L’homme rapaillé desCaraïbes
Recension de
Métaspora. Essai surles patries intimes
de Joël Des Rosiers
Pascal Chevrette
Texte reproduitavec l’aimable autorisation des Cahiers de lecturede L’Action nationale
À première vue, Métaspora est un titre quifait sourciller. Néologisme forgé par le poète québécois d’origine haïtienneJoël Des Rosiers, il recèle de nombreuses significations et s’apparente à «diaspora » ; disons qu’il approfondit l’idée de la dispersion en l’amenant ducôté de l’art et de l’imaginaire.
Les essais, notes de lecture, conférences etentretiens qui composent cet essai original explorent les aspects d’uneesthétique se voulant « transnationale » et « postcoloniale ». Après un texted’introduction où il présente sa notion («Fabriques de la métaspora »), DesRosiers l’applique aux œuvres de plusieurs écrivains, poètes et artistes,principalement originaires des Caraïbes, qui ont tâché, par l’art – par lasublimation – de se guérir des blessures et drames issus d’un passé colonial.
Des Rosiers est un poète prolifique, médecin, psychiatre et aussipsychanalyste. Sa prose, précieuse et élégante, florissante, se nourrit à cestrois racines et allégeances. Ayant étudié en Europe, il réside actuellement auQuébec où il exerce la médecine. C’est un homme de science à l’âme de poète, unpoète qui procède en médecin. Cet heureux mélange se retrouve également au cœurde sa poésie toute habitée par le symbolisme des plantes, les souvenirs et lacélébration de la vie. Dans un entretien passionnant (« Brûlerie Saint-Denis»), on y apprend également que Des Rosiers a contribué à l’inscription duconcept d’écriture migrante dans le champ littéraire québécois. Sa métasporaachève ainsi une réflexion sur le travail intime de la culture que provoquel’expérience de l’exil et de la migration.
Les divers textes de son Essai sur les patries intimesconstituent donc un vaste commentaire de sa vision esthétique. Dans un superbetexte d’introduction, « Élégies », Des Rosiers interroge la figure emblématiquede l’arrière-grand-père, le général Alix Olivier, pour comprendre sa «filiation douloureuse » à l’univers colonial haïtien. Tout en commentant lesœuvres d’écrivains issus de la créolité (Lautréamont, entre autres, né enUruguay) ou encore en explorant la sensibilité du poète Saint-John-Perse, DesRosiers ouvre nos horizons sur l’espace littéraire caribéen. Se faire sa propreinterprétation de soi, être « le contemporain de soi-même », tel semble êtreson mantra. Une « Oraison pour Édouard Glissant », des références à AiméCésaire, des écrits sur Frantz Fanon, permettent également de mieux comprendreses nourritures intellectuelles. Le livre est construit en 3 parties : «Esthétique et littérature de la métaspora », « Dialogues » et « Modes defabrique et autres applications ».
Du déracinement
L’expression « patries intimes » n’est pas qu’un jeude mots de psychanalyste. Elle est empruntée à l’écrivain argentin Jorge LuisBorges qui parlait ainsi de Genève, mais on la retrouve également chez le poètemédecin québécois Nérée Beauchemin. La patrie intime, c’est le nouveau point dedépart de l’exilé, du déraciné ; c’est une aventure dans des territoires, despaysages, objets d’espoir et de désir. Dans un essai précédent, Théoriescaraïbes, Des Rosiers écrivait cette idée aux accents étrangement mironiens: « Le véritable lieu de naissance est celui où l’on a porté, pour la premièrefois, un regard d’étranger sur soi-même : mes premières patries ont été desterres étrangères. J’ai aimé ces rapports étrangement élusifs, étrangementintimes qui existent entre un homme et des terres chaudes dont il est dépossédépour miser ses efforts sur des terres promises, désormais objet de son désir. »L’un des chocs de Miron n’avait-il pas été de se sentir étranger en son proprepays ? Son premier effort de poète – et Des Rosiers le rappelle dans « BrûlerieSt-Denis » – a été de se reconquérir dans l’intimité, en explorant l’amour etses « pâturages », ses territoires, pour s’ouvrir par la suite à des horizonsplus larges, politiques, sociaux, culturels, identitaires. Chez Miron, siengagement il y a, il s’adjoint à ses chants d’amour. Malgré les différencesd’époques et d’idéologies, la démarche de Des Rosiers semble répondre à la mêmeénergie, au même vitalisme.
Alors que généralement le membre d’une diaspora se pense à l’aune de lapatrie quittée (sous le mode de l’exil, comme Ulysse sur les mers), est «métasporique » celui qui, bien au contraire, embrasse « la perversion digitalede la nostalgie » – telle est l’expression de Des Rosiers – pour voir plus large,transcender le récit de ses origines, naître à lui-même dans le mélangeartistique des références, des lieux parcourus et des cultures rencontrées.Mélange, métissage, hybridité, créolité sont des maîtres-mots pour entrer danscet univers.
Évidemment, une telle pensée cherche à se proposer comme réponse auxbouleversements provoqués par la mondialisation des cultures et auxproblématiques identitaires générées par les phénomènes de l’immigration et del’intégration culturelle : « Les flux migratoires et la superposition deshistoires ont largement contribué à déstabiliser les identités, ont engendréune pluralité et une diversité de mémoires, de perceptions et d’imaginairescollectifs dont le choc et les entrelacs ont produit des effets inédits quej’appelle métaspora. » En étudiant ces effets dans l’art, Des Rosiers poursuitson idée en affirmant plus loin que « le paradoxe de la globalisation, par lesrésistances à la dilution culturelle et à l’homogénéisation, favorise le retourau local, à l’intime, dans une démarche progressive de conquête de l’autre ensoi. » Nous ne sommes plus dans le paradigme de la décolonisation ou de luttecontre l’aliénation. L’affirmation identitaire s’effectue, selon sa logique, unpeu comme la photosynthèse, en incorporant l’autre culture. Résulte du constatde ces expériences de déracinement, un engagement dans l’art et dans le travailde la culture. La littérature apparaît comme le parangon d’un processus deguérison : le littéraire rejoint ici le médecin, comme dans l’œuvre del’écrivain portugais Antonio Lobo Antunes que commente Des Rosiers, comme chezJacques Ferron, qu’il évoque.
Des trajectoires fulgurantes
Nombreux sont les cas d’artistes et écrivainscouverts par Des Rosiers : Saint-John Perse, Lautréamont et Antunes, mais aussila romancière guadeloupéenne Maryse Condé, l’écrivaine Marie NDiaye, le rappeurWyclef Jean. La méconnaissance de certaines des figures abordées par DesRosiers prive malheureusement le lecteur néophyte d’une pleine saisie de sesétudes. Certaines incursions permettent néanmoins de belles découvertes, commec’est le cas de l’artiste kenyane Wangechi Mutu et du parcours « métasporique »de Wyclef Jean, des poètes Frankétienne et Magloire St-Aude.
Par leurs arts, tous recherchent « la réparation de séquelles invisiblesde l’héritage colonial ». Ce sont des odyssées intimes, où le drame est une «condition de l’art ». Chacun témoigne de sa trajectoire. Dans chaque cas, lepassé ne fige pas l’identité. Le poète René Char écrivait que « notre naissancen’est précédé d’aucun testament » : un vers qui s’applique à merveille à lapensée de Des Rosiers.
Dans le portrait introductif de son arrière-grand-père, dont latrajectoire coïncide avec les révolutions d’Haïti et les combats pour laliberté de l’ère coloniale, Des Rosiers scrute, interroge et interprète unephoto de l’aïeul qui lui révèle cet héritage non-écrit à partir duquel ilélabore, « métasporiquement », les propres aspects de son identité. Une identitéqui ne s’inscrit pas dans le socle d’une tradition ou une reprise du même, maisqui se définit dans une démarche créative. Nous n’avons donc pas affaire à unregard blessé jeté sur la patrie abandonnée et idéalisée, mais bien tourné versl’avant. C’est, en quelque sorte, l’art de la trajectoire et la courbe dudestin que poursuit Des Rosiers, qui semble encourager une façon de travaillerle monde à partir de ses déterminations, sans verser dans la nostalgie. Ilparle de « multiples allégeances » et de « mouvement de camouflage » : laculture lui entre par les pores de la peau. Dans un texte révélateur («L’Afrique invisible »), Des Rosiers tâche de surmonter les obstacles à cettedémarche en analysant à l’aide des outils de la psychanalyse les origines etles pièges du racisme et de l’esclavagisme.
Du ré-enracinement
En novembre 2011,Des Rosiers reçoit le prix du Québec Athanase-David. Dans son discours deréception, « Gouverneur de l’hiver », il confie : « Le Québec est le lieu qui aaccueilli ma famille, égarée par la terreur de l’Histoire, le lieu de lablessure guérie, le pays dans lequel je travaille, mon territoire de vivre. »
En inventant le motet en écrivant sur la métaspora, Des Rosiers me semble rechercher avant tout àmettre un mot sur une sensibilité et un état d’âme, un processus d’implantationet de lente assimilation d’une culture autre et ce, bien plus qu’il nes’attarde à définir un concept. Au fil de la lecture, on ressent à l’occasionun flou autour de l’idée de métaspora, comme si les significationss’accumulaient et empêchaient d’en avoir une vue nette : le concept gagneraitpar moment à être mieux synthétisé. L’essayiste est définitivement plus prochedu poète que du théoricien.
Sa métaspora se veuttransnationale, postcoloniale ; Des Rosiers la présente à la fois comme uneexploration de la langue, comme un « triomphe de la langue intime », comme unerecherche esthétique, comme un engagement dans l’art. Sa pensée estcombinatoire, elle est postmoderne, aux carrefours des cultures, créole ; sonéthique face à l’altérité oppose à l’identité fixe les relations, lesrencontres, la corporéité, le mouvement. Ouf ! Sous sa plume, rappelons-le :florissante, les adjectifs fusent : « postapocalyptique », « sporadique », «nomade ». Le résultat a de quoi, par moment, laissé confus.
Alors, que retirer d’une telle lecture ? Pouréclairer le futur lecteur de cet essai sur les patries intimes, une imagesimple et évocatrice suffit pour comprendre cette sensibilité d’exil et la formequ’emprunte la prose somptueuse de Des Rosiers : la plante. Du végétal. Desfleurs, des spores. C’est la clef que révèle la magnifique image de la pagecouverture intitulée Le Noble Savage, créée par l’artiste africaineWangechi Mutu. Ce leitmotiv au cœur de l’œuvre de Des Rosiers seretrouve dans ses titres de recueil de poésie : Gaïac et Vétiver(des plantes des Cayes, où il est né), Savanes, qui rappelle lespaysages laissés en arrière. L’homme a vécu l’épreuve du déracinement et ilvit, retransplanté, le ré-enracinement, dans une autre culture, un autreterroir. C’est la plante qui conserve en elle des éléments du terreau dont onl’a extraite et qui assimile ceux d’un autre. Un lent et patient travail dematuration ; le corps rejoint l’âme ; la médecine rejoint la littérature, lesdeux guérissent ; les sens stimulent la parole et le verbe.
Cet axe de lecture est central : c’est à travers cette métaphoreélémentaire que les textes de cet essai se révèlent pleinement significatifs.En une époque de globalisation qui en appelle peut-être à réinterroger le rôledu local dans le monde, où les intimités sont bousculées, où la questioncomplexe de l’intégration culturelle suscite problématiques et interrogations,la métaspora de Des Rosiers est peut-être le geste d’un poète qui tente depenser une nouvelle étape à franchir dans les interactions entre les cultures.Il ne faut pas oublier que Gaston Miron se parlait et se vivait aussi autravers de plantes et de végétaux : « fardoches » et « claytonies de mai »ponctuent des vers de celui qui veut nommer « les maladies de la tourbe et del’être » qui l’accablent, de celui qui cherche « les fleurs avancées du monde». En un certain sens, Des Rosiers est un homme rapaillé qui, comme Miron,célèbre l’amour, la liberté, la vie et sa place au monde.
Pascal Chevrette
Professeur delettres
Critique etessayiste
Source : Les Cahiers de lecturede L’Action nationale, Volume 9, numéro 2, printemps 2015