Le monolinguisme créole est-il une utopie ?
Par Robert Berrouët-Oriol
Paru dans Le National le 31 juillet 2017
Le monolinguisme du ridicule Verly Sylvestre, Le National, Port-au-Prince, 26 juillet 2017) expose un corps d’idées intéressantes notamment en ce qu’il pointe du doigt le refoulement discriminant de la languecréole dans nombre d’écoles en Haïti où des enfants sont encore punislorsqu’ils s’expriment de façon tout à fait légitime en créole. Avec justesse,l’auteur de l’article rappelle que la minorisation institutionnelle du créoleest une pratique anti pédagogique jusqu’à présent largement assumée en Haïtidans le corps professoral en dépit des aspects positifs de la réforme Bernarddes années 1980. Cela étant, il y a lieu toutefois d’apporter un certainéclairage sur l’un ou l’autre volet de l’articlede Verly Sylvestre.
Haïti appartient-il à la Francophonie ou à la Créolophonie ? Haïtiest membre de la Francophonieinstitutionnelle depuis 1970 mais il est conforme à la réalité historiquede le qualifier de pays FRANCOCRÉOLOPHONE au sens où deux langues, le françaiset le créole, coexistent depuis 1804 dans les appareils d’État, dans le systèmeéducatif et dans la population selon un usage différencié et inégalitaire. Laréalité du patrimoine linguistique bilingue et bi-séculaire haïtien –qu’il estillusoire et vain de nier au prétexte réducteur de « l’exclusion de lamajorité créolophone unilingue , est attestée à travers l’histoire du pays dans différents champs de lavie nationale comme nous l’avons montré dans le livre de référence « L’aménagementlinguistique en Haïti : enjeux, défis et propositions » (Cidihcaet Éditions de l’Université d’État d’Haïti, 2011). Alors même que le créoledemeure « la langue qui unit tous les Haïtiens » (article 5 de laConstitution de 1987), qu’il est la langue usuelle des sujets parlants nés etélevés au pays, il est contre-productif sinon aberrant –comme veulent le fairecroire certains linguistes haïtiens formés aux États-Unis–, que le françaisserait une langue étrangère en Haïti au même titre que le finlandais ou lejaponais. Et accréditer la ritournelle selon laquelle « ceux qui ont le françaiscomme langue maternelle, ils sont en nombre insignifiant selon Yves Dejean » revient à poser faussement la question de la coexistence de nos deuxlangues officielles. Prendre appui sur certains errements idéologiques dulinguiste Yves Dejean dont la langue maternelle est le français, s’avère, encoreune fois, improductif, car ces errements conduisent à enfermer la questionlinguistique haïtienne au périmètre d’une borgne comptabilité et à l’y réduire.En effet, il faut savoir qu’au jour d’aujourd’hui aucune enquêtesociolinguistique d’envergure nationale menée par une institution haïtienne n’aapporté de données crédibles et vérifiables sur le nombre de locuteurs dufrançais en Haïti : représentent-ils 5%, 10 %, 15%, 25 % de lapopulation ? De son côté, l’Organisationinternationale de la Francophonie (OIF) –citantle Rapport sur le développement humain (PNUD, 2010) et World Population Prospects The 2008 Revision (Division des affaires économiques etsociales des Nations Unies, 2008)–, estimait en 2010le nombre de locuteurs de français en Haïti à 4 279 000 personnes sur un total de 10188 000 habitants. Une fois de plus, il faut prendre toute la mesure qu’au-delàdu nombre de locuteurs du français parlé en Haïti, l’aspect central de laquestion demeure le statut réel des deux langues officielles dans le corpssocial, leur mode de fonctionnement institutionnel en cohabitation inégalitaireet le fait, discriminant, que le créole n’est toujours pas une langue d’emploiobligatoire dans la totalité du système national d’éducation.
De même, aucune recherche sociolinguistique à l’échelle nationale n’ajusqu’ici permis de mesurer la compétence linguistique des sujets parlants enfrançais chez les enseignants comme parmi les étudiants. En revanche, ce qu’ilimporte de bien comprendre, ce sont les conditions réelles de la coexistenceinégale de nos deux langues officielles dans un dispositif qui alimente cequ’il faut bien nommer, en particulier à travers le système éducatif national,un aveugle apartheid linguistique dans le contexte de l’inexistence d’unepolitique d’État d’aménagement linguistique (voir Robert Berrouët-OriolLesgrands chantiers de l’aménagement linguistique d’Haïti (2017 – 2021) » ; voir aussi Robert Berrouët-Oriol et Hugues Saint-Fort : « La question linguistique haïtienne / Textes choisis », Éditions Zémès, juin 2017 : ce livre consigne un « Propos liminaire » de MichaëlleJean, Secrétaire générale de la Francophonie).
Centre national deressources textuelles et lexicales (CNRS, France), définit comme suit le« monolinguisme » : « Étatd’une personne qui ne parle qu’une langue, d’un pays où l’on ne parle qu’uneseule langue ». Si l’observation empirique de la réalité linguistiquedu pays permet de poser que les unilingues créolophones constituent la majoritédes sujets parlants, on ne saurait rigoureusement soutenir qu’Haïti est « un pays où l’on ne parle qu’une seulelangue ». Haïti est un pays de langues en contact au sens où il existebien une dynamique inégalitaire des usages du français et du créole, mais ilserait tout aussi vain de nier qu’en raison des flux migratoires des 20eet 21e siècles et deséchanges économiques entre Haïti et ses voisins, les langues sœurs anglaise etespagnole sont également parlées au pays par un nombre indéterminé delocuteurs.
Ainsi, soutenir l’idée qu’« Il faut tirer lesconséquences du fait qu’Haïti est un pays essentiellement monolingue (…) Haïtiest des plus monolingues des pays monolingues » (Yves Dejean :« Rebati, 12 juin 2010) –ouencore que « Fransé sé danjé», (Yves Dejean : revue Sèl,n° 23-24 ; n° 33-39, New York, 1975)–, revient à s’enfermer dans unedommageable myopie idéologique et linguistique qui pourrait faire obstacle à l’aménagementsimultané des deux langues officielles du pays ainsi qu’à l’ouverture assuméeau multilinguisme de notre modernité de sujets parlants.
Alors, le « monolinguisme » créole est-ilune utopie ? Dialoguant avec le philosophe Jacques Derrida –auteur,entre autres, de « De la grammatologie » (éditions de Minuit, 1967) et de « Le monolinguisme de l’autre ou la prothèse d’oriǵditionsGalilée, 1996–,Édouard Glissant précise ce qui suit :
« On ne peut plus écrire son paysage ni écriresa propre langue de manière monolingue. Par conséquent, les gens qui, comme parexemple les Américains, les États-Uniens, n’imaginent pas la problématique des langues,n’imaginent même pas le monde. Certains défenseurs du créole sont complètement fermés à cette problématique.Ilsveulent défendre le créole de manière monolingue, à la manière de ceux quiles ont opprimés linguistiquement. Ils héritent de ce monolinguismesectaire et ils défendent leur langue àmon avis d’une mauvaise manière. Ma position sur la question est qu’on nesauvera pas une langue dans un pays en laissant tomber les autres. » (« L’imaginaire des langues : entretienavec É́douard Glissant »,parLise Gauvin. Dans Études françaises L’Amérique entre les langues », volume 28, numéro 2-3, automne–hiver 1992.)
À répéter hors toute analyse crédible et de manière habitudinaire lecliché selon lequel « si le françaisest un butin de guerre, c’est celui d’un groupuscule » en Haïti, et qu’il y a au pays « des francolâtres (…) des francoaphones, ils’agit alors des 95 % qui ne connaissent pas le français, eux qui vivent dansun territoire dit francophone tout en étant privés des bienfaits présumés d’unetelle francophonie », ce cliché revient à enfermer la question linguistiquehaïtienne au périmètre des approximations idéologiques. Il en résulte lanégation complaisante du « droit à la langue », du droit constitutionnelde tous les locuteurs haïtiens à la possession de la langue française par unescolarisation de qualité en phase avec les droits linguistiques de toute lapopulation. Quel en est l’enjeu ?
Le combat multiforme pour la langue créole est une tâche historique–j’en fais le plaidoyer depuis plusieurs années dans mes livres et articles. Enjurilinguistique, le « droit à la langue » nous enseigne que ce combatne doit pas être opposé au français de manière sectaire ni être réduit à uneobtuse et rituelle folklorisation de la langue créole elle-même. Àcontre-courant des approximations et des errements idéologiques, il s’agitaujourd’hui de porter sur les fronts institutionnels, et notamment à l’École dela République, LA VISION DE L’AMENAGEMENT CONCOMITANT DES DEUX LANGUESOFFICIELLES DU PAYS (voir à ce sujet, RobertBerrouët-Oriol, « Plaidoyer pour lacréation d’une Secrétairerie d’État aux droits linguistiques en Haïti »,Le National, 18 et 19 avril 2017). Onmesurera l’impact du futur aménagement simultané de nos deux languesofficielles à l’École de la République en rappelantque « Selon l’Unicef, « Le systèmeéducatif haïtien accueille 2 691 759 élèves dans 15 682 écoles. Alors que lesecteur public reçoit 20% des élèves (538 963) dans 9% des écoles (1 420 écolespubliques), le secteur non public accueille 80% des élèves (2 152 796) dans 91%des écoles (14 262 écoles non publiques » (Unicef : « L’éducationfondamentale pour tous
De manière judicieuse, Verly Sylvestre pointedu doigt « Cemonolinguisme [créole] excommunié de l’incapacité de l’État à lui faire jouerson rôle dans le développement du pays. » Mais il faut aller plus loindans le diagnostic et en tirer les conséquences : « Ce monolinguisme [créole] excommunié »se nourrit de préjugés sociaux tenaces et aveugles ; également, il estalimenté par l’absence quasi totale de leadershipde l’État haïtien en matière d’aménagement linguistique, l’absence de visionarticulée de la question linguistique nationale ainsi que le déni des droitslinguistiques de la totalité de la population.
Le combat multiforme pour la langue créole, une tâche historique : ilfaut le mener sur le terrain institutionnel selon la vision des droitslinguistiques. En clair, c’est précisément cette vision nouvelle etrassembleuse qu’il s’agit de promouvoir dans le corps social haïtien, dans nosinstitutions et parmi les décideurs politique au pays.
Cette vision nouvelleainsi que la configuration des droits linguistiques au pays figurent dansle livre de référence «L’aménagementlinguistique en Haïti: enjeux, défis et propositions »; elles sontrigoureusement conformes à la «Déclaration universelledes droits linguistiques » de 1996. Partant duprincipe que les droits linguistiques sont à la fois individuels et collectifs,qu’ils constituent des droits personnels inaliénables, nous les avonsidentifiés au titre des droits humains fondamentaux. Cette neuve manière deproblématiser la question linguistique haïtienne, à contre-courant del’approche « militantiste » et de l’enfermement identitaire/essentialiste, permet decirconscrire l’aménagement des deux langues officielles du pays sur le terraindes droits citoyens et des obligations de l’État car l’aménagement linguistiqueest en amont une question politique, une intervention planifiée de l’État dans le domainelinguistique (Jacques Maurais : « Politiqueet aménagement linguistiques », Québec, Conseil dela langue française / Paris, Le Robert, 1987). Les notions qui sont au fondement de cette vision sont celles de « patrimoine linguistique bilingue », de « droits linguistiques »droit à la langue »droit à lalangue maternelle » créole, « d’équité des droitslinguistiques », de future « parité statutaire entreles deux langues officielles »didactique convergentecréole-français »politique linguistiqued’État » et de « législationlinguistique contraignante ». Elles doivent régir touteentreprise d’État d’aménagement simultané des deux langues officielles d’Haïti.