L’influence du pays des Caraïbes sur le Québec passée à la loupe
Haïti en Québec
Jean-François Nadeau
LeDevoir, Montréal, 31 octobre 2016
Une place au soleil. Haïti, les Haïtiens etle Québec
Sean Mills
Traductiond’Hélène Paré
Mémoired’Encrier
Montréal,2016, 369 pages
« L’importancesymbolique et intellectuelle d’Haïti dans l’histoire du Québec estméconnue »,affirme en entrevue l’historien Sean Mills. Dans son livre, Une place ausoleil, Haïti, les Haïtiens et le Québec, ce professeur d’histoire àl’Université de Toronto remonte jusqu’aux racines de rapports plus anciensqu’on ne le soupçonne entre ces deux États.
« En 2010,au moment du terrible tremblement de terre, je vivais à Montréal et jetravaillais sur des questions d’empire et de pensée postcoloniale. Les liensentre Haïti et le Québec me sont soudain apparus aussi profondsqu’inexplorés. L’un et l’autre sont d’abord d’anciennes colonies de la France.Et il existe des points de contact entre les deux, de vrais échanges, à partirdes années 1930. Et même avant. »
Les premièresébauches de relations modernes entre le Canada français et Haïti remontent audébut du XXe siècle. Elles sont tracées par des croisières, des réceptions,des échanges diplomatiques officiels et d’autres plus intellectuels. Tout celasera soutenu à compter de la deuxième partie du XXe siècle par uneimmigration massive.
Déjà en 1937, au2e Congrès sur la langue française tenue à Québec, on invite unedélégation haïtienne. L’historien en soutane Lionel Groulx dira à cetteoccasion : « Notre seul destin, légitime et impérieux ne peut êtreque celui-ci : constituer en Amérique, dans la plus grande autonomiepossible, cette réalité politique et spirituelle… un État catholique etfrançais. » Cette vision d’un État français et catholique s’accommodebien de l’existence d’un pays comme Haïti. Les nationalistes se façonnent eneffet une vision française du monde où Haïti tient un rôle dans une possibleunion latine. Mais on ignore pour ce faire la réalité créole. Le culte pour lalangue française s’attache alors à une vision de classe entretenue d’ailleurspar les congressistes haïtiens eux-mêmes de même que des visiteurs subséquents,comme l’ambassadeur Philippe Cantave. Ces Haïtiens de passage soutiennent unehaute culture, au nom d’un modèle social hiérarchisé. Loin du françaisnormalisé, point de salut.
Pour des motifsnationaux, le Canada français envisage l’Amérique selon une union d’intérêtsentre peuples latins. « Haïti est considéré comme lié au Québec par unrapport particulier, que les intellectuels canadiens-français conceptualisenten termes de liens familiaux. »
Mauvaise langue
Voyageant enHaïti dans les années 1930 avec Philippe Cantave, Mgr Camille Roy enfileles remarques défavorables aux cultures populaires et à la langue parlée par lamajorité, le créole, dont les possibilités lui apparaissent nettement plusfaibles, au point de laisser des traces malheureuses sur les hommes eux-mêmes.On nage en plein dans les projections colonialistes. Au sujet du paysan haïtienet de la langue créole, Mgr Roy écrit : « lorsqu’iltravaille, avec quelle lenteur, quelle indifférence il le fait ! »Le lien entre la langue et la capacité au travail est tenu pour conséquent.
La réalité duterrain, la politique du pays, avec ses soubresauts, ont peu d’influence sur lafaçon dont les Canadiens français envisagent leur façon d’envisager Haïti. Lalumière dont il éclaire Haïti est en bonne partie issue d’une visionidéologique du monde. Elle permet, par un effet de miroir, un rétroéclairagesur les positions d’une élite installée sur les bords du Saint-Laurent. C’estun des intérêts majeurs d’Une place au soleil du professeur Mills.
Missioninternationale
Pour l’historienSean Mills, il n’est pas possible de bien comprendre les relationsinternationales du Québec sans les explorer sous l’angle d’un prolongement d’unhéritage missionnaire canadiens-français. « À compter des années 1940,beaucoup de missionnaires canadien-français vont se retrouver en Haïti. »Leur présence est même favorisée pendant la guerre grâce aux actions duprésident haïtien Élie Lescot. Ces missionnaires vont jouer un rôle majeur dansla propagation d’une certaine image des Haïtiens qui conditionne notre regardjusqu’à aujourd’hui.
Aprèsl’établissement de la dictature Duvalier en 1957, une première vagued’immigration haïtienne arrive au Québec. Ce sont pour beaucoup des immigrantsqui appartiennent à des classes éduquées, des locuteurs qui maîtrisentparfaitement le français.
À compter desannées 1970, à l’époque de la dictature du fils Duvalier, une seconde vagued’immigration dont les origines sont parfois plus populaires arrive à son tour.« La question des classes sociales est mise en cause à ce moment parceque des gens éduqués qui arrivent deviennent soudain des prolétaires. C’est lecas dans l’industrie du taxi. J’essaye de démontrer que, dans l’histoireintellectuelle, on regarde d’ordinaire ceux qui se disent intellectuels maisque ce n’est pourtant pas tout. Le lien avec le milieu de travail ici pour lesHaïtiens suscite des analyses profondes sur la vie à Montréal en lien avecl’histoire, la philosophie, la poésie. »
Plusieursincidents liés à la discrimination raciale mettent en cause les rapportssociaux qui régissent l’inscription de cette nouvelle communauté au sein dumonde québécois. En 1979, l’escouade anti-émeute intervient contre deschauffeurs de taxi haïtiens pour des questions liées à un racisme souterrain oùpointent parfois des formes de violence manifeste.
L’examen decette présence haïtienne permet de jeter un nouveau regard sur un ensemble decomportements collectifs. Il sert ainsi de puissant révélateur.
On y voit que leracisme est relié à d’autres formes de déshumanisation aux conséquencesmatérielles et psychologiques importantes. L’histoire des manifestations contrele racisme organisées par les chauffeurs de taxi en dit long par exemple surl’évolution de la société québécoise. Sean Mills en parle d’ailleursd’abondance. Là ne s’arrête pas son regard scrutateur.
Au moment où,dans les années 1960 et 1970, on en appelle à une libérationsexuelle, la présence d’une nouvelle communauté noire révèle aussi desquestions en lien avec le désir et les rapports sociaux. « Le besoinobsessif de réprimer la sexualité déviante a contribué à justifier la rencontrecoloniale ; il constitue aussi l’une des principales justifications del’activité missionnaire en Haïti, dans les années 1940 et 1950. »À quoi cela conduit-il ? « Tout comme les constructions de lasexualité noire ont façonné les perceptions à l’égard du monde non blanc, cesidées ont exercé une influence sur les perceptions à l’égard des personnes àl’intérieur même du Québec. »
Dany Laferrière,fils du premier maire de Port-au-Prince sous la dictature de Jean-ClaudeDuvalier, immigré au Québec à la fin des années 1970, « s’insèreparfaitement dans ce débat avec son roman Comment faire l’amour avec unnègre sans se fatiguer », qui obtiendra un grand succès. « Lesuccès initial du roman repose sur son habileté à recomposer les principalesexpressions métaphoriques sur la vie intellectuelle et littéraire duQuébec. »
Plusieursfois récompensé déjà pour ses travaux originaux, Sean Mills avance sur desterrains relativement peu connus. Il montre que le travail politique etculturel des Haïtiens au Québec aura au final un rôle important sur leursociété d’accueil, mais aussi sur leur pays d’origine. Depuis l’effondrement dela dictature des Duvalier, la possibilité de faire des allers-retours entre lesdeux pays a en effet mis en place de nouvelles façons de participer à la viepolitique et sociale des deux États. Comme quoi l’histoire d’un pays commeHaïti laisse aussi sa marque dans celle du Québec.
Source :LeDevoir