intercession rend nécessaires la vie et la reprise poétique.Il faut alors réinventer la louange, reconstruire la manière de dire le monde,et de le célébrer. Le poète n’a pas cédé aux vertiges de l’abîme ni à l’emprisedu silence, comme à la glaciation de la conscience. L’image estsouveraine : « En ce temps où l’homme abroge l’humain/je répandraison visage sur chaque rumeur/qui déambule dans ma cité (…)/j’invoquerai son nomparmi mon peuple ou chôme la folie ». C’est dans les mots, et dans lacélébration de ce qui est, d’abord la terre meurtrie, que le poète retrouve sonchant.
Mon pays que voici, chantait Phelps, on s’en souvient, etc’était un autre temps, une autre plaie. Willems Édouard accomplit le direpoétique de la vie blessée, et qui ne se retranche pas dans l’indifférence.C’est le sens de cette méditation exigeante menée par une conscience éperdued’amour, et qui fait don du recueillement qu’elle accomplit, comme faculté cardinalede la résistance à la déchéance.
Source : Le National