Pour fêter le poète Anthony Phelps
Rencontre avec ANTHONY PHELPS
Jeudi 6 septembre 2018 à 18 heures
Librairie du Square
1061 avenue Bernard Ouest, Montréal
Rencontre avec Anthony Phelps autour de son livre d’art « Au souffle du vent-poupée » réalisé en collaboration avec la plasticienne Iris Geneviève Lahens et publié aux Éditions Bruno Doucey, à Paris, en 2017. Poète et romancier, Anthony Phelps a obtenu en 2017 le grand Prix de poésie de la Société des gens de lettres pour « Au souffle du vent-poupée » et le grand Prix de poésie de l’Académie française pour l’ensemble de son oeuvre poétique.
Allocution prononcée par Joël Des Rosiers le jeudi 6 septembre 2018 à la librairie du Square (Montréal) en hommage aux 90 ans d’Anthony Phelps.
Le poète, l’être métaphorique, auquel j’ai l’honneur de rendre hommage aujourd’hui se trouve, comme tout artiste parvenu au faîte de son œuvre, libéré des consonances de l’histoire personnelle. C’est la vérité de notre temps qui transparaît dans l’œuvre. Ainsi une œuvre, née au mitan du XXe siècle, dans les affres d’une dictature insulaire, se projette-t-elle dans le troisième millénaire parce que le poète, prenant pied sur les fleuves et les vallées du Québec, a su infléchir la tournure brutale des utopies modernistes en symboles de l’absence. Pourtant, le poème et le crime constitutif des entreprises de décolonisation du siècle dernier procèdent du même mouvement, de la même sauvagerie originaire, du même lyrisme révolutionnaire. Ce crime fondateur et initiatique, Anthony Phelps l’a pressenti et ce pressentiment hante sa poésie comme un secret de famille.
Par je ne sais quel hasard objectif, Anthony Phelps et moi-même partageons un legs dynastique, héritage historique qui veut que nos aïeuls qui sont aussi des aïeux, le général Bonnet et le colon révolutionnaire, officier de l’Armée indigène, Nicolas Malet dit Bonblanc, furent debout autour de la même table, parmi les signataires de l’Acte d’Indépendance d’Haïti, le premier janvier 1804. Programme politique et poétique dont on aurait dû attendre qu’on ne brûlât pas les étapes. Est-ce commettre un anachronisme que de créditer ces deux ancêtres d’un flair poétique puisque, par anticipation, leurs descendants ayant reçu le don de poésie allaient prévenir la fatalité de l’oubli à l’égard du passé ?
Sur les foulées du voyage initiatique que fit l’écrivaine Reine Malouin en Haïti en 1938, c’est dès 1948 que Anthony Phelps entreprend une correspondance avec la poètesse québécoise Rina Lasnier, grande fervente de Senghor. Les encouragements de cette dernière le conduiront à faire un premier séjour au Québec en 1951 à l’École des Beaux-Arts où il apprend les métiers de la céramique. De retour en Haïti en 1953, où il publie ses premiers recueils, Anthony Phelps participe à la défense et l’illustration de la littérature québécoise en faisant connaître par la radio les œuvres des écrivains tels que Rina Lasnier, Yves Thériault, Pierre Perrault, Anne Hébert. Quelle vision de l’avenir ! Quelle ampleur de l’amitié !
Après un séjour dans les geôles de la dictature obscène et indécente, le poète reprend le chemin de l’exil et se réfugie au Québec en 1964. C’est là que se réunissant, en batèche de batouque, avec Gaston Miron et de nombreux poètes de la modernité québécoise, au bistro Le Perchoir d’Haïti pour des lectures et des débats, il fait paraître Points cardinaux, suite poétique en hommage à sa ville d’adoption, Montréal. Ces initiatives rendent la fraternité poétique réalisable et permettent la naissance, en terre québécoise, non seulement d’une esthétique de l’exil mais surtout d’une éthique de la rencontre.
L’histoire de la réception de l’œuvre poétique d’Anthony Phelps au Québec et dans le monde, les expériences théâtrales radiophoniques, les disques de poésie dont le célèbre Mon pays que voici, paru en 1968, les romans, les nombreuses traductions, les prix les plus prestigieux dont le Grand Prix de poésie de l’Académie française, constituent les étapes d’une longue présence, « d’une vie en poésie » de plus d’un demi-siècle. Dans cette perspective, ma propre lecture s’attachera à repérer le style tardif du poète :
Je continue ô mon Pays / ma lente marche de poète / et je remonte lentement le lit de ton Histoire /avec dans la mémoire la noblesse de tes enfants
À l’opposé de la stérilité qui conspire au silence, une fois l’œuvre parvenue à maturité, la vie fournit à certains créateurs, Sophocle, Euripide, Pablo Picasso, Victor Hugo, Richard Srauss, Constantin Cavafy, Jean Genet, cités par Edward Said, un sursaut, une intrépidité, un abandon pour continuer à créer ultimement. Le « style tardif » – terme introduit par Theodor Adorno pour parler des œuvres tardives de Beethoven (1937) puis repris par Edward Said (2006) – est illustré dans ces vers d’Anthony Phelps par la conversion du temps en espace, sous la forme d’une anomalie. La marche mélancolique du poète n’est pas une déambulation au gré du hasard, elle est balisée par le cours des événements. Et remonter vers leur origine, en soulignant la contradiction et l’aliénation d’une noblesse inutile, au sein d’un « paysage fracturé » constitue dès lors la vraie trame de l’exil.
Qu’en est-il quand le poète cherche à prendre revanche sur le temps dans un effort délibéré pour résoudre les outrages du vieillissement, synonyme de déclin insidieux face à une fureur inentamée, quand bien même la mémoire hésite, l’aphasie guette et la voix tressaille ?
la mer ne connaît ni son bleu ni son vert
encore moins le gris blanc de ses fureurs d’automne (Une plage intemporelle, 2011)
Plus loin, le poète décrit un univers anhistorique, fait de répétitions et d’autophagies, sorte d’allégorie de la finitude. Pourtant, le chamboulement est dans l’espérance qui illumine « demain » alors même que tout semble perdu pour ces oiseaux chronophages qui ont égaré l’instinct du voyage, en ce jardin virginal qui fut le nôtre :
le poème se mord la queue / demain déboule dans ce jardin / où à petits coups de bec savants / les pigeons dévorent le temps (Ibid, 2011)
Ainsi, l’œuvre exerce toujours, sur quiconque l’aborde, la fascination de la catastrophe du fait de la décomposition du temps et de l’espace qui s’y déroule, non pas parce qu’elle couronne une vie entière de recherches de rythmes, de musique et de lumière, mais surtout parce qu’elle continue à se réinterpréter, à se créer d’autres horizons, délaissant la critique de la beauté pour un style plus harassant, plus intransigeant utilisant les restes rudimentaires du savoir poétique et les silences douloureux.
La personnalité exceptionnelle que j’ai le bonheur de présenter aujourd’hui est un juste. Un homme qui a su embrasser le fleuve, les rivières et les vallées du Québec pour y semer son utopie de poète des mornes, des cannaies océanes et des îles. Un artiste qui a pressenti que parler de littérature, c’est parler d’amour. Il se présente devant vous à quatre-vingt-dix ans, non pas pour obtenir une quelconque reconnaissance – Anthony Phelps sut en refuser de honteuses – mais pour partager encore et encore avec vous une œuvre, désencombrée des vicissitudes de la biographie personnelle, et qui continue, solaire et indomptée, sa quête de beauté et de vérité.
Qu’y a-t-il d’affectueux et de tendre entre nous tous, amies et amis, lectrices et lecteurs, aujourd’hui rassemblés pour le fêter et l’homme de lettres de la Caraïbe, artisan de la radio, poète, diseur, romancier, né au début du XXe siècle et qui apporta ses lettres, sa jeunesse et ses rêves au Québec ? Le souffle, vous dirais-je, le souffle !
Cher Anthony Phelps, au nom de vos compagnons d’Haïti littéraire qui sont partis, de ceux qui se pressent autour de votre voix, je vous embrasse et vous dis merci.
__________________________________________________________________________________________
Présentation d’Anthony Phelps et de son nouveau livre, Au souffle du vent-poupée, avec des peintures d’Iris Geneviève Lahens, Éditions Bruno Doucey, 2017
Allocution de Pierre Nepveu, poète, romancier et essayiste
- Le livre pour lequel nous sommes rassemblés ce soir, Au souffle du vent-poupée, publié par l’éditeur parisien Bruno Doucey, s’inscrit dans une période faste qui semble aller à contre-courant de la logique de l’âge, de la fatalité pourtant incontournable du vieillissement.
Songez un peu : Mon pays que voici, le livre qui a vraiment projeté Anthony Phelps au premier plan de la poésie, date de 1968. Or, notre ami poète avait alors déjà 40 ans!!! Comme vous possédez tous au moins des rudiments d’arithmétique, vous calculez d’emblée que cela se passait il y a 50 ans, un demi-siècle!
Or, si je parle d’une période faste, c’est que la présente décennie marque une floraison tout à fait remarquable :
—Nomade je fus de très vieille mémoire, Bruno Doucey (anthologie Phelps, 2012)
—Je veille incorrigible féticheur, un très beau recueil chez le même éditeur, où vous retrouverez le poète aussi jeune et allègre que jamais, aussi incorrigiblement inventif et ludique, fantaisiste et tendre, magicien du verbe et locataire du temps qui passe – même s’il ne se fait d’illusion ni sur l’étendue du passé ni sur le rétrécissement de l’avenir qui définit de plus en plus sa vie.
–Durant cette même décennie, il recevait le Prix international de poésie Gatien Lapointe – Jaime Sabines en 2014 puis, l’année dernière, le Grand Prix de Poésie de l’Académie Française, pour l’ensemble de son œuvre.
- Le livre
C’est donc dans cette mouvance heureuse que paraît Au souffle du vent-poupée, et c’est un livre magnifique à tous égards (y compris sur le plan matériel), qui parvient à tenir le pari d’être à la fois tout neuf en étant pourtant composé de fragments déjà écrits, tous extraits de l’anthologie publiée chez Bruno Doucey en 2012 et choisis par Hélène Maïa, compagne et complice, « Hélène aux yeux de grenier », comme la désignait un poème des années 1970.
- a) — image du grenier : « De l’autre côté de l’usure, je découvre tout un grenier de merveilleux à ciel ouvert ». Peut-être peut-on dire que ce nouveau recueil est un livre du grenier, par Hélène bien sûr, mais aussi parce qu’il est fait d’objets gardés en vrac et qui regagnent tout leur pouvoir d’enchantement une fois redécouverts et exposés à la lumière du jour.
- b) –le féminin. nouveauté/continuité : toute l’œuvre d’Anthony Phelps est une rencontre riche, féconde, fervente, inlassablement renouvelée, entre le masculin et le féminin. Parce qu’il est un admirable poète de l’amour (« Femme de visitation », « femme échappée de mer/ j’espère ta présence », lit-on dès les premières pages de ce nouveau livre), mais d’une manière tout aussi importante, par le fait que l’imaginaire d’Anthony et son rapport même au travail poétique est indissociable du féminin. Je pourrais citer d’innombrables exemples de cette inscription d’une des tâches les plus marquées comme féminines dans la tradition, celle de la couture et autres travaux connexes.
–fréquence remarquable de mots comme : coudre, tisser, repriser, enfiler, enfaufiler, tresser. Il parle de « nos mains dentellières », se dit « dessinateur de petits points ». « Je tresse des racines d’eau » écrit-il dans Immobile voyageuse de picas. Au début de Je veille incorrigible féticheur, on peut lire cet admirable poème :
Lorsque le ciel se met au féminin
ma mémoire incendiée
reprend langue avec la nuit.
J’entre dans le poème
par ses coutures
musarde entre les mots
le long des marges.
Moment privilégié
dans l’amitié tranquille du texte (JVIF, p. 12).
Au souffle du vent-poupée donne à ce féminin une nouvelle dimension. Par la présence ouvrière d’Hélène, qui en a cousu pour ainsi dire les pièces, mais aussi, parce que le livre se nourrit d’un dialogue fascinant avec les œuvres d’une superbe artiste haïtienne, Iris Geneviève Lahens, qui a connu de nombreuses expositions, notamment à Paris, New York, Wahington, Toronto, Montréal, comme aussi en Haïti. La figure humaine, très présente dans ses tableaux, y accède souvent à un univers ludique ou légendaire, dans des couleurs très chaudes et une constante réinvention des formes. On ne peut omettre de souligner ici l’excellence du travail d’édition et en particulier de la qualité des reproductions
Je trouve révélateur que Louis-Philippe Dalembert, qui a signé une très belle préface à ce livre, conclue celle-ci non seulement en soulignant le fait qu’il y a un dessinateur chez Anthony Phelps et une poète chez Iris Geneviève Lahens, mais qu’il retrouve aussi, bon lecteur sans doute, le même lexique féminin que je viens d’évoquer, parlant d’ « un dialogue tissé par-delà le temps » et qui « sait se changer en jeu, au gré d’un recueil à quatre mains, comme le souffle du vent jouant dans les cheveux d’une poupée ».
- c) —J’ajouterai un fait que ce livre met en évidence, dans la mesure même où il est un tissage de fragments déjà écrits.
Or, — et cela m’a frappé à la lecture — on peut très bien imaginer des lecteurs qui, le lisant page à page, ne se douteraient même pas qu’il s’agit de fragments de poèmes plus longs.
Dans une présentation de l’œuvre d’Anthony que j’avais faite en 2013, je soulignais une évidence, que « sa voix aime se déployer dans l’espace et le temps, qu’elle est à son aise dans la longue suite ou le long poème » (voir Mon pays que voici, Orchidée nègre, entre autres).
Mais Au souffle du vent-poupée donne remarquablement à constater l’inverse : que si cette poésie aime l’ampleur, elle est poésie en chacun de ses instants, elle accomplit de fragment en fragment le plein pouvoir de l’écriture et de l’imaginaire. Les fragments du présent livre sont, vous pourrez le constater, des poèmes complets et de ce point de vue, ils sont tout neufs et achevés.
Conclusion
Ainsi, à travers cette courtepointe d’images et de poèmes, à travers ce tissage qui est aussi un métissage, l’œuvre d’Anthony Phelps confirme une jeunesse qu’elle n’a jamais trahie. Bien sûr, il y a tout ce fourmillement d’images qui n’a cessé d’occuper cette poésie : tout un bestiaire d’oiseaux, de papillons et de chats, tout un univers de « Pierrot lunaire », tout un paysage terrestre avec son « beau temps de pommes-cannelles », ses « terrasses de lune », ses « jardins de pluie » et de « coquelicot dondaine ». Mais à la source intarissable de cette profusion, il y a la patience du poète-araignée, — et j’aime l’imaginer ainsi, ce poète si incorrigiblement patient et allègre, comme cette petite tisseuse habituée des greniers, cette dentellière du matin et du soir qui travaille et musarde en même temps, dont on ne s’étonne pas qu’elle ait une place de choix dans son bestiaire.
Avec Au souffle du vent-poupée, Anthony Phelps continue ainsi, avec l’aide de femmes aux doigts fins et à l’esprit joueur, de tisser sa toile poétique, et il me paraît bien difficile de ne pas s’y laisser prendre.
___________________________________________________________________________________________
Photos : courtoisie de Maguy Métellus