La Réunion, «île-laboratoire
Le créole, l’hiver et la dindeaux marrons
Le débat autour de la langue créole agite toujours les enseignantscomme les politiques
Par Axel Gauvin, mars2010
« Quelleslangues jugez-vous utiles à vos enfants pour leur vie future ? » Pour les parents interrogés à LaRéunion (), c’est à 99 % le français, à 95 % l’anglais, mais aussi à85 % le créole réunionnais. A une énorme majorité, ils affirment que cedernier fait partie de la culture réunionnaise et qu’il est indispensable qu’ilsoit enseigné en classe. Le français et le créole sont bien, à différentsniveaux, les langues principales de l’intégration culturelle et dudéveloppement.
La Réunion nesaurait se passer du français, langue d’intégration à la société réunionnaiseelle-même, à la République française et, associé à l’anglais, à la zone ouestde l’océan Indien et au monde. Il va sans dire que le français est langue depromotion sociale, que l’étude des grandes créations culturelles françaises (ouétrangères, traduites ou doublées en français) est incontournable pour lesRéunionnais.
Ces vérités sonttellement prégnantes, semblent tellement exclusives dans notre société, que,s’agissant de l’attrait pour le créole, les résultats de ce sondage peuventparaître surprenants. D’autant plus que la politique d’éradication du créolecommence à peine à prendre fin : naguère, par exemple, un inspecteur del’éducation nationale pouvait ordonner, avec la bénédiction de sessupérieurs : « Il faut fusiller le créole ! » Avantce sondage, aucun créoliste, sociolinguiste ou acteur linguistique n’aurait oséplacer le créole dans le peloton de tête des langues « utiles » auxyeux des Réunionnais.
Surprenants,mais pas illogiques. Car, en plus de l’amour porté tout naturellement à lalangue maternelle — amour qui s’exprime plus librement aujourd’hui —, lecréole a été et reste la langue principale de l’intégration à la sociétéréunionnaise. C’est grâce à elle que les dizaines de milliersd’« engagés » indiens, qui ont permis l’essor de l’économie sucrièreau milieu du XIXe siècle, ou que les immigrants chinois et gujaratis(ouest de l’Inde), qui ont mis en place le premier réseau de commerce dedistribution au début du XXe siècle, sont devenus des acteurs fondamentauxdu développement de l’île. Aujourd’hui encore, la langue d’insertion d’unegrande partie des arrivants mahorais et malgaches est bien le créole, associéau français.
Drame del’illettrisme
Pour preuvecontraire, la mise à l’écart du créole dans le secteur de l’enseignementparticipe à l’échec, à l’exclusion, à la marginalisation. Le drame del’illettrisme en est la plus triste illustration () : il concerne 14 % à 18 % des personnes âgées de 16 à65 ans, soit environ le double du taux hexagonal (alors que le systèmescolaire y est en tout point semblable, depuis la« départementalisation » en 1946). Certains progrès ont été accomplisdans ce domaine ; mais, au rythme actuel, il faudra des décennies pourramener l’illettrisme à son niveau incontournable : les 4 à 6 % dedyslexiques et dysorthographiques. Et à quel prix (
Ne vaudrait-ilpas mieux voir en face les causes de cet échec ? Et, parmi celles-ci, lesfacteurs linguistiques et culturels () ? Outre la difficulté, malheureusement inévitable, d’assimilerle principe et la mécanique de l’alphabet (ce qui n’est pas rien), nombre depetits Réunionnais doivent le faire dans une langue non maîtrisée, le français,qui a l’écriture complexe que l’on sait. Et cela avec le support d’écrits dontle contenu culturel est sans grand rapport avec leur propre vécu. Lespsycholinguistes ont fait la démonstration que deux difficultés suffisentlargement à accaparer un jeune cerveau moyen ; mais, à La Réunion, cela enfait quatre, dont certaines insurmontables pour ceux parmi les élèves qui n’ontque des compétences réduites en français : nés de parents créolophones,auxquels l’école maternelle n’a pas réussi à enseigner le français, et dontl’univers culturel, contrairement à celui des manuels scolaires, ne comprendpas de dinde aux marrons, de printemps et d’automne…
Chacun saitqu’il n’y a que deux saisons à La Réunion : la sèche et l’humide. Mais pasle ministère de l’éducation, et, par voie de conséquence, pas forcément nosécoliers, collégiens et lycéens. Si « nos ancêtres les Gaulois » ontdisparu, leurs avatars sont toujours vivants : par son manteau, sesmitaines et son écharpe, une petite souris blanche de feutrine indique encore àde nombreux élèves de maternelle, en décembre — alors que la températureaugmente de jour en jour pour atteindre les 30-35 °C — que l’hivercommence. Mais où donc commence-t-il, cet hiver ?
Foules prisesen tenaille
« Dans lemonde entier ! En France ! En Europe ! Partout ! nous réplique-t-on. Qu’importe,après tout ! Mais pourquoi posez-vous donc toujours de fauxproblèmes ? Pourquoi vous recroquevillez-vous ? Pourquoi voulez-vousrenfermer les petits Réunionnais sur eux-mêmes ? Pourquoi politisez-vousl’enseignement ? » Dire qu’il est aberrant qu’un professeur, sousprétexte que les platanes perdent leurs feuilles — en mai ! — impose lethème de « l’automne à La Réunion » à des élèves de sixième, c’est,a-t-on pu entendre dans une réunion politique, « serecroqueviller ». Soutenir que l’on a réussi à faire dire plusieursphrases en français à des élèves mutiques grâce aux premiers cours de créolequ’on leur a dispensés, c’est « faire de l’idéologie »(discussion dans une salle des professeurs). Demander que l’on mette un peu desolide et de concret sous les pieds des élèves réunionnais, pour qu’ilspuissent d’abord marcher, ensuite prendre appui, s’élancer… c’est « êtreséparatiste », fut-il asséné lors d’un conseil de classe.
Bien sûr, tousles professeurs, inspecteurs de l’éducation nationale, principaux etproviseurs, recteurs d’académie ne sont pas forcément des« glottophages » et des « culturicides ». Il en existe mêmede très ouverts. Mais, effet de la lourdeur des mentalités et du système, la révisionprofonde des contenus de l’enseignement a peu avancé ; et lareconnaissance du créole comme langue maternelle de la grande majorité desRéunionnais est loin d’être acquise (
Il faudrait pourtantoser ; car « l’enfant qui a appris à lire et écrire une languereprésentée alphabétiquement ne doit plus découvrir ce principe pour apprendreà lire et à écrire une autre langue qui est aussi représentée alphabétiquement () ». On devrait donc sérier les problèmes pour les enfantsinsuffisamment francophones : apprendre à lire et à écrire d’abord encréole, et dans des écrits culturellement familiers ; puis passer aufrançais, dès que les progrès à l’oral, dans cette langue seconde, lepermettront. En fait, il suffirait, dans ce domaine comme en d’autres, depenser nos deux langues et nos deux cultures en termes de complémentarité,mieux, de partenariat. Mais entre les « culturicides » et leshésitants, des foules de Réunionnais sont pris en tenaille !
Le monolinguismeet la monoculture isolent, excluent, éliminent — et ce qui a été exposé pour lefrançais peut l’être aussi, à d’autres niveaux, pour le créole. Ledéveloppement individuel et collectif, la lutte contre l’échec scolaire,l’intégration culturelle au sein de la société réunionnaise et à la Républiquefrançaise, mais aussi à la région de l’océan Indien et au monde… tout celapasse par la reconnaissance de notre bilinguisme (créole et français), de notrebiculture (française et réunionnaise, toutes les deux multiformes, quoi quecertains puissent prétendre).
C’est unemanière d’aller plus loin : dans le sondage évoqué précédémment, certainsparents réunionnais citaient, en plus du noyau français, créole et anglais, deslangues internationales comme l’allemand ou l’espagnol, mais aussi des languesancestrales : le chinois, le tamoul, le malgache, l’hindi qui, outre leurimportance affective pour certaines fractions de la population, peuvent êtredes outils fondamentaux pour étendre les échanges culturels et commerciaux del’île au-delà de l’océan…
Axel Gauvin
Poète et romancier réunionnais,
écrivant autant en créole de LaRéunion qu’en français.
Auteur, entre autres, du Train fou,Seuil, Paris, 2000.
Notes
) Sondage Ipsos réalisé en décembre 2008-janvier 2009, à lademande de l’Office de la langue créole de La Réunion.
) Pas la seule, hélas : pour les tests d’entrée en sixième, en2005, La Réunion a obtenu, selon les exercices, de 10 à 23 points de moinsque l’Hexagone.
) De 2007 à 2013, l’Etat, la région, le département et la Caissed’allocations familiales consacrent 31 millions d’euros à la lutte contrel’illettrisme.
) Le rapport Insee de 2008 sur l’illettrisme à La Réunion précise que,« parmi les personnes qui pratiquaient le français dans leur plus jeuneâge, 93 % n’ont pas de difficulté à l’écrit ; tandis que cepourcentage descend à 64 % pour les personnes qui ne le pratiquaientpas ».
) Dans le même sondage Ipsos, 40 % des personnes interrogéesdisent parler avant tout créole à leurs enfants et 36 % autant en créolequ’en français.
) Michel Fayol et José Junca de Morais, « La lecture etson apprentissage », Actes de la Journée nationale de l’observatoire dela lecture, janvier 2004.
Source : Le Mondediplomatique