Gary Victor et les temps de la cruauté !
Par Roody Edmé
Le National,Port-au-Prince, 23 mars 2017
Le dernier romande Gary Victor « Les temps de la cruauté» [Éditions Philippe Rey, février 2017] a tenu ses promesses. Un texte bienficelé qui donne du plaisir au lecteur en même temps qui ne fait aucuneconcession à une réalité difficilement vivable.
L’intrigueparticulièrement serrée nous entraine dans de folles aventures : celles dunarrateur Carl Vausier et sa rencontre avec une « femme-chance » et un bébé enplein cimetière de Port-au-Prince ; de ses escapades dangereuses dans les basquartiers de la ville ; et de son expérience mystique et sensuelle de jeuneagronome dans la campagne haïtienne.
La rencontre dunarrateur avec Valencia sur une tombe du cimetière extérieur de la ville est àla fois empreinte de mystère et de générosité, le lecteur est frappé parl’empathie du personnage pour cette femme indigente à la séduction brute. Sousla plume incisive de Victor, le cimetière bruisse de ragots et de sortilèges.Tous les cancans de la ville et les projets de réussite politique et socialeviennent se tramer entre les tombes. À travers les chemins sinueux ducimetière, slalomant entre les dernières demeures ou viennent s’échouerinexorablement moult destins, Carl Vausier assiste à un véritable opéra desremords de l’homme qui s’échappe de la chapelle ardente. Une cathédrale sombre.
La nécropoleest toujours vivante de jour comme de nuit. Le vieux cimetière porte les mêmeshabits usés de la ville et reflète l’abandon général qui afflige toute unecommunauté qui ne sait plus prendre soin de ses morts. Et pourtant c’est dansce lieu hautement symbolique que des hommes viennent chercher des «femmes-chances ». Faire l’amour sur une tombe est une arme secrète que veulentbien essayer politicien ou affairiste rêvant de maîtriser leur destin.
Valencia est une jeunefemme qui, avec une rare dignité, assume sa condition de prostituée et demendiante. Elle sait que la vie dans la ville et à fortiori dans la nécropolene lui fera aucun cadeau. Elle n’a donc le choix que de marcher à l’instard’une funambule sur l’étroit fil de rasoir d’une existence ô combien tragique.
Carl Vausier neveut pas faire l’amour à Valencia ! Il ne veut surtout pas ressembler à ceshommes qui viennent lui marchander son corps contre espèces sonnantes et trébuchantes.Il veut la sortir de sa vie parmi les morts comme s’il était à la recherche desa propre rédemption. Valencia est un aimant qui l’attire et le distrait de sesdésillusions amoureuses avec Jésabel, sa femme, qui l’a toujours utilisé et quis’est débarrassé de lui comme d’un chiffon après usage. La femme au bébé necomprend pas cet homme qui se refuse à elle.
Le narrateurn’a pas peur du cimetière où il semble renouer avec la vraie vie et unesensualité jusqu’ici platonique pour une femme déshéritée, mais si séduisantesous ses oripeaux. Valencia est différente, démunie, mais lui inspire de richessensations et titille son imagination d’homme de lettres.
Le médaillonfétiche
Le médaillonde Carl, cet objet qu’il hérita de son père et à qui les gens de son entourageprêtent des vertus insoupçonnées est aussi un « personnage » du roman. Un jouril se fit voler sa précieuse relique dans une de ses manifestations quasiquotidiennes qui écument la ville depuis de nombreuses années. Récupérer cet «héritage » de son père devint une obsession qui le conduisit dans une de ceszones de non-droit qui pullulent dans la cité. Et le lecteur est pris dans levertige des corridors, pénètre dans l’antre de dangereux chefs de bande,explore la densité spatiale de ces archipels de la misère. On ne se lasse pasde découvrir des contrées inconnues si dangereusement proches et sidésespérément négligées par les pouvoirs publics.
Carl, commeMeursault de l’Étranger de Camus finira par appuyer un jour fatalement sur lagâchette d’un pistolet que lui avait mis dans la main Doudou, une de sesdouteuses fréquentations.
Comme quoion ne revient pas innocent de la descente aux enfers. Un récit enchâssé dans lepremier, nous conduit loin de la ville au gré de la mémoire de Carl, cettefois, jeune agronome en mission de prospection. Il rencontre le spectre du «Blanc marron » dans les ruines d’une habitation coloniale.
Dans cesruines, il trouva un vieux parchemin retraçant l’histoire d’un marquis quis’était enfui dans les mornes au moment du massacre des Français ordonné parDessalines. On découvre que l’Histoire a de ces retours : le « Blanc marron » aremplacé le Nèg marron des débuts de la colonisation !
Les temps dela cruauté est le lieu de l’audace romanesque. Lancé comme une boule de billarddans une aventure à la fois réaliste et mystique, le protagoniste principal n’apas fini de nous étonner avec une narration aux contours inattendus. J’aiapprécié au passage ce retour sur des romans déjà écrits par Gary Victor qui donnentau récit un continuum comme s’il s’agissait d’un fil d’Ariane nous guidant dansle labyrinthe d’une oeuvre foisonnante où finalement tout se tient. Leromancier sait aussi tirer parti des faits divers. C’est de la vie en crise, duvécu tout chaud avec des éléments particulièrement efficaces : jalousie,convoitise, meurtre, orgasme sublimé. Éros dans un cimetière.
L’auteur ne secontente pas d’exploiter le fait divers : il l’élargit à tout le reste, lesmoeurs du temps, la critique politique et sociale.
En créantson héros, il l’enracine dans son époque et son milieu, il en fait même undouble comme Gide dans les Faux monnayeurs. Le roman, écrit Pascal Quignard,est « un genre qui n’est pas un genre, plutôt un dépotoir, une déchargemunicipale de l’expérience humaine ». Notre romancier en fait une casuistiquerésolvant ainsi la soi-disant antinomie entre réel et imaginaire.
GaryVictor reste un témoin enchanteur de la comédie humaine. Son dernier roman suitl’itinéraire d’une ville vorace, capitale d’un territoire qui pourraits’appeler l’Absurdistan.
Source :LeNational