Émergence deslangues créoles
et rapports dedomination dans les situations créolophones
Georges DanielVéronique
UMR 7309,Université Aix-Marseille
Février 2013
Étude ici reproduite avec l’aimableautorisation de l’auteur.
Introduction
Du régime de l’esclavagisme et de lafondation de colonies d’exploitation sont nées des sociétés et des culturesnouvelles dont les langues créoles constituent de remarquables manifestations.Je me propose de rendre compte brièvement de quelques dimensionssociolinguistiques de ces genèses et d’exposer tout aussi succinctement, unequestion contemporaine, celle des rapports de domination qui se tissent entreles créoles français et la langue française. Chemin faisant, j’aborderai, encontrepoint, la perception de ces langues émergentes par les contemporains etl’appareil conceptuel déployé pour les saisir. Je m’exprimerai en linguiste –je n’ignore pas les propositions stimulantes d’Édouard Glissant sur lacréolisation et le tout-monde qui advient dans et par les sociétés créoles etles thèses des auteurs de l’Éloge de la créolité dont je partage l’essentieldes points de vue, sur la dynamique du fait créole. Le constat que je souhaitedresser est le suivant : au-delà de l’oralité initiale, les langues créolesissues de multiples contacts interlinguistiques, revivent des rapports antagoniquesavec l’une de leurs langues matrices, le français, et sont dorénavantconfrontées aux univers de l’écrit et de la communication à l’aide detechnologies nouvelles. Ces langues doivent surmonter dorénavant l’épreuve dela littéracie.
L’émergence des langues créoles françaises dans les colonies
du Nouveau Mondeet de l’Océan Indien
Phénomène graduel, longtemps passéinaperçu des voyageurs et des savants européens, l’émergence des languescréoles est étroitement liée aux fonctionnements des formations esclavagistescoloniales, à la mise en place des habitations et des plantations.L’installation des colonies a toujours été une entreprise hasardeuse et pleinede péripéties comme le montrent les historiens, les anthropologues ou leslinguistes qui se sont penchés sur ces débuts. Le scénario esquissé ci-dessous,largement accepté, présente une relative « idéalisation » par rapport au détailet à la diversité des situations historiquement attestées.
La phase initialed’installation des colonies françaises
et ses séquelleslinguistiques
Dans les premiers temps de la colonie,au cœur des habitations coloniales, la population « blanche », locutrice dediverses variétés de français, voire d’autres « langues régionales » duroyaume, et la population servile, sans doute polyglotte, partagent les mêmesconditions de vie. Colons et esclaves sont en nombre égal. La populationservile de « grands commençants » en français, d’esclaves, est « exposée » auxvariétés linguistiques parlées par les colons. Il existe certainement dès ledépart une forte variation dialectale au sein des sites coloniaux concernésentre les parlers des maîtres, dans leur diversité, et les « français approchés» de la population servile. Selon les témoignages disponibles, les esclaves deshabitations parviennent assez rapidement à une maîtrise acceptable de la languedominante, du français. Ce sont ces esclaves aguerris linguistiquement etculturellement, ces ladinos engagés dans un procès de substitution linguistique(language shift), d’aménagement du répertoire des langues qu’ils maîtrisent,qui vont prendre en charge les esclaves fraîchement débarqués, les bossales,afin de les initier à leur nouveau mode de vie.
Le premier événement démographiquedécisif du développement colonialse produit quand les esclaves — esclaves «bossales » et esclaves « créoles » nés aux îles — dépassent en nombre lesmaîtres « blancs ». Ce premier événement est à associer au début de l’économiede plantation, c’est-à-dire à l’extension des habitations due principalement àla culture de la canne à sucre. Ainsi, Saint-Dominguecompte, vingt-six ans aprèsla fondation de la colonie, 2 102 esclaves noirs pour 4 400 blancs, alors que vingt-huitans plus tard, en 1713, la population noire a été multipliée par 10 et s’élèveà 24 146 pour 5 509 blancs. La population servile ne cessera de croître tout aulong du XVIIIsièclepour atteindre 462 000 personnes à la veille de la Révolution française ; lapopulation blanche est alors composée de 30 801 personnes, auxquelless’ajoutent 24 843 libres, de toutes complexions. La croissance de la populationservile suit la même courbe dans toutes les colonies ; seuls le rythme etl’importance de l’expansion de la main d’œuvre servile varient d’une colonie àl’autre. Ainsi, les esclaves
–esclaves fraichement débarqués (les « bossales ») et esclaves « créoles » –dépassent les « blancs » en nombre, 10 ans après l’établissement de la coloniede l’Île de France (Maurice) et 14 ans après en Guyane alors que ce processusprend 50 ans à Bourbon (Réunion) ou à la Martinique, comme en témoignent les tableaux 1et 2, ci-dessous.
Tableau 1
Martinique -La société d’habitation
Caraïbes
Noirs (population servile)
Blancs et libres de couleur
1 500 ( ?)
200 ( ?)
150 ( ?)
100 ( ?)
13 799
Tableau 2
Bourbon(la Réunion) – La société d’habitation
Noirs
Blancs et libres de couleur
L’extension deshabitations et les cultures agricoles à forte main d’œuvre servile
. 5 SelonChaudenson,le développement d’une agriculture intensive et industrielle (indigoterie,sucrerie) entraîne des ruptures dans le procès d’acculturation des esclavesfraîchement débarqués, donc dans le circuit des échanges linguistiques.L’arrivée massive de nouveaux esclaves, peu en contact avec les colons blancsdu fait de la taille des habitations et de l’absentéisme des maîtres, provoquel’apparition de nouvelles formes linguistiques, des approximationsd’approximations de la langue dominante. Ces ruptures sociolinguistiquesconduisent à terme à l’apparition de nouvelles langues.
Le deuxième événement démographiquesignificatif dans le système colonial en développementse produit lorsque lesesclaves « créoles » dépassent en nombre les colons. Ce second événement a lieu140 ans après le début de la colonisation à Bourbon-Réunion, tandis que cela neprend qu’une cinquantaine d’années à la Martiniqueou à l’Île de France – Maurice,comme en attestent les tableaux 3 et 4 ci-dessous.
Tableau 3
Martinique -La société de plantation
Caraïbes
Noirs (population servile)
Blancs et libres de couleur
1 500 ( ?)
200 ( ?)
150 ( ?)
100 ( ?)
13 799
Noirs
Blancs et libres de couleur
Noirs
Libres
Blancs
15 703
64 898
16 071
73 416
10 634
88 849
10 635
Tableau 4
Bourbon (la Réunion) – La société de plantation
4 4994 / 7 664
1 716 / 1 873
21 047
24 687
30 209
Ce second événement démographique, quiatteste de la mise en place d’une vie sociale « créole », produitvraisemblablement un étirement du continuum des variétés linguistiques en usagedans la colonie, des divers dialectes du français à la diversité dialectale des« langues françaises » parlées par les esclaves. Si dans l’intervalle temporelentre l’événement 2 – l’établissement de la superiorité numérique des esclaves« créoles » – et l’événement 3 – la fin de l’introduction des bossales dans lacolonie — le nombre de nouveaux esclaves présents dans la colonie est élevé, ladistension et la « basilectalisation » du continuum linguistique “créole”s’affirment, ainsi que le « gel » ou la cristallisation d’une langue créole,distincte des variétés linguistiques françaises des colons. Le tableau4 ci-dessous nous livre l’état des populations en présence – la langue créoleest alors attestée depuis au moins 50 ans – dans la Caraïbe à la veille de laRévolution de 1789.
Tableau5 Les populations de la Caraïbe en 1789
Noirs
Affranchis et libres
Blancs
Saint Domingue
465 429
27 548
30 826
Guadeloupe
89 823
13 712
Martinique
83 414
10 634
Guyane
10 478
.8 L’émergence des langues créoles est un processus graduel qui s’étend sur unedurée d’au moins une cinquantaine d’années. De multiples facteurs, externes –l’expansion de la société coloniale, les modifications du mode de productionagricole(passaged’une société d’habitation à base de cultures sur de petites échelles : plantesvivrières, tabac, à une société de plantation avec des indigoteries et dessucreries) et ses corrélats démographiques, par exemple – et internes – desfaits de contacts interlinguistiques par exemple – y sont à l’œuvre. Certainesvariétés linguistiques créoles circulent d’un lieu de colonisation à l’autredans une zone géographique donnée, les Antilles ou les Mascareignes ; cela rendl’histoire de la genèse et de la filiation des différents créoles françaisencore difficile à établir.
Qu’est devenu lemultilinguisme initial des esclaves ?
Dans ce développement surgit uneinterrogation qui hante linguistes et écrivains – je pense à l’œuvre deGlissant par exemple – qu’est devenu le multilinguisme initial des esclaves ?Qu’en reste-t-il ? Les esclaves appartenaient à des nations différentes,nations « imaginaires » souvent reconstruites par les Blancs comme lemontre G. Manessypour les « Akus » et les « Atams », ou déterminées en fonction du portd’embarquement – c’est le cas des Sénégals (Saint-Louis), des Aradas (Alladas),des Calbarys (Calabars). Les Ibos semblent être une création des colonssierra-léonais, reprise ultérieurement par les groupes concernés. J. de Caunaindique que« pour les africains, la « nation » indiquée n’est souvent qu’une approximationque les négriers faisaient à partir du lieu de traite et des « marques du pays», ces incisions traditionnelles sur la poitrine ou le visage ». Il ajoute : «les termes Arada ou Congo englobent […] une aire géographique assez vaste ».Les nations avaient une réputation et un prix différent sur le marché auxesclaves. « Aux Antilles françaises, les Sénégals et les Mines passaient pourfournir de bons domestiques, les Aradas des cultivateurs habiles, les Congosdes travailleurs robustes et dociles, mais de santé fragile ». Cescatégorisations d’origine sont peu fiables ; il est tout aussi difficiled’établir le répertoire linguistique dont disposaient ces populations.
Il estvraisemblable que se soient trouvés sur une même plantation des groupesimportants d’une même nation, des Congos ou des Nagos (Yoruba) et des Ibos.Manessyenconclut que « la présence sur une même plantation de dizaines d’individus demêmes « nations » rend vraisemblable la survivance de langues africainescommunes à la plupart des membres de chacune d’elles, d’autant plus que le tauxde mortalité, donc le rythme de renouvellement des ateliers, assurait un apportfréquent de nouveaux usagers ». On peut penser cependant que les langues africainesen usage, étaient plutôt des langues apparentées plutôt que nécessairement identiques.
Acontrario, l’obligation de catéchisation des esclaves imposée par le Code Noir,favorise la diffusion de la langue coloniale, le français en l’occurrence. C’estdans ce contexte également que le créole prend son essor grâce aux textesreligieux et aux catéchismes produits pour la catéchèse des esclaves.
Lemultilinguisme initial des esclaves, modifié par la captivité en Afrique et ladéportation, a résisté difficilement à la catéchisation, à l’initiation à lavie d’esclave en territoire créolophone, initiation assurée pendant près de sixmois par un esclave créole, à la prégnance de la langue du maître, et à la mécanique duremplacement des langues minoritaires par la langue majoritaire. De cemultilinguisme initial, des langues venues d’Afrique, demeurent des élémentslexicaux, peu nombreux, des traits grammaticaux, un mode d’organisationsémantique et une pragmatique des discours.
Lire la suite de cette étude en consultant le Pdf ci-joint.