Compte-rendu de lecture
Du chaos au « Tout en un » :
l’effervescence de la littérature haïtienne contemporaine
Sylvain Brehm
Juillet 2013
Haïti. Enjeuxd’écriture,sous la direction de Sylvie Brodziak, SaintDenis : Presses universitaires deVincennes, coll. « Littérature hors frontière », 2013.
Texte publié avec l’aimableautorisation de l’auteur
Lavitalité de la production littéraire haïtienne témoigne de l’impérieusenécessité, pour de nombreux écrivains, de ne pas se résoudre au silence endépit des multiples fléaux qui maintiennent le pays dans une situationalarmante. Sylvie Brodziak et Christiane Chaulet Achour rappellent, dansleur texte de présentation, que « la culture fait la forced’Haïti » (p. 5). Les contributions de cet ouvrage collectif, demême que plusieurs autres essais récents consacrés à la littérature haïtiennecontemporaine (1), confirment la validité de cette assertion.
Comment,cependant, rendre compte du foisonnement d’une littérature aux racinesfrançaises et créoles, qui a su tisser des liens féconds entre le pays natal etles lieux de l’exil, et qui demeure tiraillée entre la mémoire d’une histoireexceptionnelle et le constat du délabrement actuel ? Il n’y a riend’étonnant à ce que les métaphores du « chaos » ou de la« spirale » aient une résonance si forte chez les écrivains haïtiens.Loin de chercher à passer sous silence ces tensions, les différents articlesréunis par S. Brodziak proposent une pluralité de perspectives sur lalittérature haïtienne contemporaine : les rapports spécifiques du créoleau français, le poids de l’Histoire, le rôle déterminant des écrivains de ladiaspora dans l’émergence des écritures migrantes et la place désormaisincontournable des auteurs féminins.
Si cesquestions apparaissent fort pertinentes, la dernière suscite quelques réservespour deux raisons. D’une part, deux articles lui sont consacrés dans unchapitre intitulé « Émergence des femmes et ambivalences de laréception ». Toutefois, on perçoit difficilement les raisons durapprochement entre la littérature féminine et l’attribution des prixlittéraires, sachant que l’article de C. Chaulet Achour ne porte passpécifiquement sur la réception des œuvres écrites par des femmes. Cettehétérogénéité donne quelque peu le sentiment qu’ont été rassemblées en fin devolume des analyses que l’on parvenait difficilement à intégrer ailleurs.D’autre part, consacrer une section spécifique à la littérature fémininesuggère implicitement que cette dernière occupe encore une place à part.Ce problème n’est pas nouveau et l’article de Bruno Doucey, qui retrace lesgrandes lignes de cent cinquante ans de poésie féminine en Haïti, apporte desarguments convaincants. Il montre bien, en effet, que cette littérature demeuremarginalisée en raison des nombreuses contraintes auxquelles sont confrontéesles femmes qui souhaitent prendre la plume en Haïti :
Si on voulait schématiser, on dirait quela production littéraire de la femme haïtienne se situe, pour l’essentiel,avant le mariage et après le départ des enfants du foyer familial (2).
À celas’ajoute le fait que l’écriture des femmes souffre toujours d’un manque delégitimité auprès de l’institution littéraire, qui l’associe encore à un passetemps, voire une activitéfrivole.
Pourtant,les préoccupations des auteurs féminins rejoignent à bien des égards celles deleurs homologues masculins. Ainsi, chez Lyonel Trouillot, c’est parl’intermédiaire d’une femme que sont dénoncés les problèmes qui affligent lasociété haïtienne : « la misère des campagnes […], la faim, l’incuriepolitique, le manque d’écoles et de soins, la violence des villes et deshommes. » (p. 109)
Cettefigure féminine peut être mise en regard de celles que l’on retrouve dans lesrécits de MarieCélie Agnant où « lafemme haïtienne […] représente un pilier du patrimoine culturel dont lesenfants sont les réceptacles, à la croisée du passé et du présent, de l’ancienet du moderne, du français et du créole » (p. 170). À elles seules,comme on va le voir, ces deux citations rendent compte des enjeux essentiels dela littérature haïtienne actuelle. En ce sens, on aurait pu souhaiter qu’unemeilleure articulation entre les contributions souligne que le point de vuesingulier de ces « femmes pour qui la poésie est (ou a été, à un momentdonné de leur vie) une urgence » (p. 182) converge à bien deségards avec celui des écrivains masculins.
Du « chaosmonde » au « chaosbabel »
À l’heureoù la mondialisation revêt essentiellement une dimension économique etfinancière, la métaphore du chaos peut, comme chez Frankétienne, « figurerune situation de violence qui renvoie au désastreplanétaire » (p. 42). Toutefois, elle caractérise plus généralementun monde refiguré par un processus de créolisation (Glissant) quiconduit poètes et romanciers à faire entendre le bruissement des « languestramées » (p. 32). De ce point de vue, écrire en Haïti offre uneposition sinon privilégiée du moins singulière, puisque le contextelinguistique inscrit d’emblée le rapport à la langue sous le signe de ladualité. Dominique Fattier rappelle, à cet égard, qu’« en situation decréolophonie, tout mot français est virtuellement un mot créole et inversement,tout mot créole est en puissance un mot du français régional qui coexiste aveclui » (p. 15). Cette coexistence laisse entrevoir différentesstratégies pour les auteurs haïtiens. « J’écris en langue française maisne suis pas éloigné du créole quand je travaille » (p. 67),affirme ainsi René Depestre. D’autres, à l’instar de Frankétienne œuvrent àl’interpénétration et au dialogue des langues au sein d’une même œuvre. Celaconduit à « babéliser » la langue (p. 47) et engendre, lorsde la lecture, « la tension et l’éclatement de chaque fragment de texte enune pluralité de sens » (p. 43).
il y voir l’une des raisons del’inégale fortune critique dont bénéficient ces deux écrivains en France ?« Si l’on s’en tenait aux prix français, affirmeC. Chaulet Achour, Frankétienne resterait un grandinconnu » (p. 189). L’examen de la réception critique de lalittérature haïtienne suggère d’autres explications, notamment l’influence duréseau des écrivains et des éditeurs (ce qui, bien entendu, n’est pas vraiuniquement pour les écrivains d’Haïti). En ce qui concerne Frankétienne, forceest néanmoins de constater que « son écriture énigmatique, toute imprégnéeet fécondée de langue et de culture créoles, impressionne etdéroute » (p. 35). Le principal intéressé semble parfois enfaire peu de cas : « Peu importe le livre intraduisible en son corpssi la soidisant réalité n’a plus desens » (p. 48). Ces paroles rappellent celles du chantre du« Toutmonde » : Glissant.On se souviendra que l’écrivain martiniquais revendiquait l’opacité comme élémentfondateur des rapports interculturels :
Il faut se battre, poétiquement, pouraffirmer le droit à l’opacité de tous les peuples ; […] il ne suffit pasde « comprendre » une culture pour la respecter vraiment. Pour cela,il faut accepter que cette culture vous oppose quelque chose d’irréductible etque vous intégriez cet irréductible dans votre relation à cette culture (3).
Il estdommage que Violaine HoudardMérot n’approfondisse pas cetaspect qui concerne directement le problème de la réception de l’œuvre deplusieurs écrivains antillais par des lecteurs non créolophones. Cela auraitd’ailleurs aussi permis d’élargir la réflexion de C. Chaulet Auchour,dont l’examen de la réception de la production littéraire haïtienne reposeprincipalement sur une approche sociologique des institutions.
Sous le signe dela spirale
En 1964,Frankétienne fonde avec JeanClaude Fignolé et RenéPhiloctète le « mouvement spiraliste ». Le modèle de la spiraleévoque métaphoriquement la forme des cyclones, qui dévastent périodiquement lesAntilles. Aussi n’estil guère surprenant queFrankétienne établisse un lien avec sa propre conception du chaos :
J’ai compris très tôt la richesse de cettenotion. Et je l’ai utilisée dans la construction de mes œuvres, à basechaotique, que j’appelle ce mélange, ce métissage, cettediversité. (p. 43)
Il estégalement tentant de filer la métaphore de la spirale en considérant que cettedernière peut s’étendre sur deux plans, vertical et horizontal, et qu’à cetitre, elle symbolise parfaitement deux des caractéristiques fondamentales dela littérature haïtienne. D’une part, « dans la culture haïtienne, plusqu’ailleurs peutêtre, le passé et le présentne cessent de s’imbriquer » (p. 85). D’autre part, cettelittérature rassemble les écrivains « locaux » et ceux de la diasporaautour d’un centre unificateur : Haïti, le pays habité ou rêvé.
« Repriserl’histoire par la littérature »
L’exilmassif des haïtiens, en particulier sous le régime des Duvalier, confirme quesi la naissance d’Haïti confine au mythe, le reste de l’histoire de ce pays est« plein de bruit et de fureur » : la trahison et l’exil deToussaint Louverture, puis l’assassinat de Dessalines sont les prémices d’undestin malheureux qui a fait de « la Perle des Antilles » le pays leplus pauvre des Amériques. Aussi, lorsque la fiction s’engouffre dans lesfailles de l’historiographie officielle ou qu’elle rend hommage aux victimesoubliées des répressions organisées durant la présidence d’Aristide, elle nousrappelle « que retourner vers le passé n’a de sens que si le présent lepermet » (p. 112).
Justement,sonder l’Histoire révèle qu’en Haïti le passé n’est jamais complètementdistinct et distant du présent. Le roman Bicentenaire de LyonelTrouillot en est un bon exemple puisqu’il fait se télescoper la proclamationd’indépendance et la répression meurtrière d’étudiants venus manifester contrela dérive autocratique d’Aristide deux cents ans plus tard. De la même manière,plusieurs romans analysés par Charles Fordsick réévaluent la représentation deToussaint Louverture. Cela semble être une nécessité si l’on en juge d’aprèsles récupérations mercantiles dont elle fait aujourd’hui l’objet :
il y a les tabliers pour barbecue et lestasses ornées à l’image de Toussaint […], et puis la liqueur que l’on dénommeune ToussaintLouverture (à mélanger avec ducognac pour faire un « Napoléon noir »), ou encore le jeu vidéo L’Âgedes empires, dans lequel le révolutionnaire devient un mercenaire àlouer. (p. 91)
Leconstat que le mauvais goût flirte avec le révisionnisme historique rendd’autant plus significatif « le rôle créateur de la fiction quand elles’associe avec l’historiographie pour faire sortir le passé haïtien dusilence » (p. 92).
Poétiques de ladiversité
Lesilence est la dernière chose à laquelle les écrivains haïtiens acceptent de serésoudre. Il y a tout de même de quoi être étonné qu’un petit pays, enfermédans une situation économique et politique déplorable, soit le berceau d’une littératuresi riche et si féconde. Il est plus surprenant encore que cette vigueur etcette créativité perdurent alors même que tant d’écrivains ont choisi l’exil.De plus, comme le rappelle Fulvio Caccia, les écrivains de la diaspora ontparfois apporté une contribution non négligeable au renouvellement de laproduction littéraire de leurs pays d’accueil.
C’estparticulièrement évident au Québec, où la communauté littéraire et artistiqued’origine haïtienne est importante. D’autres raisons, liées au contextelinguistique et sociopolitique qui découle de la Révolution tranquille,expliquent que ce soit à Montréal qu’ait incubé et éclos la notiond’« écritures migrantes ». Caccia a luimême activement contribué, ausein de la revue Vice versa, à l’essor et à la reconnaissanced’écrivains néoquébécois de première ou dedeuxième génération. Son analyse, qui s’accompagne d’une rétrospectivechronologique, montre bien comment s’est opéré le processus de légitimation etde reconnaissance des écritures migrantes par les institutions(universitaires), puis par le grand public. Il est vrai qu’un romancier commeDany Laferrière fait une entrée fracassante sur la scène littéraire dès lemilieu des années 1980 avec Comment faire l’amour avec un nègre sans sefatiguer ? Toutefois, c’est vraiment au cours de la décennie suivante,alors même que le Québec assume et valorise pleinement sa dimensionpluriculturelle, que les écrivains issus de l’immigration accèdent à une« visibilité » (notamment médiatique) sans précédent. À ce propos, ilaurait été intéressant d’élargir la réflexion en montrant en quoi l’expériencedes écrivains d’origine haïtienne se rapproche ou, au contraire, se distinguede celle d’auteurs d’autres origines ayant également choisi de vivre etd’écrire au Québec. De même, évoquer la situation de la diaspora hors Québecaurait apporté un éclairage intéressant sur cette problématique. Pensons, parexemple, à Edwige Danticat, qui a quitté PortPrince pour New York à l’âgede douze ans, qui écrit en anglais, mais dont les œuvres demeurent profondémentmarquées par la culture haïtienne.
Àl’instar des contributions réunies dans Haïti. Enjeux d’écriture, lalittérature haïtienne actuelle se dérobe à toute saisie unificatrice. Elleprésente une pluralité d’aspects qui procèdent d’un contexte historique, socioéconomique et culturelcomplexe, ainsi que d’une relation ambivalente à l’égard d’un pays qui fascinetout autant qu’il désespère. Les différents articles du recueil évitent,cependant, les constats misérabilistes, et privilégient les réflexions quimontrent à quel point la démarche de nombreux écrivains haïtiens ouvre desperspectives stimulantes, notamment en ce qui a trait au rapport à l’Histoire,à la manière d’envisager la diversité linguistique ou encore de concevoirl’identité culturelle. De ce point de vue, le recueil dirigé par SylvieBrodziak atteint parfaitement l’objectif de « mettre en valeur larichesse littéraire haïtienne et [de montrer] en quoi elle est une contributionmajeure à nos communes humanités » (p. 10).
NOTES
1 Voir, par exemple, Lucienne Nicolas, Espaces urbains dans le roman dela diaspora haïtienne, Paris : L’Harmattan, 2011 ; NadèveMénard (dir.), Écrits d’Haïti. Perspectives sur la littératurehaïtienne contemporaine (19862006), Paris, Khartala, 2011 ;Peggy RaffyHideux,Les Réalismeshaïtiens contemporains. Récit et conscience sociale, Paris : HonoréChampion, coll. « Francophonies », 2013.
2 LouisPhilippe Dalembert et LyonelTrouillot, cités par Bruno Doucey, p. 182.
3 Édouard Glissant, « Le chaosmonde, l’oral etl’écrit », Écrire la parole de nuit, Paris : Gallimard,coll. « Folio », 1994, p. 129.
Source :Acta fabula(vol. 14,n° 5, Notes de lecture, juin-juillet 2013)