QUE PEUT LA LITTÉRATURE EN HAÏTI ? Par Hugues Saint-FortFAILLES de Yanick Lahens (Éditions Sabine Wespieser, 160 p)
Peud’écrivains haïtiens ont laissé passer cette occasion douloureuse du 12 janvier2010 pour crier leur horreur et leur souffrance devant la catastrophe qui s’estabattue ce jour-là sur Haïti. Certains ont écrit des poèmes, d’autres desromans, d’autres encore des récits ou de courtes histoires dans des ouvragescollectifs.
La contribution de YanickLahens (Failles), est un récit émouvant de bout en bout maismagistralement contrôlé par l’auteur qui en profite pour réfléchir sur lalittérature en Haïti, sur l’acte d’écrire, sur la faille géologique qui aprovoqué le séisme du 12 janvier 2010, mais aussi sur les autres failles toutaussi destructrices qui minent la société haïtienne, la politique haïtienne,les rapports linguistiques haïtiens depuis de longues années. Le texte deLahens se signale aussi à l’attention du lecteur par sa puissante et directeintertextualité : tout au long de Failles, il y a nonseulement des retours à La Couleur de l’aube, (Prix RFO 2009) letexte qui précède Failles, mais aussi des esquisses de Nathalieet Guillaume, les deux personnages principaux du roman que projetted’écrire l’écrivain.
L’un des thèmes principauxque développe ce récit de Yanick Lahens est celui-ci : face à ce désastrequi frappe mortellement la société haïtienne, que peut la littérature ? Dequel pouvoir disposent les mots pour faire échec au malheur qui cette fois neconnait pas de limites ? Comment l’écrivain va-t-il s’y prendre pourchasser le mal qui s’acharne sans répit sur cette société ? Lahens écritceci : « Quels mots font le poids quand les entrailles d’une villesont retournées, offertes aux mouches qui dansent dans la pestilence ?Quels mots font le poids face à des hommes et des femmes têtus, forcenés devie, qui dans la poussière et les gravats de la mort s’acharnent à réinventerla vie de leurs mains ? » Et plus loin, elle dit :« Comment donner à la littérature sa part et sa partbelle ? » « Face au malheur, comment fairelittérature ? »
Le premier chapitre de cerécit s’intitule Il était une fois une ville. Cette ville,c’est Port-au-Prince à laquelle on a donné tant de noms,« Port-aux-crimes », ou « Trou-Bordet »,« Trou-aux-Vices », « Trou-aux-Assassins »,« Trou-aux-Crimes » (cf. Mère-Solitude, d’EmileOllivier) ; « Port-aux-Crasses » (cf. Le Crayon du BonDieu n’a pas de gomme, de Louis-Philippe Dalembert) ou encore « Larépublique de Port-au-Prince »Toutes ces dénominationstendent à souligner le malheur, la malédiction qui semble inhérents à cetteville. Mais, cette ville et ses rues, sont aussi le dépositaire de nossouvenirs, de notre mémoire, et d’une partie de nous-mêmes. Et sa destructionpartielle en ce jour du 12 janvier 2010 nous a frappés en plein cœur. Ladescription de cette destruction que nous donne Yanick Lahens restera unmorceau de poésie d’une beauté violente comme on en trouve rarement même dansnos contes les plus authentiques. « Le 12 janvier 2010 à 16 heures53 minutes, dans un crépuscule qui cherchait déjà ses couleurs de fin etde commencement, Port-au-Prince a été chevauchée moins de quarantesecondes par un de ces dieux dont on dit qu’ils se repaissent de chair et desang. Chevauchée sauvagement avant de s’écrouler cheveux hirsutes, yeuxrévulsés, jambes disloquées, sexe béant, exhibant ses entrailles de ferrailleet de poussière, ses viscères et son sang. Livrée, déshabillée, nue,Port-au-Prince n’était pourtant point obscène. Ce qui le fut, c’est sa mise ànu forcée. Ce qui fut obscène et le demeure, c’est le scandale de sapauvreté. » (p. 12-13).
L’auteure va au-delà del’aspect purement géologique que recouvre le signifié du mot « failles » : « cassuredes couches terrestres accompagnée d’une dénivellation tectonique des blocsséparés » (p. 31). En fait, toute l’histoire de ce morceau d’îledévoile des chaines de failles « que nous feignons d’ignorer, ditYanick Lahens, alors qu’ [elles] constituent des chaines mortifères, qu’[elles] sont des lignes structurelles tout aussi meurtrières que lesséismes. » (p. 32). Ces failles sont socio-économiques (etl’auteur en cite quelques-unes : « exode rural accéléré,paupérisation, dégradation de la production agricole et de l’environnement,chômage endémique. »), historiques (la fameuse dichotomie esclavesbossales vs esclaves créoles aux origines de la formationsociale haïtienne avancée par des chercheurs tels le sociologue Jean Casimir etl’anthropologue Gérard Barthélemy, et relayée par Lahens pour expliquer ladouloureuse et obscène exclusion sociale qui ronge la société haïtienne depuisdeux cents ans environ), linguistiques (l’ambiguïté de la situationlinguistique de l’intellectuel haïtien devant faire face en Haïti à « l’exilde l’écriture dans une société encore orale, celui de la langue française etcelui de la distance avec la culture populaire rurale et aujourd’huiurbaine. » (p. 130). Difficile de comprendre la profondeur de lacatastrophe du 12 janvier sans passer par l’analyse de ces autres failleshistoriques, socio-économiques, linguistiques.
Lahens a choisi de dire leséisme d’une manière personnelle sans passer par le truchement de la fiction.Elle a cependant pris le soin de ne pas révéler certains noms de victimes enles désignant uniquement par leurs initiales bien que quelques-unes de cesinitiales soient relativement repérables par ceux qui ont appris par la presseles circonstances du décès des victimes. Grâce à ce mode d’exposé, l’écrivainpeut s’impliquer davantage dans la relation du séisme et des réflexions qu’il apu lui inspirer. Ces réflexions ne sont jamais gratuites. Elles décortiquent lescandale de la pauvreté de Port-au-Prince « mise à nu » par le séismeet nous force à nous remettre en question. Mais, pourquoi faut-il que ce soitune tragédie de cette ampleur qui nous pousse à nous remettre enquestion ? D’ailleurs, dans quelle mesure Haïti, ses classes dirigeantes,ses classes dominantes, ses classes dominées, sa diaspora, ses intellectuels sesont vraiment remis en question ? Il est permis d’en douter en observantles priorités et les luttes implacables pour un pouvoir de plus en plusfragilisé qui se déroulent devant nous. La société haïtienne peut-ellevraiment changer ? Comment ? Qui peut réaliser ce tour deforce ?
Vers la fin du récit,Yanick Lahens s’attaque à l’un des grands mythes qui circule dans le petitmonde des intellectuels haïtiens et de quelques « amisd’Haïti » : « Haïti, un peuple qui souffre mais qui danse,chante, peint et écrit un français formidable. » Courageusement,elle affirme au contraire que « la production artistique ne noussauvera pas. » Et ajoute : « Le moment historiquedemande autre chose. Un projet de société. Une autre manière de faire de lapolitique, de produire, et de tisser de nouveaux rapports entre les gens. Ilfaudra sauvegarder le patrimoine et accompagner les artistes. »
Mais, comment yarriver ? Avec Haïti, on a l’impression d’avoir tout essayé mais, en mêmetemps, la réalité qui est présente devant nous semble crier le contraire etnous faire comprendre que rien n’a été tenté.
Le dernier chapitre dutexte de Lahens s’intitule « Je ne sais pas encore ». Il estbref, à peine dix lignes. L’auteur esquisse une nuit d’amour qui vas’enclencher entre Guillaume et Nathalie dans une salle sur les hauteurs dePacot. Guillaume et Nathalie sont les deux protagonistes du roman que projetted’écrire l’auteure mais elle ne sait pas encore ce qu’il adviendra de leurhistoire. La littérature réserve des surprises même à ceux dont c’est le métierd’en produire. C’est peut-être l’une des raisons pour lesquelles on écrit de lafiction. C’est peut-être le pouvoir de la littérature.
Source : revue Cultures Sud
Qui est Hugues Saint-Fort ?
Hugues Saint-Fort a fait des études de lettres modernes et de linguistique aux Universités de Paris III Sorbonne Nouvelle et de Paris V René Descartes-Sorbonne d’où il a obtenu un Doctorat de linguistique. Il a enseigné la linguistique et/ou le français à l’ile Maurice, puis à Queens College, City College of New York, Kingsborough Community College.
Ses intérêts de recherche portent sur la création lexicale en créole haïtien, le phénomène des alternances codiques en anglais/français-créole haïtien dans les communautés linguistiques haïtiennes, la genèse du créole haïtien et l’évolution de la littérature haïtienne dans l’émigration nord-américaine.
Il a publié de très nombreux articles sur ces sujets et présenté des communications à diverses conférences en France et aux Etats-Unis. Il a aussi publié plusieurs recensions d’ouvrages d’auteurs français (Laurent Gaudet, Prix Goncourt 2004, Marie Darrieussecq…) et francophones de fiction (Emile Ollivier, Dany Laferrière, Edwidge Danticat, Yanick Lahens, Lyonel Trouillot, Gary Victor, Robert Berrouet-Oriol, Joël Desrosiers, Alain Mabanckou, Josaphat-Robert Large, Marvin Victor, Evelyne Trouillot, Stanley Péan…) et de non-fiction (Georges Fouron, Flore Zéphir, Michel DeGraff, Jean-Robert Cadely…) dans des revues universitaires telles que French Review, Etudes créoles, Journal of Haitian Studies…
Il est co-auteur avec les linguistes Robert Berrouet-Oriol, Darline Cothière et Robert Fournier du livre L’Aménagement linguistique en Haïti : Enjeux, défis et propositions publié chez CIDIHCA à Montréal en février 2011 et auteur de l’essai : « Haïti : Questions de langues, langues en questions » publié en juin 2011 aux Editions de l’Université d’Etat d’Haïti.