Claude Hagège : « Imposer salangue,
c’est imposer sa pensée »
Proposrecueillis par Michel Feltin-Palas
2 juillet 2012
Pour le grand linguiste Claude Hagège, le constat est sans appel :jamais, dans l’histoire de l’humanité, une langue n’a été « comparable enextension dans le monde à ce qu’est aujourd’hui l’anglais » (1). Oh ! ilsait bien ce que l’on va dire. Que la défense du français est un combat ranci,franchouillard, passéiste. Une lubie de vieux ronchon réfractaire à lamodernité. Il n’en a cure. Car, à ses yeux, cette domination constitue unemenace pour le patrimoine de l’humanité. Et fait peser sur elle un risque plusgrave encore : voir cette « langue unique » déboucher sur une »pensée unique » obsédée par l’argent et le consumérisme. Que l’on serassure, cependant : si Hagège est inquiet, il n’est pas défaitiste. La preuve,avec cet entretien où chacun en prend pour son grade.
LeVif/L’Express :Comment décide-t-on, comme vous, de consacrer sa vie aux langues ?
Claude Hagège : Je l’ignore. Je suis né et j’ai grandi à Tunis, uneville polyglotte. Mais je ne crois pas que ce soit là une explicationsuffisante : mes frères, eux, n’ont pas du tout emprunté cette voie.
Enfant,quelles langues avez-vous apprises ?
À la maison, nous utilisions lefrançais. Mais mes parents m’ont fait suivre une partie de ma scolarité enarabe – ce qui montre leur ouverture d’esprit, car l’arabe était alorsconsidéré comme une langue de colonisés. J’ai également appris l’hébreu sousses deux formes, biblique et israélienne. Et je connaissais l’italien,qu’employaient notamment plusieurs de mes maîtres de musique.
Combiende langues parlez-vous ?
S’il s’agit de dénombrer lesidiomes dont je connais les règles, je puis en mentionner plusieurs centaines,comme la plupart de mes confrères linguistes. S’il s’agit de recenser ceux danslesquels je sais m’exprimer aisément, la réponse sera plus proche de 10.
Beaucoupde Français pensent que la langue française compte parmi les plus difficiles,et, pour cette raison, qu’elle serait « supérieure » aux autres. Est-cevraiment le cas ?
Pas du tout. En premier lieu, iln’existe pas de langue « supérieure ». En France, le français ne s’estpas imposé au détriment du breton ou du gascon en raison de ses supposéesqualités linguistiques, mais parce qu’il s’agissait de la langue du roi, puisde celle de la République. C’est toujours comme cela, d’ailleurs : un parler nese développe jamais en raison de la richesse de son vocabulaire ou de lacomplexité de sa grammaire, mais parce que l’Etat qui l’utilise est puissantmilitairement – ce fut, entre autres choses, la colonisation – ouéconomiquement – c’est la « mondialisation ». En second lieu, lefrançais est un idiome moins difficile que le russe, l’arabe, le géorgien, lepeul ou, surtout, l’anglais.
L’anglais? Mais tout le monde, ou presque, l’utilise !
Beaucoup parlent un anglaisd’aéroport, ce qui est très différent ! Mais l’anglais des autochtones reste unidiome redoutable. Son orthographe, notamment, est terriblement ardue :songez que ce qui s’écrit « ou » se prononce, par exemple, de cinqmanières différentes dans through, rough, bough, four et tour ! De plus, ils’agit d’une langue imprécise, qui rend d’autant moins acceptable sa prétentionà l’universalité.
Imprécise?
Parfaitement. Prenez la sécuritéaérienne. Le 29 décembre 1972, un avion s’est écrasé en Floride. La tour decontrôle avait ordonné : « Turn left, right now », c’est-à-dire »Tournez à gauche, immédiatement ! » Mais le pilote avait traduit »right now » par « à droite maintenant », ce qui a provoqué lacatastrophe. Voyez la diplomatie, avec la version anglaise de la fameuserésolution 242 de l’ONU de 1967, qui recommande le « withdrawal of Israelarmed forces from territories occupied in the recent conflict ». Les paysarabes estiment qu’Israël doit se retirer « des » territoires occupés -sous-entendu : de tous. Tandis qu’Israël considère qu’il lui suffit de seretirer « de » territoires occupés, c’est-à-dire d’une partie d’entreeux seulement.
Est-ceune raison pour partir si violemment en guerre contre l’anglais ?
Je ne pars pas en guerre contrel’anglais. Je pars en guerre contre ceux qui prétendent faire de l’anglais unelangue universelle, car cette domination risque d’entraîner la disparitiond’autres idiomes. Je combattrais avec autant d’énergie le japonais, le chinoisou encore le français s’ils avaient la même ambition. Il se trouve que c’estaujourd’hui l’anglais qui menace les autres, puisque jamais, dans l’Histoire,une langue n’a été en usage dans une telle proportion sur les cinq continents.
Enquoi est-ce gênant ? La rencontre des cultures n’est-elle pas toujoursenrichissante ?
La rencontre des cultures, oui. Leproblème est que la plupart des gens qui affirment « Il faut apprendre deslangues étrangères » n’en apprennent qu’une : l’anglais. Ce qui fait peserune menace pour l’humanité tout entière.
Àce point ?
Seuls les gens mal informés pensentqu’une langue sert seulement à communiquer. Une langue constitue aussi unemanière de penser, une façon de voir le monde, une culture. En hindi, parexemple, on utilise le même mot pour « hier » et « demain ».Cela nous étonne, mais cette population distingue entre ce qui est -aujourd’hui – et ce qui n’est pas : hier et demain, selon cette conception,appartiennent à la même catégorie. Tout idiome qui disparaît représente uneperte inestimable, au même titre qu’un monument ou une oeuvre d’art.
Avec27 pays dans l’Union européenne, n’est-il pas bien utile d’avoir l’anglais pourconverser ? Nous dépensons des fortunes en traduction !
Cette idée est stupide ! Larichesse de l’Europe réside précisément dans sa diversité. Comme le ditl’écrivain Umberto Eco, « la langue de l’Europe, c’est la traduction ».Car la traduction – qui coûte moins cher qu’on ne le prétend – met en reliefles différences entre les cultures, les exalte, permet de comprendre larichesse de l’autre.
Maisune langue commune est bien pratique quand on voyage. Et cela ne conduit enrien à éliminer les autres !
Détrompez-vous. Toute l’Histoire lemontre : les idiomes des États dominants conduisent souvent à la disparition deceux des États dominés. Le grec a englouti le phrygien. Le latin a tué l’ibèreet le gaulois. À l’heure actuelle, 25 langues disparaissent chaque année !Comprenez bien une chose : je ne me bats pas contre l’anglais ; je me bats pourla diversité. Un proverbe arménien résume merveilleusement ma pensée : »Autant tu connais de langues, autant de fois tu es un homme. »
Vousallez plus loin, en affirmant qu’une langue unique aboutirait à une »pensée unique »…
Ce point est fondamental. Il fautbien comprendre que la langue structure la pensée d’un individu. Certainscroient qu’on peut promouvoir une pensée française en anglais : ils ont tort.Imposer sa langue, c’est aussi imposer sa manière de penser. Comme l’expliquele grand mathématicien Laurent Lafforgue : ce n’est pas parce que l’école de mathématiquesfrançaise est influente qu’elle peut encore publier en français ; c’est parcequ’elle publie en français qu’elle est puissante, car cela la conduit àemprunter des chemins de réflexion différents.
Vousestimez aussi que l’anglais est porteur d’une certaine idéologie néolibérale…
Oui. Et celle-ci menace de détruirenos cultures dans la mesure où elle est axée essentiellement sur le profit.
Jene vous suis pas…
Prenez le débat sur l’exceptionculturelle. Les Américains ont voulu imposer l’idée selon laquelle un livre ouun film devaient être considérés comme n’importe quel objet commercial. Car euxont compris qu’à côté de l’armée, de la diplomatie et du commerce il existeaussi une guerre culturelle. Un combat qu’ils entendent gagner à la fois pourdes raisons nobles – les Etats-Unis ont toujours estimé que leurs valeurs sontuniverselles – et moins nobles : le formatage des esprits est le meilleur moyend’écouler les produits américains. Songez que le cinéma représente leur posted’exportation le plus important, bien avant les armes, l’aéronautique oul’informatique ! D’où leur volonté d’imposer l’anglais comme langue mondiale.Même si l’on note depuis deux décennies un certain recul de leur influence.
Pourquelles raisons ?
D’abord, parce que les Américainsont connu une série d’échecs, en Irak et en Afghanistan, qui leur a faitprendre conscience que certaines guerres se perdaient aussi faute decompréhension des autres cultures. Ensuite, parce qu’Internet favorise ladiversité : dans les dix dernières années, les langues qui ont connu lacroissance la plus rapide sur la Toile sont l’arabe, le chinois, le portugais,l’espagnol et le français. Enfin, parce que les peuples se montrent attachés àleurs idiomes maternels et se révoltent peu à peu contre cette politique.
Pasen France, à vous lire… Vous vous en prenez même de manière violente aux »élites vassalisées » qui mèneraient un travail de sape contre lefrançais.
Je maintiens. C’est d’ailleurs uninvariant de l’Histoire. Le gaulois a disparu parce que les élites gauloises sesont empressées d’envoyer leurs enfants à l’école romaine. Tout comme lesélites provinciales, plus tard, ont appris à leur progéniture le français audétriment des langues régionales. Les classes dominantes sont souvent lespremières à adopter le parler de l’envahisseur. Elles font de même aujourd’huiavec l’anglais.
Commentl’expliquez-vous ?
En adoptant la langue de l’ennemi,elles espèrent en tirer parti sur le plan matériel, ou s’assimiler à lui pour bénéficiersymboliquement de son prestige. La situation devient grave quand certains seconvainquent de l’infériorité de leur propre culture. Or nous en sommes là.Dans certains milieux sensibles à la mode – la publicité, notamment, maisaussi, pardonnez-moi de vous le dire, le journalisme – on recourt auxanglicismes sans aucune raison. Pourquoi dire « planning » au lieud' »emploi du temps » ? « Coach » au lieud' »entraîneur » ? « Lifestyle » au lieu de « mode devie » ? « Challenge » au lieu de « défi » ?
Pourse distinguer du peuple ?
Sans doute. Mais ceux quis’adonnent à ces petits jeux se donnent l’illusion d’être modernes, alorsqu’ils ne sont qu’américanisés. Et l’on en arrive à ce paradoxe : ce sontsouvent les immigrés qui se disent les plus fiers de la culture française ! Ilest vrai qu’eux se sont battus pour l’acquérir : ils en mesurent apparemmentmieux la valeur que ceux qui se sont contentés d’en hériter.
Maisque dites-vous aux parents qui pensent bien faire en envoyant leurs enfantssuivre un séjour linguistique en Angleterre ou aux Etats-Unis ?
Je leur réponds : « Pourquoipas la Russie ou l’Allemagne ? Ce sont des marchés porteurs et beaucoup moinsconcurrentiels, où vos enfants trouveront plus facilement de l’emploi. »
Siune seule mesure était à prendre, quelle serait-elle ?
Tout commence à l’école primaire,où il faut enseigner non pas une, mais deux langues vivantes. Car, si on n’enpropose qu’une, tout le monde se ruera sur l’anglais et nous aggraverons leproblème. En offrir deux, c’est s’ouvrir à la diversité.
Lefrançais pourrait-il être le porte-étendard de la diversité culturelle dans lemonde ?
J’en suis persuadé, car il disposede tous les atouts d’une grande langue internationale. Par sa diffusion sur lescinq continents, par le prestige de sa culture, par son statut de langueofficielle à l’ONU, à la Commission européenne ou aux Jeux olympiques. Et aussipar la voix singulière de la France. Songez qu’après le discours de M. deVillepin à l’ONU, s’opposant à la guerre en Irak, on a assisté à un affluxd’inscriptions dans les Alliances françaises.
Contre la pensée unique, par Claude Hagège. OdileJacob, 250 p.
Claude Hagège en 5 dates
Entrée à l’École normale supérieure de Paris. 1966Première enquête linguistique de terrain, au Cameroun. Depuis 1988 Professeurau Collège de France. 2009 Dictionnaire amoureux des langues (Plon). 2012Contre la pensée unique (Odile Jacob).
Source : Levif.be