Conversationssur Haïti avec Césaire
ParChristophe Wargny
Le Monde diplomatique, Paris, 19 avril 2008
Restaurateur de la dignité des Noirs,inventeur (avec Léopold Sédar Senghor et Léon Gontran Damas) du concept denégritude, Aimé Césaire était avant tout un homme libre. Ils ne sont plus sinombreux à ne pas courber l’échine sous le poids des idées préfabriquées et despréjugés. Poète, intellectuel, homme d’action et de culture, Césaire était unpenseur debout, un homme qui ne se croyait pas obligé de négocier sa libertéavec les puissants. Son œuvre et son action ont beaucoup contribué àl’émancipation des Noirs tout en faisant (avantage collatéral) progresser la « causehumaine » tout entière. L’auteur martiniquais assumait ce que certains ontvu comme des contradictions : se battre pour l’indépendance des paysafricains tout en étant attaché à l’appartenance des Antilles à la France,réfuter — au nom de son humanisme d’homme de gauche — les critiques de ceux quivoient dans la négritude un concept enfermant. Parmi ses nombreuses œuvres, onse souviendra notamment du fulgurant Cahier d’un retour au pays natal(Présence africaine, 1943) et de La Tragédie du roi Christophe. Césairedisait et écrivait ce qu’il pensait, contribuant comme peu l’ont fait dans lapériode récente aux progrès de la conscience universelle.
Collaborateur du Monde diplomatique,Christophe Wargny a pu l’interroger sur sa vision d’Haïti, l’un des symboles dela lutte des Noirs pour leur émancipation. Il livre ici son témoignage.
Après cinquante-cinq ans demandat, Aimé Césaire a laissé la mairie de Fort-de-France à son jeune dauphin,M. Serge Letchimi. Mais on ne déplace pas un monument : sonsuccesseur s’est installé dans un édifice flambant neuf. Aimé Césaire n’a pasquitté, en 2001, le vieux bâtiment un peu désuet où il a continué à se rendrechaque matin. C’est là, dans un bureau à l’allure de salle à manger bien cirée,mais peuplée de livres, qu’il m’a reçu en 2002 et 2004. Deux longs entretiens,avec un seul sujet : Haïti.
Costume et cravate, grosseslunettes, vêture classique dépourvue d’exotisme : l’homme se tenait biendroit, et prenait son temps, handicapé par une surdité qui l’autorisait à éluderles questions qui ne l’intéressaient pas. Ni l’extrême qualité de son français,ni son humour, pas plus que ses capacités d’analyse, d’indignation oud’enthousiasme n’en souffraient. Le combat continuait. Son admiration pour lepeuple haïtien et pour Toussaint Louverture, son héros, demeuraient intacts.
« Notre dignité, notreexistence n’a longtemps tenu qu’à cet événement fondateur : j’ai trouvé enHaïti plus qu’un apport majeur à la pensée que j’essayais de construire. » Six mois passés en 1944 dans l’ancienne Saint-Domingue lemarquent définitivement, imprègnent Le Retour au pays natal, tissent desliens avec André Breton, Pierre Mabille et les surréalistes, des alliés dans ladénonciation de « l’oppression culturelle coloniale ». L’invention oula définition de la négritude commence à marquer Africains d’Afrique etd’Amérique : « N’exagérez pas mon influence, elle ne fut qu’uneparmi d’autres. Mais la vie des colonisés d’Afrique, des victimes d’une féroceségrégation aux Etats-Unis, ou des peuples Caribéens soumis, gardait à Haïtitoute sa charge symbolique : un peuple qui, seul contre tous, s’est libéréde l’esclavage. »
D’autant que les années 1940marquent une embellie en Haïti, avec sa venue, celle de Breton, la productiondes intellectuels locaux, les conférences qui dynamisent une jeunessescolarisée en pleine effervescence, proche des idéaux communistes, en luttecontre les oligarchies et la dictature de Lescot. À côté de son ami RenéDepestre, «Papa Martinique » y a sa part, mais tient à rappelerpar-dessus tout le cadeau qu’Haïti fit au monde, au monde des opprimés. Il peutencore agiter ses mains et faire, grâce à ses lunettes, les gros yeux, au casoù l’interlocuteur douterait ! « Haïti où la négritude se mitdebout pour la première fois… Ce fut leur conquête. Leur conquête était aussipour nous tous. Si nous en étions dignes ! »
Un essai, Toussaint Louverture,écrit dans la foulée et, plus tard, cette pièce de théâtre immortelle, LaTragédie du roi Christophe. Pour Toussaint Louverture, une admiration sansborne « pour le génie qui s’incarne dans un peuple et qui permet à unpeuple de vivre son existence dans un projet : la liberté générale,l’émancipation pour tous ». Henri Christophe, l’intrépide général quise fait roi (on en connaît d’autres au début du XIXe siècle !), installeune cour brillante, rétablit le travail forcé pour transformer en devises lescultures de rente, prépare la guerre mais veut la grandeur de son peuple, quise suicide enfin, c’est pour Aimé Césaire « le doigt mis sur lescontradictions dans lesquels il est empêtré. D’où Toussaint lui-même n’étaitpas sûr de sortir ».
L’occasion pour lui de rappeler « quele pouvoir qui naît d’une telle lutte n’est pas irréversible. Comme la liberté,il s’agit d’une lutte permanente. Le mouvement décolonial, pas plus que laconquête de l’indépendance, ne met à l’abri des pires déviations. On en aconnu, on en connaîtra d’autres. Le pouvoir au service des prolétaires, proposépar les communistes, aboutit à des monstruosités. On le voit et on le verra enAfrique, l’indépendance contre un oppresseur ne garantit pas les droits del’homme. Ni les étapes ultérieures ».
Selon les circonstances etl’ennemi intérieur ou extérieur du moment, les dirigeants haïtiens mettent enavant ou Toussaint, ou Pétion, ou Dessalines ou Christophe. Notre poète les metsans hésitation d’accord. Un seul a une vision du combat révolutionnaire, lesens de la rupture, une hiérarchie des objectifs : Toussaint Louvertureavait compris la Révolution française et en mesurait l’universalité. Uneopinion à confronter aux multiples biographies de l’homme qui mena la seulerévolte d’esclaves victorieuse.
« Une conclusion : ilen aura fallu du temps et des combats pour que cet homme universel, quiappartient à tous, un siècle et demi avant Martin Luther King, ait droit à uneplace. Malheureusement pas toute sa place, même ici. »
Mais Haïti, ce pays sans État,ballotté à l’intérieur et soumis aux puissances occidentales ? « L’Occidentpardonnera-t-il un jour aux descendants de Toussaint Louverture ? Nous quiavons choisi une lutte de substitution à l’intérieur du monde colonial, nousdevons à notre tour aider les Haïtiens. Jamais nous ne compenserons tout à faitce que nous devons au nègre fondateur. Le nègre fondateur, c’est la Révolutionde Saint-Domingue, c’est Toussaint Louverture. »
Et si Haïti était restée unecolonie française après 1804 ? La question paraît incongrue au poète. « Notrehistoire à nous y eût tellement perdu. Tout perdu. D’un colonialisme peutjaillir un autre. La tragédie du roi Christophe, c’est notre tragédie àtous. » Quand la majorité des Haïtiens rêvent d’émigrer, le poètedisparu est un homme, plus que tout autre, qu’Haïti n’a cessé d’accompagner.
ChristopheWargny
Maître de conférences au Conservatoire nationaldes arts et métiers (CNAM), Paris. Auteur de Haïti n’existe pas. Deux centsans de solitude, nouvelle édition, Autrement, Paris, 2008.
Source : Le Mondediplomatique