Le refoulement des languesofficielles d’Haïti
dans une grande conférencecaraïbéenne
Par Robert Berrouët-Oriol
Publié dans Le National, Port-au-Prince, 27 juin 2016
41e conférence annuelle del’Association des études de la Caraïbe (CaribbeanStudies Association) a eu lieu du6 au 11 juin 2016 à Port-au-Prince. Elle a rassemblé au fil de 300 thématiques des universitaires « de haut calibre [venus] discuter (…) des questions relatives auxmouvements globaux caribéens, peuples, idées, culture, arts et développementdurable » (Le Nouvelliste, 9 juin 2016). Plusieursobservateurs, étonnés sinon dubitatifs, ont noté que cette conférence –àlaquelle ont participé trop peu d’universitaires haïtiens travaillant enHaïti–, a donné lieu à un curieux concert d’instruments à vent au motifqu’Haïti, drapée dans sa glorieuse Histoire et forgeron d’un improbable « exceptionnalisme » culturel, auraitde singulières lumières à apporter à l’ensemble de la Caraïbe au parvisconvulsif du 21e siècle… Ainsi,pour Carole Boyce Daviesprésidente de la Caribbean Studies Associationnous considérons le travailuniversitaire et intellectuel haïtien comme la clé pour comprendre la Caraïbetoute entière, la diaspora africaine, les Amériques et le reste du mondeLe Nouvelliste, 8 juin 2016).
Pourtant laconfiguration positive et constructive de la rencontre avait dès le départ été miseen perspective par Carole BoyceDavies: « Cette conférence jettera les bases d’une rencontre transdisciplinaireet translinguistique qui renforcera l’intégration intellectuelle desdifférentes zones linguistiques et spatiales des Caraïbes » (Le National, 2 juin 2016).
Tous ceux quis’intéressent à la fameuse « question linguistique » en Haïtidevraient se réjouir qu’une si importante conférence universitaire puisse vouloir contribuer à jeter« (…) les bases d’une rencontretransdisciplinaire et translinguistique »(« translinguistique », c’est moi qui souligne ce terme). Cetteperspective se veut inclusive mais « l’intégrationintellectuelle des différentes zones linguistiques et spatiales desCaraïbes » implique, en amont, de la situer dans l’éclairage du« droit à la langue» pour modéliser les communicationsinstitutionnelles en Haïti et assurer l’efficience de la transmission et de lareproduction des savoirs.
La réalité desfaits nous enseigne toutefois que si 41e conférence annuelle del’Association des études de la Caraïbe a été un succès « transdisciplinaire »dont on saura, si nécessaire, mesurer les retombées, elle n’a nullement été« translinguistique ». Car elle ne visait pas « l’intégration intellectuelle » desjeunes francocréolophones quiaujourd’hui effectuent des études universitaires en Haïti. Au bilan, cettegrande rencontre internationale, dont la langue principale de communicationétait l’anglais, a laissé très peu de place aux deux langues officielles dupays comme l’a précisé la sociologue MyrlandePierre :
« Myrlande Pierre a [interpellé]l’accessibilité de la communication. Elle critique le fait que les deux languesofficielles d’Haïti, le créole et le français, ont été négligées dans lesdiverses présentations des ateliers notamment. (…) un effort additionnel auraitdû être fait (…) pour respecter les langues officielles du pays hôte de laconférence (…). Il est donc impératif, à ses yeux, que les langues d’usage dupays soient davantage prises en compte en mettant à contribution, par exemple,tous les moyens technologiques, de traduction simultanée. « Cela auraitfacilité une participation plus équitable en créole et en français, carl’anglais a nettement prédominé et occupé les espaces de discussion dans lecadre de la conférence », a-t-elle déploré. » (LeNouvelliste, 13 juin 2016)
Plusieurs enseignements peuvent être tirés desremarques pertinentes de Myrlande Pierre, sociologue, chercheure associée auCentre de recherche en immigration, ethnicité et citoyenneté de l’Université duQuébec à Montréal. En tout premierlieu, l’État haïtien, démissionnaire, n’a aucun contrôle sur l’espace des transactions linguistiquespubliques au pays. Depuis la promulgation de la Constitution de 1987, il acréé une Secrétairerie d’État à l’alphabétisation dont le bilan, très maigreaux plans qualitatif, méthodologique et quantitatif, accompagne le délitementde sa mission. Récemment, l’État s’est vu imposer dans ses marges ensabléessinon dans son dos l’établissement d’une petite ONG dénommée Académie créoledépourvue des attributions, des provisionslégales contraignantes et du pouvoir d’aménagement concomitant de nos deuxlangues officielles. Claustrale et aphone, cette petite ONG para-étatique n’aaucun impact mesurable sur la vie des langues en Haïti, comme d’ailleurs c’estle cas de la Faculté de linguistique appliquée de l’Université d’État qui, de1978 à nos jours, n’a pas su conceptualiser un seul énoncé de politiquelinguistique nationale et encore moins produire des instruments scientifiquesde modélisation en didactique du créole.
En second lieu, l’État haïtien –à nier les droitslinguistiques de la population–, ne valorise pas les langues de communication institutionnelle au pays. Dans un paysoù la souveraineté nationale s’apparente souvent aux mimiques d’un ventriloque,n’importe quelle institution, nationale ou internationale, peut organiser uncolloque en Haïti et imposer l’usage de l’arabe ou du japonais comme langueprincipale de communication au détriment du créole et du français sans que celane soulève l’ombre d’un questionnement… S’il est avéré que les membres de laCaribbean StudiesAssociationutilisent couramment l’anglais comme langue de travail dans leurs paysrespectifs, il est aussi attesté que plusieurs conférenciers d’originehaïtienne de ce regroupement sont créolophones et ont une relative compétenceen français. En contexte, le problème de fond est celui du respect droitslinguistiques des locuteursvivant en Haïti ; celui aussi du respectet de l’opérationnalité des deuxlangues officielles d’Haïti lors d’une conférence institutionnelle ayant lieusur le territoire national. Mais ce problème de fond n’a pas causé d’insomnieau nouveau recteur de l’Université d’État d’Haïti, Fritz Deshommes, membre fondateur de l’Académie créole, qui, le cœur léger, « a précisé [au Nouvelliste] que l’UEH était au cœur de l’organisation dela conférence. L’UEH était la seule université haïtienne membre du comitéd’organisation » (Le Nouvelliste, 13 juin 2016). L’accessibilité dela communication dans les deux langues officielles du pays n’a pas constitué une obligation pour les organisateurs de la 41e conférence annuelle del’Association des études de la Caraïbe, jusques et y compris à l’Universitéd’État d’Haïti qui est une institution fondatrice de l’Académie créole
En troisièmelieu, dans l’espace des transactions linguistiquesinter-institutionnelles, il est possible de mettre en œuvre un cadre réglementaire de fonctionnement linguistique guidé par lesexigences du « droit à la langue », du « droit à la langue maternelle » et de l’« équité des droits linguistiques ». Sans perdre de vue qu’il devra être arrimé à une future loid’aménagement de nos deux langues officielles, ce cadre réglementaire prendraiten compte les paramètres de la communication interne entre les institutions etles locuteurs participant à une même activité en donnant la priorité àl’emploi obligatoire de nos deux langues officielles ; ce cadrefixerait aussi les modalités de l’emploi des langues sœurs régionales, enparticulier l’anglais et l’espagnol. L’Université du Québec à Montréal a biencompris l’importance d’un tel cadre réglementaire lorsqu’elle a édicté sapolitique linguistique interne :
Article 12 : Diffusion de la recherche et de la création
L’UQÀM encourage fortement les (…)professeurs et les (…) chercheurs qui communiquent leur expertise sur la scènepublique, soit oralement, soit par écrit, à diffuser les résultats de leurstravaux prioritairement en français et, lorsqu’ils publient ou communiquentdans une langue autre que le français, à accompagner leur texte d’un résumésubstantiel en français. L’Université offre un soutien spécifique à ladiffusion du savoir en langue française. (Source : UQÀM,Secrétariat desinstances – Politique linguistique
Qu’enconclure ? Il est impératif que l’État, l’Université et la société civiles’approprient une vision rassembleuse des droits linguistiquesen Haïti. Ces droits sont assortisd’obligations et de responsabilités au cœur de l’aménagement futur des deux languesofficielles d’Haïti. Les obligations s’appliquent aussi à l’organisation et aufonctionnement de colloques nationaux et internationaux devant respecter lesdroits linguistiques des locuteurs unilingues créolophones et des locuteursbilingues créole français vivant au pays. Seule l’effectivité des droitslinguistiques de tous les locuteurshaïtienspeut garantir l’accessibilitéde la communication dans les deux langues officielles du pays. Unificatrice,cette vision permettra de modéliser les communications institutionnelles en Haïti et d’assurer l’efficience de latransmission et de la reproduction des savoirs. C’est pour cela que les linguistes,en haute clarté, accompagnent l’État qui a l’obligation d’élaborer et de mettre en œuvre la premièrepolitique nationale d’aménagement linguistique issue de la Constitution de1987.
NOTES
Sur lesnotions de « droitslinguistiques », de « droità la langue », de « droità la langue maternelle » et d’« équité des droits linguistiques », consulter notre livre de référence : Berrouët-Oriol,R., D., Cothière, R., Fournier, H., Saint-Fort (2011) : L’aménagementlinguistique en Haïti : enjeux, défis et propositions. Éditions du Cidihcaet Éditions de l’Université d’État d’Haïti.
Textelié : Robert Berrouët-Oriol (2014) : Plaidoyerpour une éthique et une culture des droits linguistiques en Haïti Éditions duCidihca, Montréal, et Centre œcuménique des droits humains,Port-au-Prince ; voiraussi Lyonel Trouillot : « On peut habiter le bilinguisme sans tragédie», SwissInfo.ch, 16juin 2010.