L’enseignement-apprentissagedu français en Haïti
à travers la loupe duprofesseur
Fortenel Thélusma
ar J. P. Eddy Lacoste
Le Nouvelliste, Port-au-Prince, le 21 décembre 2016
S’ilest une constatation faisant l’unanimité parmi les professeurs quiinterviennent au niveau du pôle académique des sciences humaines et sociales àl’université, c’est bien la situation préoccupante en expression française desétudiants qui abordent des études de la licence. En dépit du fait que ces étudiantssortaient parfois frais émoulus des examens du ministère de l’Éducationnationale et de la formation professionnelle (classe de philo) et d’un concoursd’admission à l’université, leurs performances en expression française sontbien modestes, en dehors de quelques cas exceptionnels, et dans une certainemesure, franchement catastrophiques. De plus, ces professeurs remarquent que lasituation, loin de s’améliorer ou encore de donner des signes d’amélioration,tend au contraire à s’aggraver à chaque nouvelle session académique. Il y avraiment de quoi s’inquiéter. C’est à se demander à quoi servaient ces examenset concours que venaient de subir ces étudiants, ou encore quelles sont lescompétences réelles que ces épreuves étaient censées évaluer.
Cependant,si le constat reste évident, s’il y a, au sein même de la communauté desprofesseurs, de doutes sérieux sur la possibilité de bon nombre de cesétudiants à poursuivre et réaliser des études universitaires non moinssérieuses dans le pôle académique des sciences humaines et sociales, leproblème n’avait jamais été débattu en public dans toute son acuité. Il y amême, osons-nous dire, une certaine pruderie en la matière. Peut – être à causedes effets pervers d’une guerre de tranchées que se livraient depuis plusieursdécennies dans le pays les tenants du français et du créole. Il s’agit biend’un sujet sulfureux, a very controversial issue, comme disent les Anglo –Saxons.
L’ouvragedu professeur Fortenel Thélusma, « L’enseignement–apprentissagedu français en Haïti : constats et propositions », publié cette annéeà C3 Éditions, dans une démarche scientifique se situant dans le champthéorique de l’aménagement linguistique et du bilinguisme fonctionnel, ouvre ledébat. En partant de sa formation de linguiste et de ses propres expériences deprofesseur d’expression française au niveau de l’université en Haïti, l’auteur,comme le titre du livre l’indique, procède des constatations donnant une vuepanoramique du problème et formule des propositions pour une amélioration del’existant avec le cadre théorique et conceptuel de « la convergencelinguistique dans la Francocréolophonie haïtienne » prônée par le linguisteRobert Berrouët–Oriol.
Aprèsune préface du même linguiste Berrouët–Oriol précisant la portée de l’œuvre, saméthodologie et le cadre de mise en œuvre des propositions, l’ouvrage commenceavec un chapitre analysant à la loupe les formes d’expressions créole etfrançaise dans les médias en Haïti avec des études de cas de situation demélanges dans les deux langues. Ensuite, l’auteur aborde la problématique del’enseignement du français en insistant sur le statut de cette langue en Haïti.L’auteur souligne alors que « le français n’a pas le même statut partout. Eneffet, il peut être utilisé, selon le cas, comme langue maternelle encoreappelée langue première, comme langue seconde et comme langue étrangère ». Et,après avoir clairement défini ces notions en établissant surtout la distinctionfondamentale entre langue seconde et langue étrangère, (p. 36), l’auteuraffirme que, « dans le cas d’Haïti, le français peut être considéré commelangue seconde de la population bilingue (créole – français) estimée à 15 %.[…] Et pour les couches défavorisées, analphabètes ou alphabétisées en créole,le français est une langue totalement étrangère ».
Pourcela, d’après l’auteur, « l’enseignant qui se veut rationnel, qui veutenseigner le français de manière efficace, ne peut pas faire l’économie d’uneétude systématique du créole. Mieux, il doit connaître le mécanisme defonctionnement des deux langues en présence, le français et le créole et tireravantage d’une étude comparative des deux langues ». Et l’auteur en donne lesgrandes lignes d’une telle approche par « une étude contrastive sommaire ducréole et du français » à partir des points de vue phonologique et sémantique.Selon cette approche, « l’enseignant de français travaillant en Haïti doitdévelopper des compétences en créole et en français car dans toutes lessituations d’écrit et d’oral, les deux langues s’interpénètrent ». Pour cela,l’auteur souligne la pertinence de la méthode communicative basée surl’acquisition par l’apprenant en français des compétences linguistique,sociolinguistique, discursive, référentielle et stratégique. Des exemples sontfournis pour illustrer la mise en œuvre de la méthode, ainsi des variantes decelle–ci, comme notamment les approches notionnelle et fonctionnelle ainsi quel’approche notionnelle–fonctionnelle. L’auteur note que la méthodecommunicative est à la base de la conception du programme de l’enseignement dufrançais de l’école fondamentale. Cependant, la méthode n’est pas mise enapplication dans les salles de cours. Car, selon les termes de l’auteur, «l’expérience du terrain prouve que beaucoup d’enseignants ignorent l’existencedes programmes de l’école fondamentale ». Si le chapitre VI se base sur lesfondements de la pédagogie par objectifs, les derniers chapitres du livreprésentent des éléments d’enseignement – apprentissage du français avecnotamment les procédés de correction phonétique, la finalité de l’enseignementdu français, des réflexions pertinentes sur son enseignement en Haïti ainsi quedes propositions et pistes méthodologiques pour son enseignement efficace. Auniveau du chapitre VIII, l’auteur analyse les prescrits de l’enseignement dufrançais dans le cadre de la réforme éducative de 1979 et arrive à laconclusion que pour l’enseignement du français, cette « réforme reste lettremorte. Le système traditionnel perdure : enseignants non formés ou nonentrainés à l’utilisation des nouveaux programmes, matériels pédagogiquesdésuets, non appropriés à ces programmes. L’approche d’enseignement –apprentissage pourrait se résumer ainsi : mémorisation des règles de grammairesuivie d’exercices de langue sans visée communicative, appropriation d’élémentslexicaux isolés, donc vide de signification, analyse de la phrase selon laformule consacrée analyse grammaticale et logique, rédaction de textes souventsur des sujets éloignés du vécu des apprenants ».
Ici,la loupe du professeur Fortenel Thélusma observe, scrute davantage et remontemême le temps pour considérer certains aspects de l’évolution du systèmeéducatif haïtien en rapport avec l’enseignement – apprentissage du français.Pour l’auteur, en effet, « s’il est vrai que la réforme éducative de 1979accorde le statut de langue seconde au français, on peut observer que dans lapratique, la méthode utilisée ne correspond ni à celle d’une langue maternelle,ni à celle d’une langue seconde ni même à une langue étrangère. Elle tendbeaucoup plus à analyser la grammaire d’une langue morte ». L’auteur note quesi la dénomination et l’organigramme de l’école haïtienne ont changé, lesméthodes d’enseignement en revanche ne le sont pas. L’auteur mentionne que «seules quelques rares institutions, parmi celles considérées comme « lesgrandes écoles » proposent des cours de français à ce niveau [le secondaire].Ceux – ci sont remplacés par des cours de littérature qui, dans la majorité descas, s’apparentent davantage à des cours d’histoire littéraire.
Dansces conditions, la différence de compétence entre un apprenant de 9 AF et unapprenant arrivé en classes terminales n’est que peu sensible. Ce que l’auteurillustre amplement avec des études de cas basées sur des tests en compétenced’expression écrite du français administrés à des élèves en classe de troisièmesecondaire en 1998. Le constat est accablant. Ainsi, à l’université, « lesétudiants arrivent donc avec des lacunes impossibles à combler en un ou deuxcours de français sur quatre ans. Une grande partie de ces étudiants bouclentleur cycle d’étude sans être de vrais francophones, incapables de présenter unexposé de 15 minutes sans texte rédigé même à l’aide d’un plan détaillé,incapable d’écrire une page compréhensible sur un sujet quelconque ».
Face àce constat effrayant, que faire ? Suivons de près les recommandations deFortenel Thélusma. L’auteur ne va pas par quatre chemins. D’abord, ilrecommande de mettre un frein à l’enseignement traditionnel du français quirepose sur une compétence grammaticale, sur une langue littéraire, donc surl’écrit ». Il faut un changement stratégique de perspective en la matière.Selon l’auteur, « Ce qui est fondamental aujourd’hui, à l’école haïtienne, ensituation de FLS [français langue seconde], c’est l’enseignement –apprentissage d’une langue utile, efficace et soucieuse autant d’unecommunication orale que d’une communication écrite ». Des propositionsconcrètes et opérationnelles sont alors formulées en dernier chapitre pourarriver effectivement à un enseignement – apprentissage efficace du françaiscomme langue seconde au niveau des différents paliers du système éducatif enHaïti. Nous venons de terminer la lecture du travail du professeur Thélusma.Nous avons retenu un constat grave, alarmant, appuyé sur une démarchescientifique. Le constat est d’une telle gravité dans ses implications etconséquences qu’il devrait interpeller les responsables de l’éducationnationale et de l’université. La loupe du professeur Thélusma a montré assezles manifestations du problème : les programmes de français ne sont pasappliqués au niveau fondamental. Le français n’est plus enseigné au secondaireni comme langue seconde ni comme langue étrangère et les étudiants arrivent àl’université avec des lacunes vraiment difficiles à combler.
Il y adonc urgence d’agir. Nous retenons également la pertinence des propositionsémises par l’auteur. Nous relevons sa démarche scientifique qui part des étudesd’énoncés des apprenants, des faits de langage, des résultats des testsd’évaluation en situation d’écriture du français pour détecter, exposer etexpliquer les problèmes et les difficultés de nos élèves et de nos jeunes avecl’apprentissage du français. Les propositions partent alors de ces constatsdans une méthodologie axée sur les possibilités de la méthode communicativepour l’acquisition des compétences en langue française tant au niveau de l’oralque de l’écrit. Ce, depuis les paliers du fondamental, du secondaire jusqu’àl’université. Il s’agit vraiment d’une tâche herculéenne pour les responsablesdu ministère de l’Éducation nationale et des universités publiques et privéesdu pays quand on considère l’étendue des dégâts. Et des questions se posent.Comment trouver des professeurs formés et qualifiés pour implémenter lesapproches communicatives en français langue seconde du fondamental àl’université comme recommandées par l’auteur ? Quelles sont les infrastructureséducatives disponibles pour une telle tâche ? Comment appliquer de tellesapproches avec des salles de cours surchargées fonctionnant dans le bruit, lachaleur et les incessantes conversations des étudiants entre eux et avec leurtéléphone portable ? Quelle est la place de la lecture organisée, structurée etsupervisée dans une telle démarche académique ? Quelle est la situationactuelle des bibliothèques dans les écoles et les universités privées etpubliques du pays ? Ces bibliothèques peuvent – elles soutenir l’enseignementde ces unités et par conséquent renforcer les capacités des élèves et étudiantsen français comme langue seconde, ou encore existent – elles comme simplesformalités? Dans la majorité des cas, ces bibliothèques n’existent même pas. Etune dernière question se pose. Si loupe du professeur Fortenel Thélusma apermis un diagnostic sérieux de l’existant, si les propositions de l’auteursont cohérentes et résultent même de la structuration de sa démarchescientifique de linguiste dans le sillage du paradigme de l’aménagementlinguistique et de l’opérationnalisation des approches communicatives pourl’enseignement–apprentissage du français comme langue seconde, les conditionsou, pour mieux dire la quasi – existence des conditions favorables à la mise enapplication de ces mêmes propositions nous laissent avec notre inquiétude dedépart. Ce qui est déjà le sujet d’une autre recherche.