Haïti chérie d’Hans-Christoph Buch, une piste allemande
Par Morbraz
6 mars 2010
Haïti chérie
Hans Christoph Buch
Éditions Grasset, 1990
Unepiste allemande
Buch,Hans Christoph, romancier et essayiste, est né en 1944 à Wetzlar (Allemagne).Il a enseigné dans de nombreuses universités aux USA, en Argentine, à Cuba etprésenté des conférences dans les Instituts Goethe d’AfriqueOccidentale, d’Amériques, d’Inde et de Chine. Il est également reporter deguerre pour l’hebdomadaire Die Zeit et couvre ainsi les conflits enAfrique, en Asie et en Europe. Ses fréquents séjours en Haïti ont inspirécertains de ses romans : Le mariage de Port-au-Prince (Grasset,1986), Haïti Chérie (Grasset, 1990), Amiral Zombie ou le retour deChristophe Colomb (Grasset, 1993). Sa dernière publication chez Grassetdate de janvier 2006 : Ombres dansantes ou le zombie c’est moi. Nousnous intéressons aujourd’hui [au roman] Haïti chérie (…).
HansChristoph Buch fait incontestablement partie de la tribu des écrivainscontaminés par Haïti, mais il y a chez lui un détail particulier : unebranche de sa famille est d’origine haïtienne. Dans ce roman, l’écrivains’efface derrière un narrateur lui-même confident d’une certaine Madame ErzulieFréda Dahomey, dite Maîtresse Erzulie, Vénus du panthéon vodou. On la connaîtaussi sous les appellations suivantes : Erzulie Dantor ou Erzulie ZésRouge, Erzulie aux yeux rouges. C’est à l’évidence une maîtresse-femme,éternelle survivante, et elle s’empare d’emblée du récit dans le « Prologue ».Elle en profite –c’est tout de même son métier– pour mettre la main sur lelecteur qu’elle n’envisage que mâle : « Viens donc avec moi, cherlecteur, tu ne t’en plaindras pas, j’ai déjà connu ton père, j’exerce le plusvieux métier du monde… »
HugoPratt, le célèbre créateur de Corto Maltese a également utilisé ce personnaged’inquiétante déesse de l’Amour sous le nom de Bouche-Dorée dans une aventurede son héros située entre Haïti et Brésil, L’aigle du Brésil.
Àpartir de la déesse Erzulie, Buch va décliner une baroque allégorie d’Haïti. Leroman est découpé en deux « livres », le premier comprend « lesrécits de ma tante Erzulie », le second « les seigneurs desténèbres ». Erzulie retrace une chronique historique tout au long d’unevaste fresque dans laquelle elle mêle les trois cultures américaine, africaineet européenne dont elle est « l’héritière légitime » « dans mesveines coule du sang rouge, noir et blanc, j’ai des ancêtres espagnols etfrançais, sarrasins et normands, allemands et juifs, africains etindiens. »
Elleva jusqu’à battre le rappel des Vikings qui avaient découvert le continentaméricain avant les Espagnols et même des marins irlandais qui auraient devancéles Vikings. Cette prostituée éternelle traverse en riant les siècles et visitetous les continents, mais c’est sous l’apparence d’une esclave qu’elle rendcompte de l’asservissement du peuple haïtien. Elle se glisse aussi dans leslits de tous les dirigeants du pays et nous relate les anecdotes du pouvoir,ironisant dans un style ricochant entre Voici et Points de vue etImages du monde…
Avatarsd’une Vénus noire
Erzulierevendique la maternité des décisions du citoyen Sonthonax. C’est elle, eneffet, qui le téléguidait après l’avoir happé dans son piège favori : sonlit. Puis, elle a confectionné un ouanga, une petite poupée à l’effigie de sonamant, cachée sous le lit, et à laquelle elle fait symboliquement ingurgiterchaque jour une mixture que d’aucuns qualifieraient d’infernale. Mais laliberté des Nègres d’Haïti est à ce prix. L’art narratif de Hans Christoph Buchse fait parfaitement haïtien, le lecteur oublie l’auteur ; de plus, celuiqui apprécie la littérature romanesque haïtienne, et qui trouverait ce romandépourvu de couverture et d’un quelconque indice serait persuadé d’être enprésence d’un livre indigène. Le merveilleux humecte légèrement le récit, nitrop, ni trop peu ; c’est le tour de force d’un cuisinier étranger qui selance dans la confection d’un plat local pour le faire déguster de façonanonyme à des habitués du restaurant. Et les clients sont satisfaits. C’est laprouesse de Buch. Un personnage peut se retrouver à l’intérieur d’une guillotineen compagnie d’un oiseau nu ; errer dans un labyrinthe jusqu’à trouver lasortie de la guillotine : un palais de cristal inondé d’une lumièreéblouissante ; rencontrer aussitôt la Reine de la Nuit qui n’est autre queMaman Clélie, une hounsie décapitée pour s’être livrée à des pratiquessuperstitieuses ; se transformer en bouc couché sur un drapeautricolore ; entendre l’oiseau nu trompetter qu’un sang impur abreuve nossillons et applaudir frénétiquement de ses ailes mutilées ; et si un crocodileaffamé avale d’un coup une hostie trempée dans l’opium… le lecteur trouveratout cela « normal » : toute frontière entre rêve et réalité estabolie. Sous l’architecture des mots, liberté d’imaginer.
Latante Erzulie va aussi faire du remue-ménage à la Nouvelle-Orleans, s’occuperdes mystères de Paris et de Londres ; c’est une infatigable voyageuse. Cesportions de l’Histoire ne peuvent en effet laisser Haïti indifférente, mais lafocalisation a changé. L’Histoire n’est plus blanche, elle est perçue etrelatée par une Noire. Et déesse de surcroît. Elle émaille souvent ses récitsde citations latines : la culture dite classique appartient à tous ceuxqui se l’approprient. Elle s’amusera énormément à souffler, dans une autre vie,des idées à Karl Marx, des accords au jazz, des techniques aux cubistes et mêmeinsuffler quelques graines de génie supplémentaire à un encore inconnu Picasso.Dans un ultime dérapage qui noiera de poussière cette première partie, ellesera Eva Braun (brune ? négresse ?). Elle aura donc beaucoup apprisen matière de folie.
Pourla seconde partie, « Les seigneurs des ténèbres », Erzulie préfères’évaporer. Elle se résorbe jusqu’à n’être plus qu’un œil, narrateuromniscient, caméra de notre imaginaire. Elle quitte son territoire taillé dansla subjectivité pour se replier dans un lieu autre, celui d’une impuissanteobjectivité. L’amour et ses palpitations ne peuvent plus opérer leurs charmes.C’est un long et lent voyage en Papadocratie. Et si les romanciers haïtiens ontlargement traité cette période monstrueuse, Hans Christoph Buch parsème sonrécit de nombreuses anecdotes où l’ironie la plus noire pimente la narration.Mais le lecteur referme le livre rasséréné, Erzulie nous assure que « PapaDoc ne reviendra jamais à Haïti, le Diable le fait cuire à petit feu dans lecercle le plus profond de l’enfer, réservé aux dictateurslatino-américains ». (p.241)
Leconte se termine dans les rires, par les recettes de cuisine de la TanteErzulie, Aphrodite callipyge un instant travestie en onctueuseBonne-Maman par la grâce goguenarde d’un carnaval devenu perpétuel. Mêmesi l’humour de la gastronome se teinte parfois de la noirceur du cauchemar, lelecteur gourmand apprend rêveusement à cuisiner à la manière Kalinago (oucannibale) au choix, un « Espagnol dans des feuilles de bananier »,recette qui présente l’avantage de combiner différents ingrédients :européen (l’Espagnol), américains (maïs et manioc) et africain (bananes) ;une « Tête de veau à la Reine Marie-Antoinette » à base de têted’aristocrate fraîchement décapité ; « Rôti de viande marinée à laKarl Marx » au fumet de soldats leucodermes et enfin un revigorant« Tonton-Macoute flambé en sauce caoutchouc », ne perdant jamais devue toutefois que la vengeance est un plat qui se déguste froid.
Source :Bluesdans le Sud