La question de l’accent :
pouvoir, prestige et préjugé dans la communauté linguistique haïtienne
New York, 18 avril 2013
Selonl’Encyclopédie libre Wikipédia, un shibboleth «is a word, sound, orcustom that a person unfamiliar with its significance may not pronounce orperform correctly relative to those who are familiar with it. It is used toidentify foreigners or those who do not belong to a particular class or groupof people. It also refers to features of language, and particularly to a wordor phrase whose pronunciation identifies a speaker as belonging to a particulargroup.»
(«estun mot, son, ou coutume qu’une personne qui ne connait pas bien sa significationpeut ne pas prononcer ou utiliser correctement aux yeux de ceux qui l’utilisentcouramment. Il sert à identifier des étrangers ou ceux qui n’appartiennent pasà une classe ou un groupe particulier de personnes. Il renvoie aussi à destraits de langue, et particulièrement à un mot ou une expression dont laprononciation identifie un locuteur comme appartenant à un groupe spécifique»)[ma traduction].
Toujoursselon Wikipédia, le terme provient du mot hébreu shibbolet. Son usagemoderne dérive d’un rapport dans la Bible hébraïque, rapport dans lequel laprononciation de ce mot a été utilisée pour distinguer les Ephraimites—dontle dialecte ne contenait pas le phonème [ʃ] ch comme dans l’anglais shoe[ʃu], ou le français cher [ʃɛR], ou le kreyòl chita [ʃita] —desGileadites dont le dialecte contenait ce phonème.
Wikipédiarapporte que dans le livre des Juges, au chapitre 12, à la suite d’une défaitemilitaire infligée par les habitants de Gilead à la tribu d’Ephraïm (entre1370-1070 BCE), les survivants Ephraimites essayèrent de traverser le fleuve duJourdain pour rentrer chez eux, mais les hommes de Gilead les arrêtèrent etleur demandèrent de s’identifier. Pour cela, ils durent se soumettre à unsimple test qui consistait à prononcer le mot «Shibboleth». Tous ceuxqui ne pouvaient pas prononcer la consonne fricative[ʃ] ch etprononçaient à sa place la consonne sifflante [s] s en disant «Sibboleth»étaient passés par les armes. Selon Wikipédia, quarante-deux mille Ephraimitesfurent tués en cette occasion.
L’histoirerécente d’Haïti contient un mémorable cas de Shibboleth sur lequel nos manuelsne mettent pas assez l’accent mais que trois de nos plus grands écrivainscontemporains Jacques Stephen Alexis dans «Compère Général Soleil»(1955), René Philoctète dans «Le Peuple des terres mêlées» (1989), etEdwidge Danticat dans «The farming of bones» (1998) ont immortalisédouloureusement dans ces trois superbes romans. Ils racontent l’utilisation parles soldats dominicains du mot espagnol perejil (persil, en français) – difficile à prononcer par un créolophone – comme unshibboleth pour identifier et massacrer près de 30.000 immigrants haïtiens quivivaient le long de la frontière haïtiano-dominicaine. C’était en octobre 1937.
En1983, la grande poétesse noire américaine, Rita Dove, composa en l’honneur desimmigrants haïtiens assassinés par les soldats du dictateur fasciste dominicainRafael Trujillo, le magnifique poème Parsley qu’elle lut à la MaisonBlanche.
Si j’aichoisi d’introduire la question de l’accent dans une communauté linguistiquepar le phénomène du shibboleth, c’est parce que ce dernier représente lemeilleur symbole du pouvoir de la langue dans toutes les sociétés humaines.Dans les deux cas que nous avons cités, le shibboleth constitue le symboleextrême du pouvoir de la langue qui donne droit de vie et de mort sur ceux quin’en possèdent pas la maîtrise. Mais, dans la vie courante, l’accent véhiculeaussi bien des avantages sociaux tels le prestige, la considération sociale,que des attitudes négatives telles des préjugés ou des discriminationssociales. Dans une société comme la société haïtienne traversée de part en partpar des manifestations aigues de lutte de classes, l’accent représente la premièreidentification du locuteur et permettra de le juger favorablement oudéfavorablement.
Il y aplusieurs façons de définir l’accent. Commençons par mettre de côté l’accent entant que signe diacritique qui, dans certaines langues, et dans la manifestationécrite de la langue, a pour rôle de préciser la fonction des voyelles.Par exemple, en kreyòl, on se sert de l’accent en tant que signe diacritiquepour changer e è,o ò, et aussi pour empêcherla nasalisation de la voyelle orale «a» devant la consonne nasale «n».Voyez par exemple la différence entre van vànpan pàn.Il est entendu que ce n’est pas de ce type d’accent dont nous parlerons dans cetexte.
Dansle langage courant, et en sociolinguistique, l’accent désigne certainesspécificités de la manifestation orale de la langue qui permettent dedistinguer la prononciation d’un locuteur d’une variété régionale par rapport àune prononciation considérée plus standard. Par exemple, en Haïti, quand on ditd’un locuteur qu’il parle avec «l’accent du Nord» (aksan moun lan Nò), on seréfère en fait à des phénomènes aussi variés que la prononciation dupronom de troisième personne «li» «i»(i tonbe lan nèj la,au lieu de li tonbe lan nèj la), ou le segment «a» précédant unpossessif, (pitit an m pitan m au lieu de pitit mwen1; dans ce syntagme nominal,le segment a s’est nasalisé au contact de la nasale m pourdevenir an, c’est l’assimilation régressive dont parlent les linguistes)ou encore une intonation spécifique qui caractérise le kreyòl parlé dans leNord d’Haïti.
Lesnon-linguistes ont tendance à utiliser le terme dialecte en tant que synonymed’accent mais les linguistes (sociolinguistes) prennent soin de distinguerl’accent du dialecte. Pour ces derniers, le terme dialecte se réfère à dessous-variétés d’une même langue. Trudgill (2003 : 35) définit le dialectecomme «a variety of language whichdiffers grammatically, phonologically and lexically from other varieties, andwhich is associated with a particular geographical area and/or with aparticular social class or status group.» (une variété de langue quidiffère grammaticalement, phonologiquement, et lexicalement d’autres variétés,et qui est associée avec une zone géographique particulière et/ou avec uneclasse sociale particulière ou un groupe de statut particulier.) [matraduction]. L’accent se réfère à la prononciation tandis que le dialectese réfère surtout à la grammaire et au vocabulaire. Si j’entends un locuteurdire « kannistèr », alors qu’un autre dit « mamit », je peux entoute bonne foi conclure que le premier est un locuteur du Nord alors que lesecond vraisemblablement serait du Centre ou de la région de Port-au-Prince.C’est ici une différence de vocabulaire, le dialecte du Nord, opposé audialecte de Port-au-Prince. Les sociolinguistes distinguent les accentsrégionaux des accents sociaux. L’accent qui se dégage du kreyòl parlé par leslocuteurs habitant le Nord d’Haïti caractérise un accent régional parrapport à l’accent plus courant qui caractérise le dialecte en usage dansl’Ouest et la région de Port-au-Prince. Toute communauté linguistique possèdeses accents régionaux: en France, par exemple, on parle souvent de l’«accent duMidi» pour caractériser des phénomènes tels que la prononciation des ecaducs appelés aussi e «muet», ou encore une certaine intonationpropre aux locuteurs de la partie méridionale de la France. Aux Etats-Unis, ilexiste un accent régional marqué qui distingue les locuteurs du sud desEtats-Unis, tels ceux du Texas ou du Mississippi ou de l’Alabama par exemple,par rapport aux locuteurs de la côte du Nord-Est tels ceux de New York ou dePhiladelphie ou de la Nouvelle-Angleterre. Rappelons que tout locuteur possèdeun accent et qu’une communauté linguistique, terme fondamental ensociolinguistique, désigne un groupe de gens qui sont en contact habituel lesuns avec les autres, qui partagent une variété linguistique et des conventionssociales, ou des normes sociolinguistiques sur l’usage de la langue (matraduction de Van Herk 2012).
Onparle d’accents sociaux pour se référer au niveau d’éducation et de culture quise dégage du parler d’un locuteur. Dans certaines sociétés industrialiséesavancées (Grande-Bretagne, France…), l’accent social représente généralement unmarqueur de classe. En Haïti, l’analyse de la situation sociolinguistiqueévoque bien des questions de luttes de classe mais semble aller bien au-delà. Traditionnellement, l’usage du français caractérise des situations depouvoir économique, social ou politique ayant cours dans la communautélinguistique haïtienne. La relative proximité entre le kreyòl et le français est venue compliquer cette situation. L’usage des voyelles antérieuresarrondies françaises [ʏ] u, comme dans rue, [ø] eu, comme dans bleu, [œ] eur, comme dans peur est généralement perçu comme des marquesphonologiques produites par des locuteurs appartenant aux catégories urbaines,éduquées et relativement privilégiées. À l’opposé, la production créole de cesvoyelles arrondies françaises, [i] comme dans lari, [e] comme dans ble,[ɛ] comme dans pè, est vilipendée, minorée, dévalorisée parles catégories urbaines, éduquées et semi-éduquées. Certains locuteursont pris l’habitude de tourner en dérision la production créole de ces voyellesarrondies françaises en qualifiant leurs locuteurs de « bouch sirèt », stigmatisantainsi l’emploi de i au lieu de u, de e au lieu de eu,de è au lieu de eur.
C’estle moment de rappeler que cette perception des classes moyennes haïtiennesn’est fondée sur aucune explication linguistique ou logique. C’est toutsimplement l’un des aspects de l’idéologie linguistique de la classe dominanteà l’œuvre dans la communauté linguistique haïtienne. Cette idéologie impose cequi compte en tant que langue dans la société haïtienne. Pour les défenseurs decette idéologie, c’est la langue française même si ce n’est qu’une poignée delocuteurs haïtiens (à peine 5%) qui la parlent, la comprennent et l’écrivent, àdes degrés variables de compétence. Le kreyòl est relégué à un rang inférieur,et puisqu’on est obligé de s’en servir dans la société haïtienne, lesdéfenseurs de l’idéologie dominante imposent de parler une variété qui se « rapproche» le plus étroitement possible de la variété française. Les valeurs associées àcette variété plus ou moins « francisée » traduisent bien les luttes de classequi font rage dans la société haïtienne. Curieusement, ce sont les classesmoyennes haïtiennes qui sont les premières victimes (consentantes) de cetteidéologie car elles acceptent sans protester cette domination de l’idéologiedominante, coincées qu’elles sont entre la chute dans la classe ou les classesau-dessous et la possibilité de gagner des positions sociales supérieures, avectout ce que cela comporte en fait d’acquisition de biens matériels ouimmatériels (respect, savoir, prestige…). Il est bien connu ensociolinguistique que les valeurs attachées par la société à certains groupessont associées aux formes linguistiques utilisées par les membres de cesgroupes.
Lechoix d’une variété standard dans le processus inévitable d’aménagementlinguistique dans la communauté linguistique haïtienne va poser des problèmesdifficiles aux techniciens de la langue, aux linguistes, et aux décideurspolitiques. Selon le linguiste Jean-Marie Klinkenberg (1999), les languesstandard naissent dans des situations où la société éprouve la nécessitéd’une communication très large, dans laquelle la question de l’interprétationdes variétés se poserait le moins possible. La normalisation répond donc enpremier lieu à des besoins communicatifs. Mais elle correspond aussi à d’autresbesoins moins explicites (comme celui d’assurer la domination d’une classe surles autres). Il est possible que la société haïtienne soit entrée dans cettepériode de communication élargie qui requiert le choix d’une variété standard.Van Herk (2012 : 12) définit une variété standard comme « the codifiedvariety of a language, that is, the language taught in school, used in formalwriting, and often heard from newscasters and other media figures who aretrying to project authority or ability.» (la variété codifiée d’une langue,c’est-à-dire, celle qui est enseignée à l’école, utilisée à l’écrit dans dessituations formelles, et qu’on entend souvent chez les présentateurs dejournaux à la radio ou à la télé ou chez des figures de médias qui essaient deprojeter une image d’autorité ou de maitrise linguistique.) [ma traduction].
EnHaïti, devra-t-on choisir une variété standard du kreyòl ou cette variétés’imposera-t-elle par elle-même par suite de toute une série de facteurs? Dansla société française à tradition fortement centralisatrice, c’est la variétéparlée dans l’ile de France et à la Cour, qui, par suite de l’adoption desnormes parisiennes par les fonctionnaires, l’aristocratie de province et leslettrés, gagna progressivement l’ensemble des habitants des villes et s’imposaau fil du temps dans le pays tout entier. (Lodge 1997) Aux Etats-Unis, il n’existepas, comme c’est le cas en France et en Grande-Bretagne, de variété reconnuecomme référence sociologique existante, prise comme modèle (Gadet 2003) telleque « le français parisien cultivé » ou la variété d’anglais britannique connuecomme le « RP accent » (Received Pronunciation). Il semble plus ou moins admisque la variété d’anglais américain qui se rapproche d’une certaine variétéstandard américaine est celle pratiquée par les locuteurs vivant dans des étatsdu Midwest américain (Midwestern accent). Les présentateurs des journauxtélévisés (jt) sont généralement considérés comme les meilleures référencesdans la production de cette variété standard américaine (General AmericanEnglish). Walter Cronkite qui a fait les beaux jours d’un célèbre «network»dans les années 1960-1970 est le présentateur modèle le plus souvent cité.
Depuisquelques années, la tendance est de dire que la variété kreyòl en usage dans lacapitale est en train de s’imposer comme la variété la plus importante dans lepays sur le plan du volume de ses locuteurs, du prestige qui lui est attribué,ou de la facilité avec laquelle elle a gagné les locuteurs des autres variétés.Il est possible que ce soit une impression d’autant plus qu’il n’existe pas, àma connaissance, d’études universitaires qui soient venues confirmer un teljugement.
Je remercie mon collèguelinguiste Jacques Pierre professeur à Duke University, locuteur natif dudialecte du Nord d’Haïti de m’avoir signalé cette particularité.
Référencescitées :
Gadet, Françoise (2003) Lavariation : le français dans l’espace social, régional et international. In: LeGrand livre de la Langue française, pgs. 91-152, Marina Yaguello (ed.)Paris: Seuil.
Klinkenberg, Jean-Marie(1999) La variété linguistique. Des langues et des hommes.
Lodge, R. Anthony (1997) Lefrançais. Histoire d’un dialecte devenu langue. Paris:Fayard.
Trudgill, Peter (2003) AGlossary of Sociolinguistics. Edinburg: Edinburg University Press. .
Van Herk, Gerard (2012) Whatis Sociolinguistics ? Wiley-Blackwell.