Réflexionssur un article de feu le professeur
Roger Gaillard
Par HuguesSaint-Fort
NewYork, mai 2016
RogerGaillard
L’articleque j’ai le plaisir de partager aujourd’hui avec mes lecteurs des forums m’aété transmis par un collègue et ami qui vivait à l’époque en Haïti. C’est letexte d’une conférence prononcée par Roger Gaillard le 19 juillet 1974 etintitulée « Notions sur le français haïtien » [Texteà lire au format Pdf à la suite de cet article]. Roger Gaillard a été une personnalité littérairede premier plan en Haïti (historien, critique littéraire, et intellectuelpublic), mais n’a pas reçu de formation en linguistique. Son texte s’en ressentd’ailleurs à travers les caractéristiques et définitions qu’il donne du « françaisstandard ». Il confond par exemple le français de France et le « françaisstandard » quand il écrit… « Je ne parleraiqu’occasionnellement du français de France, ou français standard. ».Il est évident pour le linguiste que je suis que ce qu’on appelle« français standard » ne saurait être confondu avec le« français de France » qui, affirme Roger Gaillard, « n’estque le français de Paris »
Rappelonsque le standard « est une construction discursive sur l’homogène. Dèslors qu’il y a standard, les autres variétés sont dévaluées, parce qu’il occupeune position publique dans les activités élaborées jouissant de prestigesocial, culturel et politique » (Françoise Gadet 2003 : 18). Cesformes et ces variétés sont alors considérées comme « non-standard ».
EnFrance, le « français standard » cohabite avec des variétés moinsprestigieuses, ordinaires, populaires, relâchées. A la décharge du professeurGaillard, il faut tout de même signaler qu’à l’époque où il écrivait saconférence (1974), la recherche sociolinguistique française ne bénéficiait pasdes avancées énormes dont elle jouit aujourd’hui. Cependant, il y avait tout demême à l’époque les recherches du sociolinguiste Einar Haugen (1972).
Dans sontexte, Roger Gaillard se propose de définir le « françaishaïtien » qu’il distingue soigneusement du « français deFrance » par sa phonologie, son lexique, et sa syntaxe Pour Gaillard, (…) « Nous tous, usagers du françaisdans cette ile, nous l’utilisons avec une intonation, une articulation, unetranche de vocabulaire, des tournures syntaxiques qui nous sont absolument propres… ».
Ilrelève et explique trois niveaux dans l’usage de ce « françaishaïtien » parlé à l’intérieur de la population francophonehaïtienne : le niveau du français haïtien soigné, le niveau du françaishaïtien relâché, ou ordinaire, ou courant, et le niveau du françaisdélibérément créolisé. Signalons que Gaillard se démarquecomplètement de toute attitude péjorative quand il parle de « françaishaïtien ».
L’analysede Gaillard est une tentative d’analyse marxiste de la situationsociolinguistique haïtienne. Pour lui, les classes sociales en Haïti serépartissent en trois catégories : 1. Une bourgeoisie urbaine etrurale ; 2. Une moyenne bourgeoisie ; 3. Des « habitants »pauvres, ouvriers agricoles, artisans et ouvriers des villes. Gaillard associeles pratiques linguistiques haïtiennes à une appartenance sociale particulière.La majorité des membres de la troisième catégorie, selon Gaillard, sont desunilingues créoles. Mais, ils désirent en général que leurs enfants apprennentle français ; qu’ils aillent à l’école en français car cette langue« assure une promotion économique et sociale rapide…»
L’autrebout du continuum est constitué selon Gaillard par la grande bourgeoisie. Cettecatégorie est représentée, dans les villes, « par les gros brasseursd’affaires, les grands de la finance (emprunts, borlettes, banques), les grosnégociants à l’import-export, et quelques Haïtiens associés à de groscapitalistes de l’industrie étrangère, spécialement américaine. L’ensemble dece groupe dominant, dans nos cités, est étranger. »
Gaillardsoutient que « la langue de travail (c’est Gaillardqui souligne) de cette bourgeoisie urbaine est évidemment l’anglais. Salangue de rencontre, (c’est Gaillard qui souligne) de réunion, dediscussion, avec des chefs d’administration ou d’autres hommes d’affaireshaïtiens, est encore l’anglais ; ou un français profondément altéréd’anglais, spécialement dans le vocabulaire. Sa langue mondaine est unfrançais très anglicisé, l’arabe, ou carrément le créole. En général,cette mince couche de la population ne parle pas le français de façonconstante, évite de le parler, et souvent le traite avec dédain. Quant auxbourgeois de la campagne, aux « hobereaux » ou « dons »,ils utilisent fondamentalement le créole dans leurs rapports avec leursfermiers, avec leurs salariés, et souvent le « français haïtien »dans le cercle de leur intimité. »
Entreces deux extrêmes que Gaillard décrit se trouve ce qu’il appelle «lescouches de la moyenne bourgeoisie ». Selon lui, elle est formée de deuxgroupes, une couche ancienne, traditionnelle « constituée d’éducateurs, de‘professionnels’, de fonctionnaires, d’employés de maisons de commerce et decompagnies étrangères, formée jusqu’à tout récemment de mulâtres surtout etd’une minorité de noirs des grandes villes et des bourgs (commerçants,spéculateurs, armateurs, avocats, éducateurs) ; et une couche plus récente.Selon Gaillard, cette couche est formée d’éléments nouveaux, venus del’authentique peuple haïtien créolisant.
Monévaluation de ce texte de Roger Gaillard reste assez mitigée. Sur le planstrictement (socio) linguistique, il y a beaucoup qui laisse à désirer. Voulantfaire un travail de sociologie de langage ou de sociolinguistique, il n’acependant conduit aucune enquête de terrain pour asseoir ses affirmations à uneépoque où c’était presque devenu la règle, surtout en Amérique du Nord, même sice n’était pas tout à fait le cas dans la recherche francophone. On sait quedeux approches prédominent dans les recherches consacrées à lasociolinguistique : une démarche qui s’attache à étudier les aspectsstrictement linguistiques du corps social, et une autre qui analyse lesphénomènes linguistiques dans leurs relations avec des variables sociales. Letexte de Gaillard demeure toutefois un travail fondamentalement littéraire,malgré certaines intuitions bien venues.
Il y acependant un autre aspect qui émerge du texte de Gaillard : l’aspectnationaliste pris dans son sens historique mais non idéologique. Gaillards’attache constamment à mettre en valeur l’identité culturelle et linguistiquede la nation haïtienne malgré les tentatives de certaines forces dominantes dediminuer et de réduire notre originalité. Nous ne saurions passer sous silencecependant l’association que fait Gaillard entre la grande bourgeoisie haïtienneet l’usage de l’anglais utilisé comme langue de travail, langue de rencontre,de réunion, de discussion, avec des chefs d’administration ou d’autres hommesd’affaires haïtiens. Dans quelle mesure cette description est-ellecorrecte ? Rappelons que Gaillard écrit ceci en 1974, ce qui nous placedonc à quarante-deux ans d’un tel usage. L’enquête sociolinguistique est à ceniveau plus que nécessaire.
D’autrepart, si ce que dit Gaillard est vrai, il faudrait analyser en profondeur lesforces qui retiennent la poussée de l’anglais au-devant de la scène éducativeou communicative. Voici donc le texte de Roger Gaillard qui, malgré certainespetites faiblesses, peut se révéler extrêmement instructif. Je vous engage à lelire attentivement. Bonne lecture !