CRÉOLE, CRÉOLES FRANÇAIS ET THÉORIES DELA CRÉOLISATION
Par Daniel Véronique
Linguiste
Laboratoire Parole et langage
UMR 7309 CNRS – Université Aix-Marseille
et Université Sorbonne nouvelle / Paris III
Paru dans L’Information grammaticale (Mars 2000 volume 85 numéro 1 p. 33 – 38)
Cette étude est ici reproduite avecl’aimable autorisation de l’auteur.
NDLR- Le linguiste Daniel Véronique, auteur de plusieurs ouvrages, a publié denombreuses études et articles scientifiques dans des revues spécialisées.Quelques titres : « Recherches surl’acquisition des langues secondes : un état des lieux et quelquesperspectives » (1992) ; L’émergencede catégories grammaticales dans les langues créoles : grammaticalisation etréanalyse » (1999) ; « Interlanguesfrançaises et créoles français » (2005) ; « Les créoles français : déni, réalité etreconnaissance au sein de la République française » (2010). C’est soussa direction (et celle de Patrice Brasseur) qu’est paru en 2007, à l’Harmattan,le livre « Mondes créoles etfrancophones – Mélanges offerts à Robert Chaudenson Il est égalementcoauteur, entre autres, de « Discours, action et appropriation des langues », et de « L’acquisition dela grammaire du français, langue étrangère
Leterme « créole », dont l’emprunt à l’espagnol et au portugais est consacré parle Dictionnaire de Richelet de 1680, semble attesté en français dès 1649(Hazaël-Massieux 1996 : 16) et courant à partir de 1670 (Vintila-Radulescu 1975: 56). Il a d’abord désigné les habitants des territoires coloniaux, nés auxîles, sans doute initialement métis, et a été employé dans cette acceptioncomme substantif et comme adjectif. Il s’est appliqué par la suite aux façonsde parler particulières des colonies. Les premières mentions de tels parlersdans les colonies insulaires françaises les désignent sous les appellations de« baragouin », de « jargon » de « langage nègre » ou encore de « patoisnègre ». Il faudra attendre la fin du dix-huitième siècle pour voir apparaître« langage créole », « patois créole » et enfin « créole » (cf. Prudent 1993,Hazaël-Massieux 1996). Les premières désignations signalées supra ont plutôt eucours dans les colonies atlantiques alors que les dernières sont usitées dansles deux zones créolophones. D’ethnonyme colonial, « créole » est donc devenuglossonyme pour aboutir enfin dans le vocabulaire technique linguistique, à lafin du siècle dernier. Comme le rappelle Vintila-Radulescu 1975 : 58, lecheminement de « créole » vers son emploi en linguistique a été plus complexeque ne l’indique l’esquisse qui précède.
Leslangues créoles, sources de dénigrement et d’émerveillement, objet de disputesentre locuteurs, et entre linguistes, s’inscrivent de façon polémique dans lalinguistique émergente de la fin du dix-neuvième. Elles interrogent lesthéories génétiques dominantes et alimentent des discussions sur la « mixité »des langues, sur le rôle du substrat et sur la simplification (Baggioni 1986 :372 et suiv.), discussions toujours aussi âpres de nos jours, et dont onretrouve les traces dans ce dossier.
Il estdifficile d’évoquer l’émergence et le développement socio-historique des créoleset leurs éventuelles spécificités sans prendre parti par la même occasion enfaveur de l’une ou l’autre des théories de la créolisation. Dans ce qui suit,nous nous efforcerons de fournir quelques indications sur la genèse des créolesfrançais, de caractériser les langues dites créoles, et d’esquisser les grandeslignes de quelques théories de la créolisation, sans viser à l’exhaus- tivité.
LES CONDITIONS SOCIALES D’ÉMERGENCE DES LANGUES CRÉOLES :L’EXEMPLE DES « CRÉOLES FRANÇAIS »
Lors del’expansion coloniale européenne, des situations asymétriques de contacts’instaurent entre commerçants et colons européens d’une part, et populationnon européenne d’autre part, autour des postes commerciaux en Afrique et dansles exploitations agricoles du Nouveau Monde à partir du quinzième siècle, ou àbord des navires qui sillonnent le Pacifique au dix-huitième et au dix-neuvièmesiècles (Bickerton 1 986a). Ces situations endogènes – les locuteurs créolophones(ou en passe de le devenir), qui sont en relation avec le groupe colonial, sonten minorité par rapport à la masse alloglotte ; c’est la situation descomptoirs africains – et exogènes – les groupes humains en contact ont étédéplacés de leurs lieux d’origine, et les créolophones y sont devenus ou sonten train d’y devenir majoritaires ; ce sont les situations insulaires -(Chaudenson 1979) présentent une grande diversité sociolinguistique. Des«jargons », des premiers états de langues créoles, y apparaissent. Ces variétéslinguistiques sont souvent diffusées d’un lieu de colonisation à l’autre(Arends ed. 1995, Mufwene 1996).
Lanaissance des créoles français est liée à la création des premiersétablissements coloniaux français. Voici une liste non exhaustive de coloniesdevenues sites de créoles français, et leur date d’installation : StChristophe/St Kitts (1627), Guadeloupe et Martinique (1635), Louisiane(1672-1763), St Domingue/Haïti (1659-1804), Bourbon/Réunion (1665), île deFrance/Maurice (1721-1814), Seychelles (1770-1814). Selon Bollée etNeumann-Holzschuh 1993, les différents créoles français manifestent les mêmestendances évolutives. De plus, elles partagent une certaine parenté lexicale etgrammaticale. Cependant ces langues ne sont ni intercompréhensibles nilinguistiquement identiques.
Identifiantplusieurs aires dans le domaine des créoles français, Valdman (1978) oppose descréoles conservateurs, proches du modèle français – ceux de l’océan Indien parexemple – et des créoles innovateurs, comme le haïtien ou les créoles desPetites Antilles. Valdman distingue au moins deux zones linguistiques : la zoneaméricano-caribéenne avec une subdivision entre Louisianais et Haïtien etcréoles des Petites Antilles (Guadeloupe et Martinique) d’une part, (le créolede Guyane semble constituer une variété intermédiaire entre les créolesprécités), et la zone de l’océan Indien d’autre part, où l’on trouve leSeychellois, le Réunionnais et le Mauricien. Dans le domaine de l’expression dela temporalité, Valdman (1978) distingue trois types de systèmesaspecto-temporels dans les créoles français : celui des parlers de l’océanIndien, le système d’Haïti, et celui des Petites Antilles et de la Guyane.
Enmatière de genèse des créoles français, une vision polygénétique, celle deplusieurs foyers d’émergence, semble s’être imposée, même si l’idée de ladiffusion d’un « patois nautique » ou d’« une koiné d’oïl » à travers les zonesconcernées n’a jamais été radicalement écartée. La nature et le statut desvariétés pré-créoles ne sont pas clairement cernés (cf. cependant Prudent1993), et l’idée de l’existence d’un pidgin préalable – d’un baragouin -précédant l’avènement des créoles dans les zones créolophones françaises resteencore en débat. Baker 1996 et McWhorter 1998 soutiennent qu’une phase depidginisation a précédé la créolisation dans le cas des créoles français alorsque la thèse inverse est défendue par Chaudenson 1994 et Bollée 1978.
Lescénario suivant a été suggéré indépendamment par Chaudenson (cf. Chaudenson1979) et Baker (1984) pour expliquer la genèse des « créoles français ». Il estcontesté entre autres par McWhorter 1998. Dans un premier temps, au cœur deshabitations coloniales, la population « blanche », locuteurs de diversesvariétés de français de l’ouest de la France principalement, et la populationservile partagent les mêmes conditions de vie. La population de « grandscommençants », d’esclaves, est « exposée » aux dialectes français des colons.Selon des témoignages de l’époque, les esclaves des habitations, qui n’ont sansdoute pas encore perdu l’usage des langues connues antérieurement, parviennentassez rapidement à maîtriser la langue du maître.
Ledéveloppement d’une économie de plantation provoque l’arrivée massive denouveaux esclaves, les bossales, qui, du fait de leur nombre, ne sont plus encontact avec des locuteurs « natifs ». Cela engendre des approximationsdes variétés linguistiques dominantes et une distorsion du continuum deséchanges linguistiques (cf. Manessy 1994, Valdman 1994, Baker 1995). SelonValdman (1994), dès les premières phases de la vie coloniale, des formes dediglos- sie, produites par le jeu de la décréolisation et de la repidiginisation(Romaine 1988), sont en place. Ainsi au moment où le créole saint-dominguoisest en usage, coexistent vraisemblablement dans le même espace,l’hypo-basilecte des bossales (les nouveaux esclaves), des lectesintermédiaires, et diverses formes de l’acrolecte, c’est-à-dire du français.Manessy (1994) établit un parallèle entre la formation des créoles français etles modifications que subit le français en Afrique noire. Dans certains paysfrancophones de l’Afrique de l’Ouest, le français est pris dans des diglossiesemboîtées, et se scinde en deux variétés d’inégal prestige – le français normeet la variété basse dite français endogène nourrie de la sémantaxe et derenonciation des langues africaines. Selon Manessy, l’extension du françaisendogène, variété prestigieuse pour les néo-francophones, fournit uneillustration in vivo du procès de basilectalisation à l’origine des créoles.
Dans laversion démo-linguistique de Baker (1984), le premier événement social décisifpour la créolisation des îles françaises se produit quand le nombre d’esclaves- esclaves « bossales » et esclaves « créoles », nés aux îles, – présents dansla colonie, dépasse celui des colons. Ce premier phénomène – qui pourrait êtrelié à l’avènement d’une économie de plantation – se produit relativementrapidement suivant les colonies, entre 10 et 14 ans à Maurice et en Guyane,après environ 35 ans à St Domingue/Haïti (Fattier 1998), et 50 ans à la Réunion(cf. Mufwene 1996). Le deuxième événement démographique (Baker 1984) survientlorsque le nombre d’esclaves « créoles » dépasse celui des colons. Ce secondévénement a lieu 140 ans après le début de la colonisation, et 90 ans aprèsl’événement 1, à la Réunion, tandis que cela ne prend qu’une cinquantained’années à Maurice. D’après Baker, si entre l’événement 2 – supérioriténumérique des esclaves «créoles» – et l’événement 3 – fin de l’introduction desbossales dans la colonie – le nombre d’esclaves fraîchement débarqués estélevé, ce phénomène démo-linguistique entraîne une « basilectalisation » ducontinuum linguistique existant, ainsi que le « gel » ou la cristallisationd’une langue créole, distincte de la langue des colons.
Laquestion des étapes de la cristallisation ou de la prise d’autonomie descréoles n’a pas reçue de réponse satisfaisante à ce jour. Aux propositionsexplicatives avancées supra, il faut ajouter le lien établi entre autonomie etexpansion fonctionnelle et structurale de la langue créole par Hymes 1971, lerôle attribué aux enfants pour qui le créole est devenue la langue première, ouencore l’idée de la création d’un outil de communication par une populationd’origines et de langues diverses, proposition formulée par Hjelmslev 1938,mais voir Baker 1992.
LES PROCÈS LINGUISTIQUES DE LA PIDGINISATION ET DE LACRÉOLISATION : GRAMMATICALISATION, RÉANALYSE ET ÉVOLUTION
Lesdifférentes théories de la genèse des créoles accordent une importance variableaux procès de pidginisation et de créolisation : du postulat d’un liengénétique entre ces phénomènes à la négation de l’existence de deux processusdistincts. Les définitions proposées par Hymes 1971 ont fortement influencé lesconceptions en ce domaine : la pidginisation provient d’une réductionfonctionnelle et d’une simplification des matériaux linguistiques disponiblesdans les échanges tandis que la créolisation correspond à une phase d’expansionfonctionnelle et linguistique de données antérieurement simplifiées. Cetteproposition recoupe l’idée, aujourd’hui contestée, de l’existence d’un cyclevital qui conduirait de la création et de l’emploi de formes instables, lespidgins, langues non maternelles, à l’émergence des créoles, langues premièresdes générations subséquentes.
Il fautattendre Mùhlhàusler 1986 pour une caractérisation différente de lapidginisation et la créolisation. Pour cet auteur, il s’agit de dynamiquesd’appropriation, d’apprentissage de langues secondes dans le cas de lapidginisation, et d’acquisition du langage en ce qui concerne la créolisation.Au sein de ces continuums d’appropriation, l’on peut isoler éventuellementl’existence d’un pidgin mais cela n’est nullement une étape obligée. Lacréolisation et la pidginisation sont des processus qui s’inscrivent sur undouble axe, celui du développement et celui de la restructuration. Des complexificationssans phase de jargon et des situations de nativisation/créolisation sanspidginisation préalable sont attestées tout autant que le cycle pidgin/créole.
Certainsauteurs francophones (cf. Chaudenson 1992) insistent sur la doublesignification du terme de «créolisation », celle de genèse sociale et culturelleet celle de développement linguistique. Bernabé, Chamoiseau et Confiant 1989affirment une continuité entre les procès culturel et linguistique de lacréolisation tandis que Bonniol 1 997 y voit plutôt une homologie, et considèreque la créolisation linguistique est le témoignage le plus manifeste de la miscegenation à l’œuvre dans lessociétés créoles.
Au-delàde la définition générique de la créolisation comme processus de création descréoles (mais Hymes 1971 et Manessy à sa suite, ont beaucoup insisté sur lefait que la créolisation ne conduit pas inéluctablement à l’émergence d’uncréole), l’extension de cette notion crée une difficulté supplémentaire.Mùhlhausler 1986, tout comme Hazaël- Massieux 1 996 : 31 6, tiennent que lacréolisation ne correspond qu’à une phase spécifique de l’émergence des languescréoles, celle où elles se différencient des langues sources ou lexificatrices.Dans cette acception, à un moment particulier de la dynamique d’évolution,alimentée éventuellement par la diffusion de faits lexicaux et grammaticauxd’autres parlers créoles élaborés en d’autres sites, la créolisation donc,succède le rythme lent du changement linguistique ordinaire.
On estdès lors conduit à s’interroger sur les rapports entre la créolisation et desmécanismes du changement linguistique, telle la grammaticalisation et laréanalyse. Posner (1986), qui définit la créolisation comme un changementtypologique au sein de la même famille linguistique, pose que le procès degrammaticalisation ne saurait être identique à celui qui, dans la diachronied’un système linguistique particulier, transforme les lexemes en formantsgrammaticaux par exemple. Cette thèse, formulée entre autres par Schuchardt àla fin du siècle dernier (cf. Bollée 1978), est soutenue de nos jours parThomason et Kaufman (1 988).
À lagrammaticalisation qui concourt à l’émergence d’unités grammaticales nouvelles,phénomène bien identifié par Meillet 1 921 , et à la réanalyse définie parLangacker (1 977) et Haspelmath (1997) comme une réinterprétation des rapportsentre unités grammaticales sans modification de l’ordre de surface, A.Giacalone-Ramat (1992), propose d’ajouter la grammaticalisationacquisitionnelle, qui désigne le traitement de la langue cible par l’apprenantdans le cadre d’un appropriation linguistique non dirigée en l’espèce. On peutsupposer que lors de la créolisation, des grammaticalisations acquisitionnellesmultiples contribuent à l’émergence d’entités linguistiques nouvelles, au mêmetitre que la réanalyse et la grammaticalisation. […]
QU’EST-CE QU’UN CRÉOLE ?
Dans latypologie des systèmes linguistiques et des situations sociolinguistiques qu’ilpropose, W. Stewart (1968) distingue les créoles et les pidgins des autressystèmes linguistiques, à partir des critères d’absence d’autonomie (parrapport aux langues lexificatrices) et de non-standardisation. Il reprend ainsiune représentation déjà ancienne de ces langues. Apparues dans descirconstances socio- historiques et des univers coloniaux proches, les languescréoles, issues de l’expansion coloniale européenne, ont puisé dans le fonds delangues apparentées, en ce qui concerne les langues lexificatrices, voire dansles mêmes langues pour celles parlées par la main-d’œuvre asservie. On a tiréargument des identités structurelles interlinguistiques partagées pour postulerun type linguistique créole.
Tout enadmettant que les créoles ne constituent sans doute pas une classe de languesparticulière, Alleyne 1996 : 8 et suiv. trouve pratique de les regrouper pourdes raisons socio- linguistiques et socio-historiques et parce qu’ils partagentquelques traits linguistiques en commun :
– lerecours à des marqueurs pré-prédicatifs ou à des auxiliaires pour l’expressiondu temps, du mode et de l’aspect;
– lesverbes sériels ;
– et,le clivage du prédicat.
Onpourrait ajouter à cet inventaire un ordre des mots SVO dans l’énoncé simple,et le trait contrastif négatif – par rapport aux langues lexificatrices -d’absence relative de morphologie flexionnelle. On rencontre une liste analogued’affinités grammaticales et lexicales entre créoles chez D.R. Taylor (1971).
McWhorter1998 défend l’existence d’un prototype créole qui serait caractérisé par lestrois traits concomitants d’absence de morphologie flexionnelle, d’absence demarques tonales, et d’emploi d’une morphologie dérivationnelle semantiquementtransparente. Selon McWhorter, au fil de l’évolution diachronique, les languescréoles développent, à des degrés divers, une morphologie flexionnelle etperdent de leur transparence sémantique. Kihm 1991 soutient que la question dela ressemblance entre langues créoles est mal posée. Des monographiesgrammaticales détaillées de ces langues permettraient de constater que lesdivergences entre langues créoles sont aussi nombreuses que leursressemblances. Thomason 1997, et Mufwene 1998 notent, à leur tour, sur la based’arguments différents, l’impossibilité d’identifier des traits linguistiquescréoles qui ne soient pas partagés par d’autres langues « isolantes ».
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