Au-delà de l’île :Haïti dans l’oeuvre d’Émile Ollivier
Par Joëlle Vitiello
Paru dans Étudeslittéraires, Université Laval, Québec,2002
Émile Ollivier (1940 – 2002)
Résumé
Cet articleexamine les diverse figures de l’exil, les transformations de celui-ci, et lestransformations de la représentation d’Haïti dans l’oeuvre romanesque d’ÉmileOllivier. C’est tout un roman familial qui se tisse entre le récit autofictif Mille eaux et les romans à travers unequête archéologique, archivale, ethnologue où s’entrecroisent l’imaginaire etle symbolique. À travers l’écriture, la transcription de récits entendus,inventés, imaginés, l’île natale se transforme, et la chronique, familiale ethistorique, voyage également à travers des images spécifiques.
Abstract
This articleexamines the various figures of exile, the transformations of exile, and thetransformations of the representation of Haiti in the novels of Émile Ollivier.Quite a “ Familienroman ” (saga novel) is woven out of theautofictional narrative Mille eaux and Ollivier’s novels, via anarchaeological, archival, and ethnological quest in which the imaginary and thesymbolic intertwine. Through the writing and the transcription of accountsheard, invented, and imagined, the native island is transformed, with thefamilial and historical chronicle travelling abroad by means of specificimages.
Dans son chapitre« Gouverneurs de l’hiver », pour Théories Caraïbes, Joël DesRosiers pose : « À l’aube du troisième millénaire, nous assistons àl’émergence des populations postnationales. »Le processus du « postnationalisme », selon lui, « peut êtredéfini comme l’ensemble des processus grâce auxquels les immigrantsconstruisent des champs sociaux déterritorialisés qui relient leur paysd’origine à leur pays d’accueil ». Dans notreère dite postcoloniale, l’identité est élastique et multiple. L’exil, et plusgénéralement les déplacements, sont vécus sur des modes différents selon lesgénérations, le sexe, et surtout le contexte historique. Entre les phénomènesd’acculturation et déculturation, et ceux d’identification et assimilation, denombreuses possibilités existent. Si l’on se penche sur le corpus de lalittérature haïtienne par exemple, on peut voir plusieurs périodes distinctesdans la seule littérature produite par les écrivains de la diaspora. De l’exildes années soixante, dû à la dictature duvaliériste, jusqu’à 1986, date dudépart des Duvalier, il est possible de parler d’une littérature d’exilcaractérisée par une mise en texte d’Haïti tantôt sur le mode nostalgique,tantôt sur le mode accusateur. À partir des années quatre-vingt-dix, plusieurstextes évoquent le retour en Haïti, en particulier Pays sans chapeau deDany Laferrière et Les urnes scellées d’Émile Ollivier. L’exil devientalors autre puisque le contexte change, et que les passages s’effectuent plusfacilement. La vision du pays se transforme en conséquence. Haïti habitedifféremment Passages, Mère-Solitude (1983), Les urnesscellées et Mille eaux (1999) d’Ollivier. Cet essai se donne pourtâche d’identifier les visions de l’île natale dans les romans d’Ollivier.
Depuis Mère-Solitude,le genre de la chronique familiale domine la production romanesque d’Ollivier.Peut-être faut-il même parler de roman familial qui se tisse d’une oeuvre àl’autre, au sens où Marthe Robert l’entend dans Roman des origines, originesdu roman ? C’est donc en ethnologue,anthropologue, historien et archiviste de destins à la fois individuels etcollectifs qu’Ollivier entreprend d’écrire, de raconter son île natale et lesitinéraires de ses divers personnages.
Son dernier récit,Mille eaux, paru chez Gallimard, dans la collection « Hauteenfance », met en relief que « [l]es souvenirs servent de matériaux àla fabrication des livres », en d’autrestermes, à la démarche de l’écrivain. Pour ce travail sur son enfance, Ollivierdécrit le processus qu’il lui a fallu développer : « Ethnologue demoi-même, je suis parti à la recherche d’images fondatrices, taraudé par ledésir lancinant de comprendre cette vie que je vivais. » À travers lessouvenirs évoqués par l’auteur, le fond et la forme de l’oeuvre romanesque setrouvent liés dans une genèse commune, les textes étant palimpsestes les unsdes autres. L’incertitude des processus mémoriels, c’est-à-dire l’absence deconfiance absolue dans une vérité unique et objective du passé, génère àtravers des souvenirs retrouvés un approfondissement de soi ainsi qu’unecréation, ou plutôt une re-création de soi. Elle fait émerger un « immenseet compliqué palimpseste de mémoire ». Cepalimpseste permet des effets de miroir par lequels se reflètent aussi l’oeuvreromanesque en même temps que l’esthétique unique d’Ollivier. Ancrée dans lebaroque spécifique des littératures haïtienne et latino-américaine, l’écriturelaisse paraître certains thèmes de réflexion fondamentaux. Bien qu’Ollivier nes’identifie pas comme un écrivain de l’exil,son départ de l’île natale dans les années soixante, qui sont aussi les annéesd’exil pour un grand nombre d’intellectuels fuyant la dictature duvaliériste, agénéré une certaine vision du lieu d’origine, un certain regard mémoriel qui varetenir et tisser une toile haïtienne spécifique. Toute l’oeuvre devient ainsiinformée par le fait même de l’éloignement et du non-retour pendant une duréesi longue que l’acte d’écriture même devient le symptôme de l’exil. C’est ladistance, qui définit le travail mémoriel tracé, sculpté dans les nouvelles etles romans, qui a permis la relation intime entre l’écrivain et sa langued’écriture. C’est elle qui permet l’émergence d’un style exprimant l’essentielde l’île natale, qui touche à celle-ci au plus près, et qui colle au corps, autexte, sans jamais épuiser les possibilités de la représenter. À travers ladistance, la mémoire, la nostalgie, le rejet, le désir de retour,l’insatisfaction du retour, son impossibilité, se rejoignent. Ils donnentnaissance à une fiction particulière d’Haïti où se fondent le vécu et le réel,l’imaginaire et le symbolique.
À travers larecherche autobiographique, Mille eaux est le récit d’une, voire deplusieurs communautés. Comme dans les romans, le destin individuel fait la partbelle à l’histoire des autres, aux voisins, aux personnages mineurs et pourtantindispensables. Ollivier peint un microcosme, de la famille, du quartier, de laville et de l’île tout entière. Les romans ont pour communs les pointssuivants : 1) le déroulement de destins individuels, souvent sur fondde chronique familiale et de récits enchevêtrés, 2) la relation intime entreles destins individuels et l’histoire collective, 3) le mode narratif surlequel s’effectue la rencontre entre histoire et Histoire qui se rejoignentdans un anecdotique signifiant, comme pour insister sur la relation entre chaqueêtre et la sphère publique et pour souligner que l’acte le plus anodin secharge rapidement de signification politique. Les romans d’Ollivier oscillententre les deux pôles d’un microcosme local et d’un macrocosme global dont Haïtiest une entité inséparable, le « cordonombilical » dont il parle dans Mère-Solitude. Dans le continuum del’oeuvre, Haïti demeure à la fois l’ancre immuable à laquelle est solidementamarré l’imaginaire de l’auteur et un lieu flottant, à travers le prisme dusouvenir, nostalgique et inquiet, terre idéalisée et refusée dans le mêmemouvement.
Léon-FrançoisHoffmann et Éloïse Brière ont déjà fait remarquer que dans Mère-Solitude,l’histoire d’Haïti est liée à celle des personnages et qu’à la quête de sesorigines par Narcès Morelli se superpose celle de tout Haïtien. Le narrateurdit d’ailleurs : « Perdu dans les abysses de mes paysages intérieurs,je me suis assigné à moi-même cette exploration muette de mon passé et celui demon pays. » Dans Mille eaux, cesont les déménagements de l’auteur et de sa mère qui nous entraînent à ladécouverte du pays. On parcourt Port-au-Prince, Jacmel, la Croix-des-Bouquets,par exemple. Comme le souligne Narcès Morelli dans Mère-Solitude, lamémoire est un « lac », traversé de lieux fondamentaux etanecdotiques. À travers les chamailleries, les tensions, et les imperfections,ce sont des lieux vivants, habités, avec des histoires, une histoire, qui nousparviennent. Les déménagements successifs arrachent de surcroît l’enfant à sespoints de repère, lui donnant très tôt l’avant-goût de l’exil. La quête duroman familial, du roman des origines, est aussi celle des lieux et de lacommunauté.
Une des cléslivrées par Mille eaux ouvre une porte sur les pères romanesques. Dansle récit autobiographique, l’héritage du père, en plus d’une tribu de frères etsoeurs aux mères diverses, se résume à une photo, une plume Parker et une cartepostale de la statue de la liberté à New York où le père se faisait soigner.L’image figée et énigmatique est aussi une trace symbolique, un regard renvoyéà celui qui reste. Le père est à l’origine de l’écriture. Littéralementd’abord. La plume Parker est présentée comme un cadeau de naissance. Le pèreaurait aimé être écrivain : « Mon père a toujours rêvé d’un fils écrivain,faute d’être lui-même poète. » Mais lepère n’est pas seulement à l’origine de l’écriture à cause de l’objet. Il estcelui qui provoque l’écriture, l’entrée dans le symbolique. Il défie son filsde lui écrire sans aucune faute une lettre par laquelle il lui demanderaitl’argent nécessaire pour aller au cinéma. Le stylo, la feuille blanche, le jeudu quitte ou double, contribuent à l’entrée dans les règles de lagrammaire : « Pour la première fois, le gosse écrivait, non dans lecadre de ses travaux scolaires, mais avec une stratégie explicite de séduction. »Cette lettre d’amour, dont le destinataire est le père, fait prendre consciencedu poids des mots, et de la langue qualifiée « à la fois d’écueil, derefuge et de tribune aux dimensions du monde ».Ce moment, à partir duquel l’auteur date sa « naissance à la vied’écrivain », préfigure non seulement lesouhait accompli du père, mais il inaugure aussi l’ère de la dette, de lareconnaissance symbolique envers le personnage paternel. Dette d’écrituredouble. Tous ceux qui font des recherches sur Émile Ollivier savent qu’ilexiste deux homonymes, un Émile Ollivier français, premier ministre en 1870 etauteur de L’empire libéral. Le père qui possède les livres de cetÉmile-là connaissait bien sa vie, son oeuvre et même les références qu’on yfaisait. Ayant absorbé jusqu’à ses formules inscrites sur une carte postaleenvoyée de New York à la mère, il s’institue comme un renchérissement du désirque le fils atteigne le statut de son homonyme et se pose comme une mise enabyme, dans ce triangle masculin lié par l’écriture : la carte postale,l’oeuvre du ministre et le futur romancier. Là encore, le désir du père estsatisfait et même dépassé, car c’est son fils qui redonne vie au premier Émile,tombé dans l’oubli. Ce père lettré, avocat, orateur, au jugement politiqueaverti, n’est pas loin d’une figure paternelle héroïque. Il évoque enparticulier le père de Narcès Morelli dans Mère-Solitude.
Le livre s’ouvresur la mort du père, Edmond Bernissart, dont Narcès Morelli ignore encore qu’ilest son père. Bernissart est abattu pour avoir fait une allusion à desdinosaures, surnom des gens de pouvoir corrompus, au cours d’une conférence depaléontologie. La mort du père évoque pour Narcès une longue litanie d’autresmorts, qui remontent sous le texte comme des palimpsestes. À chaque lieu soncadavre, et un rapport paradoxal de ce lieu avec le nom qui le désigne :Jean-Jacques Dessalines, par exemple, qui est tué à Pont-Rouge, et dont le cadavre,mutilé en cours de route, est déposé « en face du palais du Gouvernement » ;la mère de Narcès, Noémie, est pendue « place des héros del’Indépendance, » une indépendance fondée précisément sur des actes derésistance à l’oppression comparables à ceux de Noémie. Le récit peut se lirecomme une mise en abyme de la mort : « La mort de Bernissart vient dem’ouvrir une forêt. » C’est alorsque le roman des origines de la famille Morelli se confond avec le roman desorigines de l’île : origines incertaines, par le mélange des classes etdes sangs. La mémoire, le roman familial et l’écriture sont liés à une quête del’impossible. Le père n’est pas seulement à l’origine du roman, l’auteur doitaussi tenter de combler le manque lié à une transmission du savoir interrompuepar le décès prématuré. Ce savoir est lié à la connaissance historique et àl’héritage culturel.
Les personnagesd’Ollivier exercent souvent des métiers et des occupations qui ont à voir avecplusieurs formes d’excavations. Dans Mille eaux, Ollivier se faitethnologue de lui-même, mais aussi paléontologue. Retrouvant les souvenirsd’une famille voisine, il décrit le processus en cours : « Tel unpaléontologue qui reconstitue des espèces disparues à partir d’une mâchoire oud’un reste de crâne, quelques traces suffisent pour que ma mémoire recomposel’univers de ces quatre femmes aux destinées minuscules. »Le père de Narcès est paléontologue et ornithologue. Narcès lui-même se faitarchéologue et archiviste de la lignée Morelli. Tout autant que lareconstitution généalogique de la famille Morelli ou l’histoire du pays, c’estle processus mémoriel qui est interrogé ainsi que son lien avec l’écriture.Faire état de mémoire est un acte à la fois héroïque, même déguisé sous lafiction, un acte de liberté et un acte guérisseur : « [La mémoire]recoud les événements en une tapisserie qui présente les points de croix et detribulations de l’illustre famille des Morelli. »Le noeud isotopique utilisé par l’auteur indique que, dans le domaine de labroderie, les points ne se font pas linéairement, et que, dans celui de lachirurgie, toute suture laisse des marques, des cicatrices lisibles. Cettemémoire écrite est un tatouage de l’Histoire. Elle ne peut pas être niée. LesMorelli, qui sont des héros ou des archéologues, sous une forme ou sous uneautre, sont aussi des collectionneurs, comme Antonio, ou Astrel, persuadés queleurs ancêtres ont enfoui un trésor, prétexte à des fouilles archéologiquessupposées livrer la réponse à la question des origines. De même que chaquehéros de la famille Morelli trouve sa place dans la longue généalogie des hérosde l’histoire haïtienne, on peut faire le parallèle entre les vestigesindividuels et les traces de la mémoire collective. Astrel, persuadé que ses aïeulsont enfoui un trésor, qui ne serait autre que la réponse sur les origines,prétexte des fouilles archéologiques sur le temple disparu d’Anacaona,« cette reine du pays Quisqueya que Christophe Colomb dans sa rapacitéavait assassinée ». Le viol d’Anacaona,mère symbolique de l’île, est redoublé par le viol de Noémie, la mère deNarcès. Un autre collectionneur de la famille, Nicholas, rapporte d’Europe unelibrairie afrocentriste. Par cet entrelacement multiculturel, cosmopolite, quirevendique le métissage et le brassage des cultures tout autant que laspécificité haïtienne, Émile Ollivier se fait passeur de récits, de mythes etde rumeurs, dans l’alchimie desquelles il fonde son écriture et grave son pays.Contrairement aux auteurs qui transportent une Haïti figée dans lanostalgie — nostalgie d’un pays toujours imaginé, reconstitué, débarrasséle plus possible de ses violences systémiques — et au contraire desauteurs qui emportent en eux une Haïti saccagée, hostile comme celle du Nègrecrucifié de Gérard Étienne, Ollivier reconstitue un lieu habité dont ilécrit la géographie selon la mémoire historique.Passages s’ouvre d’ailleurs sur ce constat : la moindre parcelle deterre peut être considérée comme un tertre magique où se sont réfugiés les mânesdes ancêtres, figures des héros de l’Indépendance, mystères, loas et dieux desang. Montagnes et mornes, rivières ou estuaires, sources et lacs, routes ousentiers, cases et crânes sont habités par la mémoire.
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