Pour fêter le poète
Par Joël Des Rosiers
Montréal, le 6 septembre 2018
Publié en mars 2019
Allocution prononcée à la librairie du Square (Montréal) en hommage aux 90 ans d’Anthony Phelps.
Le poète, l’être métaphorique, auquel j’ai l’honneur de rendre hommage aujourd’hui se trouve, comme tout artiste parvenu au faîte de son œuvre, libéré des consonances de l’histoire personnelle. C’est la vérité de notre temps qui transparaît dans l’œuvre. Ainsi une œuvre, née au mitan du XXe siècle, dans les affres d’une dictature insulaire, se projette-t-elle dans le troisième millénaire parce que le poète, prenant pied sur les fleuves et les vallées du Québec, a su infléchir la tournure brutale des utopies modernistes en symboles de l’absence. Pourtant, le poème et le crime constitutif des entreprises de décolonisation du siècle dernier procèdent du même mouvement, de la même sauvagerie originaire, du même lyrisme révolutionnaire. Ce crime fondateur et initiatique, Anthony Phelps l’a pressenti et ce pressentiment hante sa poésie comme un secret de famille.
Par je ne sais quel hasard objectif, Anthony Phelps et moi-même partageons un legs dynastique, héritage historique qui veut que nos aïeuls qui sont aussi des aïeux, le général Bonnet et le colon révolutionnaire, officier de l’Armée indigène devenu général, Nicolas Malet dit Bonblanc, furent debout autour de la même table parmi les signataires de l’Acte d’Indépendance d’Haïti, le premier janvier 1804. Programme politique et poétique dont on aurait dû espérer qu’on ne brûlât pas les étapes. Est-ce commettre un anachronisme que de créditer nos deux ancêtres d’un flair poétique puisque, par prémonition, leurs descendants allaient prévenir la fatalité de l’oubli à l’égard du passé ?
Sur les foulées du voyage initiatique que fit l’écrivaine Reine Malouin en Haïti en 1938, c’est dès 1948 que Anthony Phelps entreprend une correspondance avec la poète québécoise Rina Lasnier, grande fervente de Senghor et auteure de poèmes vaudous. Les encouragements de cette dernière le conduiront à faire un premier séjour au Québec en 1951 à l’École des Beaux-Arts où il apprend les métiers de la céramique. De retour en Haïti en 1953, où il publie ses premiers recueils, Anthony Phelps participe à la défense et l’illustration de la littérature québécoise en faisant connaître par la radio les œuvres des écrivains tels que Rina Lasnier, Yves Thériault, Pierre Perrault, Anne Hébert. Quelle vision déjà ! Quelle ampleur de l’amitié !
Après un séjour dans les geôles de la dictature obscène et indécente, le poète reprend le chemin de l’exil pour se réfugier au Québec en 1964. C’est là que se réunissant, en batèche de batouque, avec Gaston Miron et de quelques poètes de la modernité québécoise, au bistro Le Perchoir d’Haïti pour des lectures et des débats, il fait paraître Points cardinaux, suite poétique en hommage à sa ville d’adoption, Montréal. Ces initiatives rendent la fraternité poétique réalisable et permettent la naissance, en terre québécoise, non seulement d’une esthétique de l’exil, mais surtout d’une éthique de la rencontre.
L’histoire de la réception de l’œuvre poétique d’Anthony Phelps au Québec et dans le monde, les expériences théâtrales radiophoniques, les disques de poésie dont le célèbre Mon pays que voici, paru en 1968, les romans, les nombreuses traductions, les prix les plus prestigieux dont le Grand Prix de poésie de l’Académie française, ses refus aussi d’hommages honteux d’un ancien président, constituent les étapes d’une longue présence, « d’une vie en poésie » de plus d’un demi-siècle. Dans cette perspective, ma propre lecture s’attachera à repérer le style tardif du poète :
Je continue ô mon Pays / ma lente marche de poète / et je remonte lentement le lit de ton Histoire /avec dans la mémoire la noblesse de tes enfants
À l’opposé de la stérilité qui conspire au silence, une fois l’œuvre parvenue à maturité, la vie fournit à certains poètes, artistes ou philosophes tels Sophocle, Euripide, Pablo Picasso, Victor Hugo, Richard Srauss, Constantin Cavafy, Jean Genet, cités par Edward Said, un sursaut, une intrépidité, un abandon pour continuer à créer ultimement. Le « style tardif » – terme introduit par Theodor Adorno pour parler des œuvres tardives de Beethoven (1937) puis repris par le même Said (2006) – est illustré dans ces vers d’Anthony Phelps par la conversion du temps en espace, sous la forme d’une anomalie : la marche mélancolique du poète n’est pas une déambulation au gré du hasard, elle est balisée par le cours des événements. Et remonter vers leur origine, en soulignant la contradiction et l’aliénation d’une noblesse inutile, au sein d’un « paysage fracturé » constitue dès lors la vraie trame de l’exil. Qu’en est-il quand le poète cherche à prendre revanche sur le temps dans un effort délibéré pour surmonter les affres du vieillissement, synonyme de déclin insidieux face à une fureur inentamée ? Phelps écrit:
la mer ne connaît ni son bleu ni son vert
encore moins le gris blanc de ses fureurs d’automne (Une plage intemporelle, 2011)
Plus loin, le poète décrit un univers anhistorique, fait de répétitions et d’autophagies, sorte d’allégorie de la finitude. Pourtant, le chamboulement est dans l’espérance qui illumine « demain » alors même que tout semble perdu pour ces oiseaux chronophages qui ont égaré l’instinct du voyage, en ce jardin virginal qui fut le nôtre :
le poème se mord la queue / demain déboule dans ce jardin / où à petits coups de bec savants / les pigeons dévorent le temps (Ibid, 2011)
Ainsi, l’œuvre exerce toujours sur quiconque la lit la fascination de la catastrophe du fait de la décomposition du temps et de l’espace qui s’y déroule, non pas parce qu’elle couronne une vie entière de recherches de rythmes, de musique et de lumière, mais surtout parce qu’elle continue à se réinterpréter, à se créer d’autres horizons, délaissant la critique de la beauté pour un style plus harassant, plus intransigeant utilisant les restes rudimentaires du savoir poétique et les silences douloureux.
La personnalité exceptionnelle que j’ai le bonheur de présenter aujourd’hui est un juste. Un homme qui a su embrasser le fleuve, les rivières et les vallées du Québec pour y semer son utopie de poète des mornes, des cannaies et des îles. Un artiste qui a pressenti que parler de littérature, c’est parler d’amour. Il se présente devant vous à quatre-vingt-dix ans, non pas pour obtenir une quelconque reconnaissance mais pour partager encore et encore avec vous ses amis, ses lecteurs, une œuvre, désencombrée des vicissitudes de la biographie personnelle, et qui continue, solaire et indomptée, sa quête de beauté et de vérité.
Qu’y a-t-il d’affectueux et de tendre entre nous tous, amies et amis, lectrices et lecteurs, aujourd’hui rassemblés pour le fêter et l’homme de lettres d’origine haïtienne, artisan de la radio, poète, diseur, romancier, né au début du XXe siècle et qui apporta ses lettres, sa jeunesse et ses rêves au Québec ? Le souffle, vous dirais-je, le souffle !
Cher Anthony Phelps, au nom de vos compagnons d’Haïti littéraire qui ne sont plus, de ceux qui se pressent autour de votre voix, je vous embrasse et vous dis merci.