C’est avec mains qu’on fait chansons
ParFrédéric Thomas
Paru sur Dissidences,juin 2015
Reproduit en janvier 2017
C’estavec mains qu’on fait chansons
Poésie
Montreuil, éditions Le Temps des cerises
Collection « Vivre en poésie », 2015, 103 pages, 10 €.
Les Lettres haïtiennes sont à l’honneur, avec la nominationrécente de l’écrivain Dany Laferrière – auteur notamment de Comment fairel’amour avec un nègre sans se fatiguer (1999, Serpent à plumes) –, àl’Académie française. Mais il ne s’agit ni de sauver la culture ni de croireque Haïti sera sauvé par la (sa) culture. Et Dany Laferrière d’évoquer, lors deson discours de réception à l’Académie, la mémoire du poète haïtien EdmondLaforest, qui, en 1915, pour protester contre l’occupation américaine de sonpays, est mort en dandy résistant : en se noyant dans sa piscine avec undictionnaire Larousse au cou. Ce geste à la fois de rage et dérisoire trouve unécho dans le recueil de poèmes de Lyonel Trouillot publié au Temps des cerises.Couvrant une période de 30 ans, il s’ouvre paradoxalement sur Il n’y a plusde poème, comme pour mieux souligner la fragilité, l’incongruité, maisaussi l’enjeu de cette poésie.
« Mais l’arbre est trop sec pour le poids d’un pendu
Ou trop triste
Ou trop vieux,
Et pourquoi l’homme demanderait-il à l’arbre de
signer sa défaite (p. 10)
J’ai donné en cadeau mon désir de poème
À ceux que j’ai aimés et qui ne sont plus (p. 10)
Une écriture qui se donne et se mesure aux adieux, emportant etretenant à la fois les lieux, les choses et les êtres, qui ne sont plus, lesréinvestissant d’un amour et d’un dernier éclat :
« Que ne donnerais-je
pour que l’amandier soit toujours là
pour que la cour soit toujours là.
Toutes les choses de ce temps sont parties,
sauf la musique, sauf tes mains distribuant des promesses et desaquarelles,
sauf ta voix qui chante: « un jour, le ciel serabeau » » (p. 30).
Poèmes d’amour, de mémoire, de colère et d’occasion « quiportent leurs blessures comme une chanson secrète » (p. 18). Dans un pays,qui a pu être qualifié de « République des ONG », où, depuis 2004,sont présents les casques bleus de la Mission des nations unies pour lastabilisation de Haïti (Minustah), Laferrière et Trouillot, dans leurs analysescomme dans leurs fictions, ne font pas l’économie de l’histoire du pays, depuissa guerre de libération – première République d’esclaves noirs libérés –jusqu’à la mise sous tutelle actuelle. Un poème comme Adieu l’ami,dédicacé « Aux employés de la Minustah et des ONG », mériterait d’êtrelu et médité ; oblige en tous les cas tous les acteurs de la coopération et dela « communauté internationale » à s’y confronter, à y répondre parautre chose que leur débauche de « bonne volonté » :
« Ma lettre sera brève : je veux que tu t’en ailles. Avectes ONG, tes uniformes, ta bonne et ta mauvaise conscience, tes experts etapprentis, tes lettres de mission et tes prises de risque, ton étrange art devivre qui pleure sur moi le matin en concluant que ton aide est nécessaire à masurvie et fait la fête le soir à the view, au quartier latin…
Tu sais, je suis venu à fond de cale, j’ai survécu. On m’ainventé des dettes que j’ai payées, j’ai survécu. On a assassiné mes frères :Péralte, Alexis, beaucoup d’autres. J’ai salué leur légende et pleuré leurabsence, et j’ai survécu. La terre a tremblé et la ville s’est couchée sur moi.Sous des tentes et des hangars, j’ai survécu.
Aujourd’hui mon vœu est que tu m’aimes moins, ou assez pourpartir. Il sera temps pour toi de revenir. En ami.
Quand j’aurai retrouvé le droit de décider d’un Noël à maconvenance. Et des couleurs du Nouvel An. Reviens-moi en ami et nous ferons lafête » (p. 14).
La poésie donne rendez-vous en cette année vraiment nouvelle, oùle droit et la liberté reviendront aux Haïtiens, et, avec eux, les amis, leslieux éteints, les êtres aimés et qui ne sont plus. Écrire devient alors« le pari du failli » (p. 101), mais qui demeure pari, voire promessede retrouver ce morceau de lune égaré et d’atteindre ce point où « il n’y eutplus d’ordre des choses » (p. 85).