Arts et spectacles
MICHELINE LAUDUN DENIS : UNE PROUESSE
DE JOUER GRIEG À 80 ANS !
Par Pierre Clitandre
Port-au-Prince, mai 2017
Le piano àqueue reprend ses titres de gloire. Micheline Laudun Denis a encore des secretsà révéler de cet instrument surtout après son grand succès à La Havane. LaFondation Culturama et ses commanditaires ont joué très fort pour la normalitéde nos spectacles.
Dans le domaine du spectacle en Haïti il s’est passé quelque chose d’inédit.Habitué à du showbiz, le public haïtien depuis quelques années, avec la montéede l’artitifice et de l’outrecuidance, s’est laissé dangereusement piéger parla facilité d’un langage « artitistique » qui a tous les attributs dela modernité urbaine, mais à qui il manque le métier, le travail, la rigueur etla passion. On aura tout dit théoriquement de l’expression du délabrement danstous ses états. Mais, on cache la vérité sous le décor du médiocre et dudéficit d’esthétique.
Le grand gala des 60 ans de carrière au piano de madame Micheline LaudunDenis au Karibe Convention Center ce4 mai 2017 vient mettre un coda à une dérive. Les instances gouvernementalesdevront tenir compte de cette soirée pour se rendre à l’évidence qu’une nouvelleéthique culturelle reprend sa place, après avoir été rudement bousculée parl’imposture pornographique. La question est de savoir si le ministère de laCulture actuel a le sens du timing pour réarticuler une « politiqueculturelle » adaptée à un ordre républicain.
Tout a semblé partir de La Havane. Après avoir brillamment joué avecl’Orchestre philarmonique de Cuba sous la direction avisé du maestro EnriquePerez Mesa, Micheline Laudun Denis a fêté ses 60 ans de carrière avec demultiples amis du monde musical classique haïtien. Après un petit retard d’uneheure, le public en a eu pour ses sentiments de perfection de l’art quand ilatteint des sommets. On peut craindre un retour à «l’embourgeoisement de l’art » et àson manque de diffusion dans une société en manque de repères et devenue déliquescente.Mais, le voyage a Cuba de notre virtuose nationale laisse au public présent auKaribe la forte impression que dans le pays du socialisme culturel l’art occidentalest maitrisé par une jeunesse cubaine qui pense que l’universalité del’expression esthétique est une valeur sûre qui montre que Beethoven, Haendel,Mozart ou Grieg appartiennent à une humanité qui fait, de façon permanente, laquête des grandes qualités déposées en elle.
REMUER LACONSCIENCE D’UNE CLASSE POSSEDANTE
On n’oubliera pas facilement les superbes images de la performance deMicheline Laudun Denis avec l’Orchestre philarmonique national de Cuba. Leconcerto en la mineur de Grieg demande de la vigueur, de la précision, unemémoire vive des notes et des jeux de mains dont l’habilité ne peut peut serésumer que dans les touches sur le clavier. À 81 ans, il faut le faire !Micheline Laudun Denis a réussi le pari d’une jeunesse reconquise. C’est le métier,la technique. Mais en plus de cela, il y a la passion.
L’écrivain Michel Soukar, l’un des présentateurs du programme de la soirée,a parlé de la « spiritualité » dans l’exécution d’œuvresmusicales. Ce qui se dégage de l’échange culturel entre Haïti et Cuba montreque l’art annonce des réalités qui ne sont pas encore palpables aujourd’hui.Alors que « La Révolution cubaine » continue de montrer l’évolutiond’une société autrefois bloquée à une petite minorité occidentalisée sousBatista, l’enjeu de la coopération culturelle entre les deux iles ne peut queremuer la conscience d’une classe possédante haïtienne qui ne peut mettre surpied des structures stables, rivée qu’elle est au comptoir et au matérialismeprimal.
Micheline Laudun Denis est restée une Haïtienne. Chants de la montagne deJustin Elie, si brillamment interprétés, montre son nationalisme, son goût dela « couleur locale » et son amour de la terre natale. Après avoir,comme le ferait Debussy, écouté le rythme de nos mornes auquel il n’a manquéque le mystère trépidant, on en sort avec la tenace intuition que l’art musicalreste encore nostalgique de notre harmonieuse écolologie si mise à mal cesderniers jours.
Heureusement, Nicole St Victor est là, protectrice de nos biens etressources ! La Prière. « Preghiera » de l’italien FulvioSbrighi (1925-2004) est une incantation cosmique qui ne cesse de donnerdes frissons depuis que madame St Victor nous a introduits dans cet univers desons et d’essoufflements qui sont comme une supplication à la Mère Nature.
Les présentateurs du programme Elizabeth Alphonse, Michel Soukar et RaoulDenis Junior n’ont pas eu trop de difficultés à synchroniser leursinterventions un peu trop méthodiques mais adaptées à cette rigueur de solfègedont Raoul Denis, feu propriétaire de La Boîte à musique, a toujours voulu auniveau de la technologie du son. Les témoignages n’ont pas manqué au sujet del’itinéraire de Micheline Laudun Denis : Patrick Audant, Sabine Boissonont révélé des aspects inédits du parcours de madame Denis.
Mais, la musique a repris ses droits durant la soirée. L’extrait de laCantate de Handel de Monette Léopold Alcin, l’Opus 25 de Frédéric Chopin, letroisième mouvement du Concerto en ré majeur de Joseph Haydin (1732-1809) jouépar Jonattan Perry ont reçu des applaudissements soutenus de l’assistance. Ellen’est pas prête d’oublier le duo à deux pianos de Micheline Dalencour et deMicheline Laudun Denis.
L’ensemble des cordes Vibrayiti que dirigeait le jeune Christian Pérodin a aussi joué sa partition durant cette soirée. Exceptionnelle.Certains on regretté l’absence du père David César. Mais, il a été excellemmentremplacé par des maitres d’orchestre qui connaissent leur métier.
Madame Micheline Laudun Denis n’est pas à sa première tournée internationale.L’Organisation des États américains (OEA) l’avait invité pour un concert àWashington qui a eu un grand succès au niveau des Haïtiens de la diaspora. Leprésident Léopold Sédar Senghor l’avait aussi invitée à Dakar. La performance àCuba de la pianiste semble être le couronnement de sa carrière. On ne joue pasGrieg facilement quand on a 81 ans ! Le chef d’Orchestre philarmonique nationalde Cuba est venu au Karibe lui rendre hommage et lui remettre la médaille d’or.Le moment était plein d’émotions entre le Cubain et l’Haïtienne.
Quelle leçon tirer de cette soirée ? Là où les classes possédanteshaïtiennes font encore du bovarysme envers la culture musicale de l’Occident,aucune structure d’apprentissage et de performance n’est mise sur pied et lamusique classique chez nous, en dépit de plusieurs efforts, reste encore,hélas, le privilège d’une petite élite.