Arnold Antonin : « Mes films réclament
la vérité et la justice »
Par Pierre Clitandre
Le National
Port-au-Prince, 9 mai 2016
Texte reproduit avec l’aimable autorisation de l’auteur.
À l’occasion de la présentation à Paris du dernier film documentaire
« Jacques Stéphen Alexis, mort sanssépulture » du réalisateur Arnold Antonin,
le conseiller à la rédaction Pierre Clitandrea rencontré le réalisateur autour du film. Entretien.
Arnold Antonin (au milieu), entouré de Florence Alexis, fille deJacques et Stephen, petit fils de Jacques. Photo : courtoisie d’Arnold Antonin.
Le National :Votre dernier film en date sur l’écrivain et militant socialiste JacquesStéphen Alexis a eu un succès inégalé. À Paris, il y a eu, aprèsNew-York, la grande affluence pour voir le film. À quoi, selon vous est dû cesuccès ?
ArnoldAntonin : Jedois dire que les films sur Georges Corvington et sur Franketienne ont euun grand succès également, si l’on se réfère à la quantité de gens qu’ilsont mobilisés. Le film sur Jacques Roumain continue à se projeter et agagné plusieurs prix dans des festivals internationaux. Fait rare dans n’importe quel pays du monde pour un documentaire, Jacques Roumain estresté à l’affiche au cinéma Impérial pendant plusieurs semaines. « Six femmes d’exception » a eu unsuccès exceptionnel aussi. Je crois qu’il en a été de même pour tous meslongs métrages documentaires. Figure-toi que « Haïti, le chemin de la liberté » que j’ai réalisé en1974 » a été diffusé à plusieurs reprises l’année dernière par Télé Surdans tous les pays de l’Amérique latine.
Mais pour« Jacques Stephen Alexis, mortsans sépulture » qui vient de sortir, cela a très bien démarré.En Haïti et à l’étranger, il y a beaucoup d’engouement pour ce film. Jecrois que Jacques Stephen Alexis et le mystère de sa disparition, en eux-mêmes,ont de quoi susciter l’intérêt des Haïtiens et des amis étrangers ou desconnaisseurs de la littérature et de la vie politique haïtienne. Quant aux gensde ma génération, nous avons tous une dette vis-à-vis de Jacques. Ils avaientfait le déplacement en grande foule au Caribe le soir de la grandepremière. Il est vrai aussi que Jacques a fait de sa vie une aventurefantastique et épique où tu as tous les éléments d’un bon roman pour intéressern’importe qui. D’ailleurs tous mes documentaires sont des canevas pour desfilms de fiction.
Jacques était unsurdoué avec une intelligence et des talents nettement au-dessus de lamoyenne. Il en était conscient et se montrait impitoyable avec les médiocresqu’il aimait souvent provoquer. Duvalier ne pouvait pas digérer que Jacquessoit un grand écrivain et qu’il lui dise ses quatre vérités. C’était un homme intrépidequi adorait les facéties. J’ai dit à quelqu’un qui me parlait de l’aventurismede Jacques qu’il ne faut jamais confondre les morpions avec les dragons.Jacques était un dragon, un géant qui ne mesurait pas toujours sespas. Il est mort à notre place. Je crois que tous les progressistesde la société haïtienne partagent ce sentiment. lIs ont tous envie desavoir plus sur Jacques et de lui rendre l’hommage qu’il mérite. D’où le succèsdu film.
L.N. : Ilsemble qu’avec ce film vous prenez un autre tournant dans vos séries dedocumentaires artistiques et sociaux. Peut-on espérer d’autres œuvres sur desécrivains comme Marie Chauvet, par exemple ?
A.A. : J’aimerais, bien sûr, faire un film surcet écrivain et cette femme fascinante qu’est Marie Chauvet. Ça fait des annéesqu’on en parle, Max Chauvet, Bobby Chauvet et moi. Je ne fais deportraits que de personnages envers qui je sens avoir une dette. Je crois quenous devons tous beaucoup à Marie Chauvet. Et je voudrais bien travaillersur elle si j’en trouvais les moyens. Mais je travaille déjà sur deux autresécrivains actuellement et j’ai le projet de travailler sur un homme politiquedu 19e siècle ainsi que sur une de ces héroïnes de la vie quotidienne. Sanscompter un projet de fiction pour lequel il me faudrait un peu plus d’argent,mais qu’il est fort difficile de trouver. Cependant on ne sait jamais…
L.N. : Entravaillant sur la mémoire haïtienne durant la dictature, qu’est ce que, commesociologue, vous avez ressenti : un désir de vengeance, un sentiment dejustice ou un « kase fèy kouvri sa » ?
A.A. : En travaillant sur la mémoire et enparticulier sur l’impunité en Haïti et la dictature, je suis révulsé devantautant de cruauté et d’injustice, mais je ne ferais jamais un film comme ceuxde Quentin Tarantino sur les oppresseurs, colons ou dictateurs créoles. Le sanget les sanguinaires me répugnent. J’ai horreur de la victime qui se transformeà son tour en bourreau par esprit de vengeance. La vengeance est mesquine. Jecrois en la justice. Mes films réclamentla vérité et la justice pour qu’il y ait réparation et peut-être pardon si lesbourreaux demandent pardon. L’oubli, même si c’est un mécanisme de défensepsychologique compréhensible, est une insulte et une gifle aux victimes et àleur mémoire. Il ne permet pas de repartir sur de nouvelles bases plussaines. Mais la mémoire se construit en créant des lieux de mémoire, enécrivant, en faisant des films, en luttant avec persévérance pour en retrouverles restes et faire le deuil de nos disparus. Si après 89 ans on a retrouvé lesossements de Federico Garcia Lorca, pourquoi devrions cesser de nous battrepour que Fort Dimanche et ses alentours ou Ti Tanyen deviennent des lieuxde recherche et de mémoire active ?
L.N. :L’expérience cinématographique vous laisse-t-elle le sentiment qu’il y a desvides et des secrets qu’il faut combler et mettre à jour pour notre entrée dansla modernité ?
A.A. : L’oubli et les secrets de famille, enenterrant les sordides horreurs même intimes, ne peuvent qu’alimenter laperversion. Ils freinent toute entreprise de connaissance et de liberté. Lecinéma, dans la représentation, peut nous aider à questionner nos souffranceset à mieux nous comprendre pour nous changer et changer notre société. Lecinéma peut être une thérapie qui nous permet de découvrir pourquoi nous nousplaisons dans l’archaïsme et pourquoi les meilleurs assument parfois uneposition victimaire au lieu de prendre leur destin en mains afin de construireune société juste, moderne et créative. J’ai un ami, le cinéaste congolaisBalufu Bakupa Kanyinda, qui aime répéter : ne nous demandons pas ce que lecolon a fait de nous, mais ce que nous avons fait de ce que le colon a fait denous.
Source : Le National