L’Inventaire deMartelly
Par Claude Gilles et Jobnel Pierre
Le Nouvelliste, Port-au-Prince, 15 février 2016
Née àPort-au-Prince, Stéphane Martelly, 42 ans, [a déposé] son baluchon [en] 2002 àMontréal où elle partage son temps entre la peinture, la littérature et larecherche. Auteure de plusieurs ouvrages et d’une thèse de doctorat, elle vientde majorer sa biographie. Dans « Inventaires »,recueil paru cet hiver aux éditions Triptyque, la Dre en littérature « s’attacheà faire l’inventaire d’un monde qui se dérobe sous ses doigts ». Entretienavec l’auteure.
LeNouvelliste (L.N) : Vous êtes écrivaine, critique littéraire, peintre etchercheuse. Vous êtes une créatrice pluridisciplinaire et vous articulezplusieurs modes d’expression artistiques. Comment réussissez-vous à concilierl’écriture poétique, la recherche en littérature, la peinture et vos activitéspersonnelles ?
StéphaneMartelly (S.M) : Je pense que ce sont plutôt ces activités qui me concilientprofondément, qui viennent combler les failles d’une inadéquation. Commequelquefois la mer, j’ai envers le monde un élan et un mouvement de retrait.D’une part, le monde des humains me semble profondément inhabitable, d’autrepart, je suis fascinée par les formes produites par les écrivains et écrivainespour l’appréhender, les productions littéraires et culturelles qui lestructurent et l’élaborent infiniment. Alors, j’ai envie, à ce niveau, de m’yinscrire moi aussi, de négocier ma marginalité ou mon refus. De l’imaginerautrement, de surprendre dans toute leur puissance et complexité les formes dela chose littéraire ou visuelle qui côtoient le monde, qui le défont et lerefont, sans jamais pouvoir ni lui ressembler totalement, ni s’y substituer.Véritables mécanismes de survie, la peinture, l’écriture de recherche etl’écriture créatrice ont longtemps été pour moi des domaines séparés. Ce n’estplus le cas, puisque, aujourd’hui, ces domaines sont devenus des modalités quise mélangent et participent pour moi de mêmes mouvements que je décrivais unpeu plus haut.
L.N: Dans votre recueil de poèmes Inventaires, vous écrivez : « Je fais des listesparce que je n’ai pas le temps » (p.7). Tout votre programme poétique se résumedans ce vers dont l’intention est de révéler la dimension esthétique d’unepoésie fragmentaire. Comment pouvez-vous décrire votre poétique de (s)inventaire (s) ?
S.M: Très simplement, ce premier vers contient toute ma démarche. Quand touts’effondre et que tout fait défaut – y compris le temps qui nous est compté –on fait des listes. J’ai commencé ce recueil dans un défaut de parole devantune violence et un sentiment de destruction qui venaient excéder toutepossibilité de dire ou de faire. Alors, très simplement, je me suis mise àécrire des listes qui, au fil des années, sont devenues des inventaires. Déjà,il y a une contradiction de faire des inventaires et une période de manque,puisqu’on pourrait associer cette pratique à une certaine opulence. On abeaucoup et on compte… En fait, on compte surtout quand on a peu de choses,quand les choses et les personnes viennent à manquer. Après, j’ai remarqué quecette idée d’Inventaires était plurielle. D’abord, elle renvoie déjà au fait decompter, de rendre des comptes ou même de régler des comptes ou en tout cas deremettre les pendules à l’heure. Ensuite, dans Inventaires, on entend aussi lemot « inventer », ce qui est le propre de la création, de la fabrication d’unelangue poétique. Et enfin, en creusant encore, on trouve l’Inventio, quirenvoie à la rhétorique classique. Ici, il faut rappeler que la rhétoriqued’Aristote était l’art de l’argumentation et que l’étape de l’inventio étaitprécisément l’étape de la recherche des arguments pour convaincre ledestinataire. C’est un peu tout cela le projet de cette écriture: compter,fabriquer, convaincre. Rafistoler aussi.
L.N: Tout lecteur, novice ou expert, doit apprendre à créer le sens de votrepoésie de l’inventaire basée sur la brièveté, car le lecteur a l’impression devoyager dans un univers poétique de l’inventaire tel un Georges Perec. Dansquel courant littéraire peut-on classer vos poèmes (postmoderne,postsurréalisme, collage, etc.) ?
S.M: Ce n’est pas vraiment à moi de répondre à cette question, mais aux lecteurset aux critiques! Tout ce que je peux dire de plus c’est que j’ai écrit parceque je suis habitée par un profond sentiment de perte. Il me faut alors dresserles listes de ce qui me reste pour garder quelque chose en main d’un monde queje sens se dérober sous mes doigts. Je retiens alors les bouts: objets épars etincomplets, restes d’émotions, bouts de récits entendus ou inventés, bribes deconversations, tout devient prétexte à cette poésie de l’inventaire. J’ai écritaussi pour explorer les formes d’un défaut de moyens, soit une tension qui nes’exprime qu’à travers une ascèse exigeante, un délitement programmé des objetset des formes poétiques. À travers ce travail, je mets aussi en jeu un sujetd’écriture entre maîtrise et abandon, qui est traversé par ces manques ou cesdéfauts pour les « incorporer » et les incarner, afin de les rendre visiblespour le lecteur.
L.N: Votre poème s’inscrit dans un régime de référence du je (« J’enliste pour nepas soupçonner que la vie m’est contraire » p.17) et du tu (« Tu les laissespalper de leurs mains » p.18) pour restituer le présent et le passé, l’ici etl’ailleurs. Ce régime de référence s’opère au moyen d’une opération exophoriquedans la mesure où elle s’appuie sur le contexte d’énonciation. Pourquoi utilisez-vousces deux personnes ?
Stéphane Martelly : « Couleur de rue »
S.M: C’est très intéressant que vous remarquiez cette tension entre le « je » etle « tu ». Oui, elle est présente dans le recueil. Je ne l’ai moi-mêmeremarquée que pendant l’une des nombreuses réécritures de ce livre, qui ne doitsa brièveté qu’au prix d’un travail très minutieux sur chacun des poèmes. Il ya plusieurs autres tensions ou contradictions : entre l’imaginaire et lesdonnées brutes du vécu, entre le rythme de la liste et celui plus irrégulier,plus arythmé de personnages incomplets, de subjectivités fugaces qui traversentle poème. Entre l’ici et le là-bas. Entre le désir et le concret.
L.N: Tout écrivain, soucieux de la qualité de son écriture, se renouvelle danschacune de ses œuvres pour marquer sa présence au monde. Comment expliquez-vousvotre originalité par rapport aux poètes qui vous sont contemporains ?Qu’est-ce qu’écrire selon vous ?
S.M: Je pense qu’il est en fait très difficile de se renouveler vraiment. Le plussouvent, je crois qu’il y a quelque chose qui est là dès le début, de manièretrès forte ou au contraire très infime qui est quelque chose qu’on appelleraitune voix. Ensuite, tout le travail c’est de la dégager du superflu qui la gêne,la recouvre ou simplement ne lui appartient pas. Il faut alors élaborer cettevoix avec patience et courage afin de s’y risquer de plus en plus. Je n’oseraisdire mon originalité, car ceci appartient encore une fois aux lecteurs, mais maspécificité, je crois, est que je suis très exigeante et très fidèle à cettevoix. À cette urgence qui me pousse à créer depuis l’âge de huit ans. J’écrispour exister, car je ne sais pas comment vivre autrement.
L.N: Dans vos choix poétiques, avez-vous été influencée et par quel (s) poète (s) ?
S.M: Je lis beaucoup Magloire-Saint-Aude, dont je suis une spécialiste, pour lahauteur et pour l’ascèse. Je dirais aussi Davertige pour l’imagination et lasolitude illuminée, Yanick Jean pour la vigueur, la finesse et la posture,Victor Hugo pour le souffle, Rimbaud pour l’éblouissement et Claude Favre, uneamie, pour la vaillance dans la langue et dans les marges. Il y en a tantd’autres… beaucoup de romanciers aussi…
L.N: Avez-vous des projets d’écriture en cours? Si oui, ces projetss’inscrivent-ils dans la même poétique d’inventaire ?
S.M: Oui, je prépare actuellement un essai à la fois théorique et critique sur lalittérature contemporaine haïtienne où Marie Vieux Chauvet a la première place.Cet essai est aussi pour moi l’occasion d’un grand défi qui est de construire àla fois une écriture réflexive et poétique, qui emprunterait aussi quelquechose à ma démarche picturale.
Proposrecueillis par Claude Gilles et Jobnel Pierre
Source :Le Nouvelliste
Note de Robert Berrouët-Oriol
En plus de son travail de recherche,Stéphane Martelly a publié de la poésie, « La Boîte noire suivi deDéparts » (2004) et des livres illustrés : « Couleur de rue » (1999), « L’Homme aux cheveux de fougère »(2002) et « La Maman quis’absentait » (2011). Certaines de ses œuvres ont été adaptées pour lascène. En collaboration avec Christine Jeanney, elle a publié un livre d’artnumérique qui présente son travail pictural et s’intitule « Folie passée à la chaux vive »(Publie.net, 2010). Comme plasticienne, son travail en 2011 inclut unerésidence d’artiste au Vermont Studio Center aux États-Unis et une expositionsolo (de la série de la Folie) à la Cornell University. (Source : Centred’histoire orale et de récits numérisés, Université Concordia)