CORPS MÊLÉS, ENTRE LITTÉRARITÉ ETDESCRIPTION SOCIALE
Par Hugues St. Fort
Marvin Victor
Corps mêlés, roman
Gallimard, 2011
Qu’y a-t-il de si extraordinaire dans la première phrase du roman « Corpsmêlés » de Marvin Victor pour qu’elle soit citée dans toutes lesrecensions que j’en ai lues ? Est-ce sa somptueuse ampleur, sonvocabulaire inattendu, l’atmosphère étrange qui s’en dégage ? Je me ledemande encore. Je ferai comme tout le monde cependant et je vais vous laciter, moi aussi :
Par une nuit de décembre, un vendredi, comme d’autres entrent au Séjourdes morts, me raconta un jour ma marraine, ma tante, elle, la sage-femme parexcellence, je sortis des entrailles peureuses et gluantes de ma mère que lesgens du pays de Baie de Henne donnaient pour une mule – cette bête hybride,issue de l’accouplement d’une jument et d’un âne et qui, selon eux, met bassoit des mouches, soit des abeilles – considérant qu’au bout des nombreusesliaisons qu’ils lui prêtaient, elle ne parvenait pas à tomber enceinte.
Ce qui est sûr, c’est que ce roman de Marvin Victor est rempli àl’extrême de phrases tout aussi ou encore plus amples, ou plus étranges quecette première phrase de ce roman dont on parlera encore longtemps dans leslettres haïtiennes. Corps mêlés est le premier roman de MarvinVictor, jeune écrivain haïtien de moins de trente ans. Il vient de frapper uncoup de maitre avec ce texte remarquable d’originalité narrative, de hardiessedans les créations d’images, et de puissance d’imagination. Pour sa premièregrande œuvre littéraire (le premier texte que j’ai lu de lui est une courtehistoire intitulée Blues for Irène, parue dans Haïti Noir,l’ouvrage collectif coordonné par la romancière Edwidge Danticat qui estsorti au début de cette année à New York), Marvin Victor nous livre unsomptueux roman doté d’une force d’évocation stylistique rarement créée dansl’univers littéraire haïtien, mais en même temps, sans en avoir l’air, ce romandécortique le réel haïtien avant et après le séisme du 12 janvier 2010, lemoment le plus tragique de l’histoire contemporaine haïtienne. On ne peut pasrésumer l’histoire, au sens de relation d’événements imaginaires, qui constituela trame de ce roman. Tout au plus, pourrait-on dire que le livre est le récitde la trentaine
d’années passées loin de lui que fait Ursula Fanon, une dame d’un peu plus d’une quarantaine d’années, originaire de Baie-de-Henne, àson amoureux d’enfance, Simon Madère, qu’elle retrouve dans un Port-au-Princechaotique après le séisme du 12 janvier 2010. En fait, Corpsmêlés est un immense monologue qui fait se rejoindre le passé et le présentdans une suite zigzagante d’événements où on peine à se retrouver, à y entrerou à s’en sortir tant la confusion temporelle vous écrase. Il y a pourtantquelques repères récurrents expressément mis par l’auteur : « le paysde Baie-de-Henne », qui figure au moins une centaine de fois danstout le roman, l’éternel « sac Hermès en similicuir » que citeconstamment la narratrice, la présence de sa marraine/tante tout à la foissage-femme, « manbo », guérisseuse, et grande baiseuse ; etsurtout le cadavre de sa fille morte au cours du séisme qui surgit dansl’esprit d’Ursula Fanon telle qu’elle l’a vue, « son sang encore chaud,parfumé, mêlé à la poussière des gravats » (p. 34). Ce cadavre hante lanarratrice tout au long du roman et c’est avec lui que prendra fin le livredans une scène fantastique, délirante, quand elle, délaissant brusquement ladame de la haute société avec qui elle dansait au cours d’une garden-party,s’élança dans la nuit, dans les ruines de son quartier, rue Magloire Ambroise,pour aller récupérer le cadavre de sa fille et l’enterrer au Pays de Baie-de-Henne,de peur qu’un chien ne le dévore ou qu’un camion de la mairie n’emporte soncorps vers les fosses communes.
Au-delà de ce bout d’histoire raconté sous la forme d’un immensemonologue zigzagant, ce qui frappe le lecteur dans Corps mêlés, c’est laforte littérarité du texte. L’appartenance d’une œuvre à la littérature définit la littérarité d’un texte (Wikipédia). Cette littérarité semanifeste « dans la densité des figures utilisées, dans le soin apporté àla rythmicité de la phrase ». Marvin Victor prend un soin exemplaire à soignerla littérarité de son texte, grâce à des phrases inoubliables commecelle-ci : Et par un de ces après-midi, où nul ne pouvait sortir de samaison, pas avant l’apparition des premières lueurs pourpre et or du crépusculehennois, au-dessus de la mer, et du serein – cette fine rosée del’avant-nuit -, le père de Simon surgit d’un sentier de traverse débouchant surla place de l’église, assoupi par la chaleur, très maigre, boitillant sur lepied gauche, accompagné d’un gamin au teint clair tirant sur le bronze, avec aumilieu du visage un nez en trompette, qui portait un sac de jute sur la tête. (pgs.93-94).
Les séquences dialoguées, les répliques énoncées sous forme de discoursdirect qui sont si caractéristiques du genre romanesque et qui font avancerl’action sont pratiquement inexistantes dans Corps mêlés. Marvin Victorpréfère faire usage à travers tout le roman d’une forme de discours rapporté,un discours indirect ou un discours narrativisé, ou des répliques qui nerequièrent pas de réponse en retour. C’est grâce à de tels procédés qu’ilparvient à créer ces phrases démesurément longues, ponctuées de tirets quipermettent une pause dans la description ou la narration, mais en même tempsfournissent le prétexte à un développement encore plus long.
Ce n’est pas l’histoire qui intéresse dans Corps mêlés et j’aidit plus haut que le roman ne raconte pas d’histoire. C’est un roman éminemmentcérébral. Marvin Victor ne se préoccupe pas de captiver le lecteur avec uneintrigue qui rebondit à chaque instant. Chez lui, tout est calculé. Ce n’estpas strictement parlant un roman sur le séisme du 12 janvier 2010. À la limite,on pourrait dire que le romancier s’en moque. Par exemple, le lendemain duséisme, Ursula Fanon va retrouver Simon Madère, son ancien amant et peut-être lepère de sa fille morte (on ne le saura jamais), au troisième étage de sonimmeuble antisismique et, alors que le spectacle des survivants agonisant dansla cour de l’immeuble se déploie dans toute son horreur dans les rues dePort-au-Prince, les deux anciens amants se complaisent dans leurs beuverieshabituelles et se réfugient dans un silence agaçant.
Mais en même temps, l’analyse sociale atteint des niveaux de descriptionparticulièrement informatifs. Ursula Fanon, la narratrice, est restée, malgréses trente années vécues dans la « grande ville », une petitepaysanne consciente de ses limitations sociales dans un Port-au-Prince quiméprise les pauvres et les paysans. Ursula Fanon en fait l’expérience dès sonarrivée dans ce pensionnat pour jeunes filles fortunées, sorte de « prisondorée où la bourgeoisie de la haute-ville jetait ses brebis galeuses »(pg.147).
Depuis mon arrivée, aucune des filles ne m’avait adressé la parole, et,derrière les cloisons, j’entendais leurs rires, leurs chuchotements, lebruit feutré de leurs pas, les lentes mazurkas de Chopin qu’elles jouaient àtour de rôle au vieux piano Steinway du salon.
Autre particularité à souligner dans Corps mêlés : lasensibilité et le réalisme féminins décrits par un auteur mâle. Voici un passagefortement révélateur de ce dédoublement :
…les signes du malheur pouvaient apparaitre partout, voire même dans lesserviettes hygiéniques de ces jeunes pensionnaires dont, cet été-là,croyais-je, les hommes de la ville pouvaient renifler à dix kilomètres à laronde les effluves macérés de leur flux oxydé au contact de l’air, cettehumidité autour de leurs vulves, sachant que, moi, je n’avais plus vu mesrègles depuis deux mois, avant même mon arrivée dans la grande ville, nem’étant même pas demandé si j’étais déjà enceinte de ma fille, considérant quej’avais toujours été très irrégulière, et, au village, les rares fois où çacoulait, je confectionnais mes serviettes hygiéniques avec des lambeaux de drapou de nappe qui me renflaient la petite culotte et me faisaient marcher lesjambes presque grandes ouvertes.
Avec Corps mêlés, Marvin Victor nous fait croire que la relèvelittéraire haïtienne est assurée. Il nous faut encore cependant d’autres jeunesromanciers de ce calibre.