Quand commet-on des fautes en kreyòl ?
(2èmepartie)
ar Hugues Saint-Fort
New York, novembre 2016
La notion de faute en grammaire relève d’une attitudelinguistique qui s’appuie sur un jugement social porté sur des productionslinguistiques considérées comme incorrectes ou impures. C’est une notionambiguë quand on aborde les questions de langue et il serait utile de laremplacer par une autre expression, par exemple, l’expression « écartpar rapport à la norme ». Mais, qu’est-ce qu’une norme linguistique ?Existe-t-elle dans les langues créoles en général et dans le créole haïtien(kreyòl) en particulier ?
« La norme fonctionne comme un système d’instructionsdéfinissant les formes à choisir pour modèles, et celles dont l’usage estprohibé …La sanction du non-respect de la norme est la faute, marquée parl’opprobre social » (Arrivé, Gadet, Galmiche, 1986 : 424). Dansla mesure où coexistent deux langues (le kreyòl et le français) qui separtagent le répertoire linguistique haïtien – même si ces deux langues sontréparties fort inégalement dans la production linguistique courante dans lasociété – l’attitude normative héritée de la tradition grammaticale françaisereste solidement présente dans la conscience linguistique des locuteursfrancophones haïtiens. Mais, on ne peut pas dire que cette attitudenormative s’est installée dans la conscience linguistique des locuteurscréolophones. La plupart des langues européennes (français, anglais, espagnol,allemand, italien…) ont hérité d’une longue tradition prescriptive venant dulatin et continuent à la maintenir. Dans la mesure où le créole haïtien a prisnaissance et s’est développé dans des conditions historiques etsociolinguistiques particulières (colonisation, esclavage), les locuteurscréolophones haïtiens n’ont pas subi les contraintes normatives courantes dansla pratique pédagogique française, basée sur « l’apprentissage de lacorrection grammaticale et l’élimination des fautes de français, c’est-à-diredes usages prohibés (Fuchs 2013). Par exemple, la tradition du purisme est trèsfaible sinon inexistante en kreyòl. Le seul domaine où s’est installée une normestandard en kreyòl reste l’orthographe. Il existe en effet depuis le mois dejanvier 1980 une graphie officielle du créole haïtien (kreyòl) d’après undécret publié par l’état haïtien. Cependant, cela n’empêche pas un certainnombre de locuteurs haïtiens de se passer des règles établies pour unestandardisation de l’orthographe kreyòl et continuer à écrire cette languecomme bon leur semble et dans l’incohérence la plus totale.
Le concept le plus important dans la réflexion linguistiquesur cette question de la norme est celui de grammaticalité. Lagrammaticalité se définit comme la conformité d’une phrase aux règles définiespar la grammaire spécifique d’une langue. « Il s’agit avant tout d’uneappréciation intuitive que tout locuteur est capable de formuler, en vertu d’unsavoir intériorisé (capacités, dispositions, aptitudes) qu’il partage avec lesautres locuteurs de sa langue, à savoir la compétence linguistique. »(Arrivé, Gadet, Galmiche, 1986 : 308).
Soit les énoncés suivants :
*Ki sa nou pa mache vit ?
*Mari te ta fin manje diri a.
Tout locuteur créolophone haïtien reconnaitra qu’ils ne sont conformes ni aux règles de formation d’une phrase interrogative typiquecréole (énoncé 1 qui nécessite l’emploi de pou devant ki sa) ; niaux règles de formation d’une phrase constituée par certaines combinaisons demarqueurs verbaux (énoncé 2 où te et ta sont mutuellementexclusifs). Ce locuteur créolophone haïtien rejettera donc ces deuxénoncés comme agrammaticaux car ils ne peuvent pas être produits par les règlesde la grammaire du kreyòl. Dans ces deux énoncés, l’agrammaticalité estindiquée par l’astérisque antéposé.
Il ne faut pas confondre les décisions de grammaticalitéd’une phrase avec le « sens » de cette phrase. Une phrase peut êtregrammaticale sans pour autant comporter de sens. Par exemple, cette phrase« Kachiman san po manje ke makak toutouni » est une phrase quine véhicule pas de sens en kreyòl mais elle est tout à fait grammaticale avecson syntagme nominal (kachiman san po) précédant un syntagme verbal (manjeke makak toutouni). Tout locuteur natif du kreyòl validera sonacceptabilité car elle satisfait aux règles du système de la grammaire dukreyòl. Signalons que cet emploi du terme « grammatical » ne comporteaucun jugement de valeur sociale et se base uniquement sur la conformité decette phrase aux règles définies par la grammaire de la langue kreyòl.
Donc, quand commet-on des fautes en kreyòl ? Pour qu’ily ait fautes en kreyòl, il doit y avoir des règles normatives et une traditionprescriptive dans la communauté sociolinguistique haïtienne. Malheureusement,ces instances ne sont pas encore solidement inscrites dans le corpssociolinguistique haïtien et beaucoup de locuteurs haïtiens en ont pleinementconscience. Est-il souhaitable d’avoir des règles normatives dans la communautélinguistique haïtienne ? Difficile question à laquelle il est difficile detrouver une réponse satisfaisante. La création récente de l’Académie de lalangue kreyòl peut-elle aider dans ce sens ? Oui, si cette Académie metsur pied un travail qui rejoint des dispositions instituées par une politiquelinguistique qu’on ne voit pas encore venir.
Peut-on donc dire n’importe quoi en kreyòl ? Est-ilvrai que, selon l’expression bien connue, sur le plan de la langue, « toutvoum se do » ? Bien sûr que non. Tout locuteur haïtien sait qu’onne peut pas dire par exemple « Mwen diri renmen ak dyondyon »parce que ce n’est pas une phrase grammaticale et qu’on doit dire « Mwenrenmen diri ak dyondyon » parce que seulement cette dernière estgrammaticale. C’est elle qui est conforme aux règles de la grammaire kreyòl. Lanotion de « faute », produit arbitraire de la grammaire prescriptive,est considérée ici dans une perspective linguistique et remplacée par leconcept de « grammaticalité ».
Références citées :
Arrivé, M., Gadet, F., Galmiche, M. (1986) : Lagrammaire d’aujourd’hui. Paris : Flammarion.
Fuchs, Catherine (2013) :Encyclopaedia-Universals. Publié le mercredi 10 juillet 2013.