Sur la fatigue de Laferrière
Par Nancy Michel
Le Nouvelliste, 30 mai 2019
La « fatigue de Laferrière », si on l’avait prise au sérieux, serait devenue chose disputée. Près de vingt années après. Cette expression est une espèce de mimique biosémantique qui renvoie à certaines questions comme, entre autres, le climat présidé par le débat autour de la manière d’être de la société et la nation haïtienne (et cela dans une conjoncture politique significative que questionnait le père de l’écrivain) dans lequel s’est formé l’homme et qu’il va plus tard intérioriser, sa mutation dès la prime enfance de Port-au-Prince à Petit-Goâve pour y être élevé par sa grand-mère Da mais surtout pour échapper à un retournement de colère des «bourreaux» du régime en place, son retour à la capitale, son entrée à l’hebdomadaire engagé Le Petit Samedi Soir du professeur Dieudonné Fardin, son départ précipité du pays en 1976 pour aller s’établir à Montréal, suite à l’assassinat de Gasner Raymond, son «meilleur ami» et compagnon de plume audit hebdomadaire. Il est indiscutable que la vie et l’œuvre de Dany Laferrière sont marquées par de tels épisodes. Sa figure et sa philosophie, en un mot, son accueil même sont conditionnés par la position non équivoque qu’il adopte dans ses livres, quelques-uns exceptés, en se faisant l’écho de la situation qui prévaut en Haïti pendant et après le régime des Duvalier.
Mon intérêt pour la « fatigue » de Dany Laferrière est très lié à la linguistique et est presque inséparable de cette dernière, et non au fait d’avoir à traiter la question à partir de clé de cryptage biographique en ajoutant ou répétant des descriptions, dates, actions ou omissions qui, dans l’essentiel, sont racontés par l’auteur dans ses prises de parole ou dans ses publications. Je pourrais à la rigueur, en réfléchissant et si c’était le cas, offrir une interprétation des motifs biographiques qui, dans le cas de l’auteur de Je suis fatigué, je présume, sont philosophiques et qui ne provoquent pas vraiment une attitude morose, l’annonce d’une telle nouvelle étant le titre même de son bouquin. La fatigue confessée fut sans doute une forme de regain d’activité, y compris, et tant vaut le paradoxe, suffisamment éloquente (ne serait-ce seulement que par les publications qui ont suivi la sortie de Je suis fatigué (un bouquin de 118 pages) et aussi les prix littéraires et autres distinctions honorifiques qui sont arrivés par la suite.
Je réduirai au minimum les considérations sur les passages biographiques que je considère importants d’avoir en vue et les rappellerai avec toute la précision dont je suis capable.
1o) Sa distance ou sa rupture brusque, si l’on préfère, avec l’écriture journalistique, après le coup frappé fortement à la porte de l’hebdomadaire de Fontamara 27et sa décision de fuir la dictature, qui, en substance se résume en deux faits : le changement de nom (Windsor Klébert devient Dany) et le départ précipité pour le Canada.
2o) Le boulot qu’il a trouvé à faire dans des usines pour subsister à son arrivée à Montréal, un peu étrange pour un homme qui a antérieurement eu une salle de rédaction (quand ce n’était pas le microphone) pour cadre de travail. Dany Laferrière raconte à la première personne ce que par une prolixité de souffrances le destin lui réservait d’ahurissant : j’ai vécu chez des amis ou dans des chambres crasseuses où j’ai connu dans un éblouissant désordre la faim, la femme et la solitude pendant cette épuisante première année. Mais le jeune homme qui à cause de la dictature a «précipitamment» quitté Haïti y est pourtant retourné trois années après, et a même repris son poste de chroniqueur à l’hebdomadaire Le Petit Samedi Soir que les Port-au-princiens lisaient avec une minutie et un empressement insurpassables.
3o) Les allusions à l’épisode de la solitude la plus marquante de sa vie, qu’il relate dans le fragment «Seul dans la ville»:
«La survie dans une ville nouvelle, sans ma mère, ni mes tantes. J’ai déménagé au moins douze fois, la première année. (…) J’ai raconté ce début difficile dans un petit livre Chronique de la dérive douce parce que tout ce qui m’arrive se transforme, un jour ou l’autre, en littérature. C’est ce qui m’a permis de survivre. Je n’étais pas pauvre, j’expérimentais la pauvreté. Je n’étais pas seul, j’étudiais la solitude. Montréal représentait à mes yeux la liberté absolue. Aucun témoin. Pour la première fois, ma vie se trouvait entre mes mains».
Selon certaines interprétations, ces affirmations (le fait de transformer tout ce qui lui arrive en littérature) rompraient sa décision de casser sa plume. Dans la mesure où vivre est perçu comme le malaise, puisque vivre c’est vivre dans l’angoisse, en effet, Laferrière aurait toujours à faire face à la question de la décidabilité. C’est l’interprétation dominante depuis que le monde est monde en passant par Ionesco et jusqu’aux plus récentes révisions. De toute façon ça aurait fait école, parfaitement justifiable, à mon sens, pour l’implication biographique de l’homme de lettres, protagoniste du fait qu’il relate dans Je suis fatigué.
Il est évident qu’on se trouve toujours avec un sens polyphonique des signifiés lorsqu’on est en présence de Dany Laferrière, l’homme qui y met de la provocation dans sa parole même. Il ne dit ou n’écrit pas exactement ce que l’on pense qu’il veut dire ou écrire. Ni plus ni moins. Le premier livre qu’il a publié, perçu par la critique comme un regard neuf sur le Québec, en est un bon exemple. Alors qu’il jetait la pleine lumière sur sa personne, nous dit l’écrivain, les gens pensaient qu’il parlait d’eux.
Une fatigue comme celle de l’auteur de «Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer » qui est un acte de délassement par omission – car il s’agit d’une parole feinte ou en incise – doit être interprétée, comme suggèrent les linguistes, dans son contexte. L’exécration qu’il se sent contre le ton supérieur et doctoral que les gens prêtent aux écrivains après un certain nombre de livres paraît l’ingrédient décisif de l’annonce de se maintenir loin de l’écriture. Ainsi, déclare-t-il, «on ne vous parle plus, on vous écoute. Et ça, c’est la pire des choses qui puisse arriver à un être humain, quel qu’il soit».
S’il ne s’était trouvé jusqu’ici en présence de gens qui ne faisaient que l’écouter sans lui parler, peut-être il aurait été facile à ce «bavard» de couronner avec succès son propos de casser sa plume comme il l’a annoncé dans la notice précédant sa courte biographie sur la page de couverture de ce livre. Mais l’homme a beaucoup lu et la lecture par Laferrière je présume de «Comment devenir animateur de radio sans se fatiguer», de Philippe de Bouvard, un vade-mecum des animateurs-radio (fin décennie 60 et décennie 70), devrait décisivement influer sur la décision de l’écrivain de casser sa plume et sur le jugement que la postérité aurait eu à faire sur la figure de cet homme qui y mettait de la provocation dans l’annonce même. Quand il ne se provoque pas, tout court. Il convient de prendre en considération que l’homme qui écrit à l’angélus, après avoir fait l’amour avec une femme, appartient depuis à trois femmes (que sont Port-au-Prince, Montréal et Miami), qui ont le courage de leurs opinions, un sujet de communication important pour Laferrière en tant qu’intellectuel. À cela s’ajoute : «ces trois, à côté de tant d’autres qui peuplent la vie de l’écrivain, ont respectivement un trait caractériel – erreur de jugement peut-être – qui prend en écharpe le cœur, l’âme et le corps de l’homme de Lafleur Duchêne ».
Sur la page couverture de Je suis fatigué Dany Laferrière a dit publiquement ce qu’il pensait de l’écriture. En effet, à la faveur de certaines rencontres (dans les cafés) au cours desquelles des gens lui faisaient part «tout naïvement»de leur désir d’écrire, on l’entendit dire en confession : « Mon rêve c’est de ne plus écrire. Je ne pensais pas que ce serait aussi difficile ».
Parole feinte ou en incise?
Écrire, c’est d’une certaine manière fracturer le monde et le refaire, a dit Barthes. Par exemple pour Naipaul, à côté de Garcia Marquez, à qui l’écrivain voue une grande reconnaissance (!), le mot d’ordre est: « The record must be kept ». Laferrière, l’homme-livre, le sait et ne fait que ça. Dans ses œuvres l’écrivain parle d’une manière intègre, il n’y a à mon sens aucune hypocrisie. Peu importe si l’homme qui n’écrit à l’angélus qu’après avoir fait l’amour avec une femme paraît faible face au sexe; l’intégrité esthétique de l’œuvre en dépend. Son écriture s’inspire-t-elle de la sexualité ? On peut s’en faire une idée quand Naipaul par exemple permit à son biographe d’accéder aux journaux intimes de sa femme. C’est du reste l’encourageant exercice auquel se livre une bonne partie de la faune intellectuelle haïtienne à l’intérieur comme en diaspora pour affronter des tempêtes, tant l’apathie est grande. L’écriture en ce cas (la production de textes) suppose un répertoire bien connu: la reconnaissance des valeurs sûres, l’explosion des envies ou de la jalousie, la faible éjection de l’insolence et la vaine agitation des coups bas. Dans la cité perdure encore la crainte de l’émergence de ceux qu’on croyait qu’ils étaient morts, de ceux qu’on pensait qu’ils n’existaient pas ou plus, ou qu’ils s’en étaient allés, et l’on ne devrait pas s’étonner qu’il y ait des gens irrités de voir celui qui est ressuscité. Évidemment, le ressuscité à vingt-trois ans était Windsor Klébert – pardon! – Dany Laferrière lui-même (à moins que ce soit un sauvé des eaux comme Moïse), un Laferrière absolument transformé par les livres qui faisait à Montréal l’expérience de la liberté, forcé de s’éjecter qu’il était de sa terre natale qu’il aime non précisément en raison de sa seule beauté, mais de son courage de dire et de dénoncer. En tout cas, on ne doit pas oublier que Laferrière dont on est fier aujourd’hui (comme on est fier de nombre de nos écrivains qui ont porté et portent encore loin le nom de notre pays) eût pu connaitre le même sort que son «meilleur ami» par le régime de l’époque (il fallait l’entendre parler de cette voiture DKW avec des bourreaux à bord essayant de le traquer) qui avait du mal à tolérer la présence de tous ceux qui furent comme lui. Le chemin qui a conduit le petit-fils de Da à l’Académie française montre que la perception que l’intellectualité mondiale a de cet écrivain (et qui sait de tant d’autres chez nous) est celle d’un symbole de la contribution versée à l’avancement de notre monde. La légende d’un Laferrière (parmi tant d’autres ici) enquiquinant qui, des décades plus tôt, obéissait à des motifs complexes doit faire place à autre chose.