La voix unique d’AiméCésaire
Par Jean-ClaudeBajeux
Le Nouvelliste, Port-au-Prince, le 18 avril 2008
Aimé Césaire est décédé le 17 avril2008 à Fort-de-France. Cet anniversaire est souligné dans un ample dossierd’hommage que lui consacre en avril 2016 le site en ligne Potomitan
Aimé Césaire (deuxième à partir de la gauche)en Haïti en 1944.
Ainsis’est éteinte, à 94 ans, dans l’aura d’une admiration mondiale, la voix d’AiméCésaire, le professeur de lettres sorti, comme son camarade Léopold SédarSenghor, de l’École normale supérieure, professeur de lettres au lycéeSchœlcher de Fort-de-France, créateur avec sa femme Suzanne de la revueTropiques, député de la capitale martiniquaise pendant quarante-huit ans, etmaire de la même ville durant cinquante-six ans.
Cettevoix n’a toujours tenu qu’un seul discours. Elle n’a toujours parlé que d’unseul destin. Elle ne chantait qu’une unique souffrance et l’éclat d’une seuleépopée, celles des peuples noirs répandus sur trois continents. Elle déclaraitla révision générale de l’histoire et de la géographie. Elle proclamait avecune étonnante assurance la fin d’un monde et l’avenir d’un autre. Ellechangeait d’autorité l’angle de vision de la terrible histoire d’un marchétriangulaire plusieurs fois centenaire, d’un marché où se négociaient et sevendaient des millions d’hommes, de femmes et d’enfants.
C’étaiten 1944. L’enfant de 13 ans de la classe de troisième ne savait pas encore toutcela. Je ne savais pas qu’André Breton avait découvert dans une petitelibrairie, une petite maison en bois, des exemplaires de la revue Tropiques et qu’il était ressorti encourant, ayant acheté tous les numéros disponibles. Précisément, en cette année1944. Le jeune professeur de lettres du lycée Schœlcher de Fort-de-France setrouvait à Port-au-Prince pour un séjour de six mois de juin à décembre. S’ytrouvaient aussi André Breton, Pierre Mabille, Wilfredo Lam, Alejo Carpentier,et d’autres encore, comme Jacques Maritain qui présidait un Congrèsinternational de philosophie, sur la connaissance, organisé par un groupe depersonnalités animées par le docteur Camille Lhérisson. À ce congrès, AiméCésaire fera, le 28 septembre 1944, au théâtre Rex, une conférence sur Connaissance et poésie qu’il répéteradans diverses écoles de la ville.
Àce moment-là, Césaire avait écrit, après sa sortie de l’École normale supérieure,un texte fulgurant dont certaines sections avaient été publiées dans la revue Volontés en 1939. Mais il faudraattendre 1946 pour que le texte atteigne les librairies et soit même édité avecune traduction en anglais. Le « Cahier d’un retour au pays natal »est un texte fondamental, Manifeste solennel, Déclaration de principes quiexprime une découverte, une expérience cruciale et la course à suivre. Il estpour moi plus que certain que le Cahierest de ces textes, devenant incontournables qui marquent une époque et causentun changement. Bien sûr que Césaire allait être professeur de littérature. Maisà part le travail professionnel, nécessaire et vital, il avait à dire quelquechose, et fondamentalement, comme il s’agissait de poésie, à le dire d’une certainemanière, capable de marquer une société, de marquer le monde, de changer lamanière de regarder le monde, changer la manière du monde de se regarder.
Onnotera d’abord que, comme dans tous les cas où un poète se trouve en situationculturelle de société noire, il se produit un transfert quand il s’exprime, du« je » personnel à un « nous » collectif. Quand Claude Mckay, dans une rue deNew York, regarde une vitrine de fruits tropicaux, la nostalgie de l’auteur derevoir sa Jamaïque natale est transférée à un double niveau, c’est le peuplenoir jamaïcain qui prend la place de l’auteur dans la relation je-Jamaïque,mais c’est aussi, à un autre niveau, la mémoire du premier voyage d’Afrique quirevient « Je tournai alors le dos, et me mis à sangloter.» En voulant récupérerson humanité dans le discours poétique et le travail de création, Césaire estimmédiatement confronté à la nécessité de se penser comme nègre et même s’ilvoulait échapper à cette confrontation, ce serait en sens inverse, une opérationaussi douloureuse. Césaire, de fait, n’aura jamais d’autre thème de sa créationpoétique dont chaque démarche remettait en cause sa propre identité humainemais toujours impliquait sa relation avec l’histoire et les drames des peuplesnoirs.
Ladeuxième remarque est d’ordre linguistique. Césaire, suivant le modèlesurréaliste, s’approprie la langue qui est la sienne, le français, et en mêmetemps pour correspondre à la révolte volcanique qui le traverse, à la grandvague qui le soulève, il opère, à travers les douleurs de l’évocation du passé,une déstructuration de la ligne grammaticale du discours. Il supprime lesmots-liaisons et place les phonèmes comme on construit sans ciment un mur depierres sec. Il les laisse réagir l’un sur l’autre faisant jouer leur intensitésémantique en une séquence de métonymies qui se soutiennent mutuellement et selient, l’un à l’autre, on dirait, librement, emportant l’auteur lui-même par laforce de leur signification. « Soleil serpent oeil fascinant mon œil » Ce sontdonc des textes difficiles à déchiffrer, surtout que Césaire a recours à desmots rares remontant au bas Moyen Âge lors de la lente transformation desracines gréco-latines. C’est ainsi qu’il termine le Cahier en évoquant une ascension, à la recherche d’un autrelangage, vers la lune « en son immobile verrition ». Ces voyages aux sources dela langue, cette immersion dans le caquetage des mots est le nécessaire travailpour découvrir les « armes miraculeuses » qui devaient servir le projet uniquequi donne un tel sens à son entreprise poétique.
Cettea-grammaticalité qu’il exerce dans la fabrication de ses textes est l’écho oule miroir d’un monde qu’il perçoit, chaotique, violent, inhumain, qu’ilqualifie de désastre ou de marécage et aussi comme une échappée de la violenceintérieure qui l’anime. Le poète est en effet le maître des mots et sa fonctionest de nommer les choses et les êtres par leur nom exact. Ce souci dans ladénomination a d’autant plus sa raison d’être qu’il a hérité d’un langage quiest né et a évolué dans les climats du Nord. Il doit donc pouvoir par saconnaissance de la botanique, et du monde des oiseaux et des poissons tropicauxnommer chaque arbre, chaque fleur, chaque oiseau, chaque poisson selon unvocabulaire précis. D’ailleurs ne se donne-t-il pas dans le titre d’un de sesderniers recueils un nom d’algue « Moilaminaire ».
Toutcela évidemment ne serait que jeux de bouche et de mots de super-lettrés sicette déconstruction grammaticale et ce nouvel ensemble sémantique necorrespondait pas à une réalité « objective », la déconstruction des mondesnoirs qualifiée de « désastre », l’immense humiliation historique des peuplesnoirs. C’est cette déconstruction qui permet de renverser dans une languevenant du Nord, donc langue de la conquête, des alliances de mots et d’imageset d’en inventer de nouvelles au nom de son monde noir, exerçant ainsi par sapoésie une fonction prométhéenne. Dans ce monde nouveau, étranger au climat etaux coutumes d’Europe, il réinvente la réalité du monde tropical, ilreconstruit le désastre de la condition noire, il se bat avec tous les poncifsinventés par le racisme. Si, dans les épopées grecques, la mort est noire, dèsle Cahier, Césaire nous donne une leçon dans l’action de renversement descouleurs en décrivant la mort de Toussaint Louverture au Fort-de- Joux :
« Laneige est un geôlier blanc qui monte la garde devant une prison Ce qui est àmoi C’est un homme seul emprisonné de blanc C’est un homme seul qui défie lescris blancs de la mort blanche C’est un homme qui fascine l’épervier blanc dela mord blanche C’est un homme seul dans la mer inféconde de sable blanc Lamort galope dans la prison comme un cheval blanc La mort expire dans uneblanche mare de silence.»
C’està l’échelle de l’histoire continentale et mondiale que s’opère ce renversementqui projette en termes éclatants le destin et la passion des victimes et c’estce projet que Césaire, pendant près d’un siècle, inscrit dans la chaine dudiscours poétique comme une méditation effervescente sur l’histoire des peuplesnoirs et le lieu d’une récupération cathartique des humiliés. « Ma bouche sera la bouche des malheurs quin’ont point de bouche, la liberté de celles qui s’affaissent au cachot dudésespoir ». La saisie du langage et son renversement ne sont pas jeuxgratuits. Ils sont l’expression d’un déplacement thématique de l’histoireracontée maintenant par ceux qui en sont les victimes. C’est le trafictriangulaire saisi à l’autre bout, c’est le vent du sud qui souffle, c’est laforêt qui parle et le déferlement de la vague qui vient de Gorée. La négritudeest alors présence, pure présence, multidimensionnelle, témoignage, obstinationculturelle, « Nègre je suis, nègre jeresterai », une affirmation constante de l’existence noire, envers etcontre tout, et qui nous délivre de la stérilité de la honte et de la rancoeur.La révolution haïtienne devient le point de départ d’une réflexion surl’histoire des relations entre les peuples et les continents « Haïti, où la négritude se mit debout pour lapremière fois et dit qu’elle croyait en son humanité » (Cahier).
Confronté,dans son œuvre théâtrale, au personnage historique de Henri Christophe, Césairepose les mêmes questions que Alejo Carpentier dans « Le royaume de cemonde ». Pourquoi cette retombée si rapide dans l’oppression et la terreur? « La tragédie du roi Christophe »,que Césaire écrit au moment où apparaissent les indépendances africaines, ellesaussi entrainées dans le vortex du pouvoir absolu, agrandit la perspectivehistorique d’une lutte contre l’esclavage et le racisme pour s’interroger surles malheurs provoqués par les relations des peuples et des pouvoirs qui nesemblent nullement préoccupés de leur bonheur, et ceci interpelle l’humanitétout entière. Aucun peuple n’échappe à la possibilité du désastre, au gouffred’un pouvoir absolu qui le dévorerait. La lutte pour la liberté transcendealors et race et classes et la tribu. Le côté maléfique du pouvoir est partout,monstre tapi au sein de la montagne et prêt à frapper, mais aussi la résistanceest partout possible l’alternative d’autres types de relations humaines.
Danssa mairie où il a travaillé pendant 56 ans et à l’Assemblée nationale où il aété député pendant 49 ans, le poète de la négritude fut un homme qui s’est faitrespecter, notamment par le respect avec lequel il traitait les autres, leshumbles comme les grands. Un homme qui a su s’épargner à lui-même la « tragédie» du roi Christophe, tandis que son œuvre poétique, décryptée, mieux connue,oblige les puissances qui avaient été impliquées dans le trafic d’esclaves etdans la diffusion de théories et de pratiques racistes à changer leurs anglesde vision sur l’histoire et les calamités subies par les peuples noirs. Leverbe d’Aimé Césaire comme sa pratique de la politique se rejoignent dansl’admiration qu’on lui décerne lors de la célébration de son départ. Le chantdu poète et l’action du politique se conjuguent dans un exemple unique deconcordance entre la création et la praxis.
Source : Potomitan