Retour sur le Grand Prix de poésie del’Académie française
attribué au poète Anthony Phelps
Par Robert Berrouët-Oriol
Montréal, le 14 juillet 2017
’annonce, le 22 juin 2017, de l’attribution à Anthony Phelps, poète etromancier, du GrandPrix de poésie de l’Académie française pour l’ensemble de son œuvre a suscitéune immense joie chez tous ceux qui fréquentent ses chantiers d’écriture. Ce prestigieux Prix lui sera remis à Paris le 30 novembre 2017lors d’une séance publique de l’Académie française.
Grand Prix depoésie de l’Académie française est un prixannuel créé en 1957 et il est attribué à un auteur pour l’ensemble d’une œuvrepoétique. L’an dernier c’est le poète français Bernard Noël qui l’avait reçu.Il faut savoir que « Les prix littéraires de l’Académie française sontnombreux et, loin de se borner strictement à la littérature dans ses différentsgenres (roman, nouvelle, poésie, théâtre etc.), ils couronnent aussi desouvrages critiques, historiques, philosophiques ou récompensent despersonnalités qui rendent des services à la langue et à la vie du français dansle monde. Ces divers prix sont au nombre de cinquante-huit actuellement. Commecertains d’entre eux peuvent être décernés à plusieurs lauréats, et que laplupart sont annuels (huit sont biennaux et un quinquennal), le palmarès comptechaque année environ soixante-dix récompenses. Ils sont dotés de médailles oude sommes pouvant aller de mille jusqu’à vingt mille, vingt-cinq mille ouquarante-cinq mille euros pour les plus importants, et sont financés par lerevenu de quarante-six fondations, fondations productives qui, sur décision del’Académie elle-même, sont affectées à la dotation de prix ou fondations crééesgrâce aux libéralités que des donateurs ou testateurs ont consenties àl’Académie, à charge pour elle de décerner un prix selon une définitionprécisée dans le décret de fondation. Les prix sont divisés en deux grandescatégories : les « Grands Prix », pour lesquels seuls lesAcadémiciens proposent les candidatures, et les « Prix defondations », pour lesquels auteurs et éditeurs peuvent proposer leursouvrages. Les premiers sont au nombre de vingt-quatre, auxquels il fautadjoindre trois prix de soutien à la création littéraire qui obéissent au mêmeprincipe de candidature. Les prix de fondations sont au nombre de vingt-et-un. »(Site de l’Académie française
Né en 1928 à Port-au-Prince,emprisonné durant la dictature de François Duvalier, Anthony Phelps s’est établià Montréal en 1964. Une grande partie de son travail fictionnel a été réalisée aupays de Gaston Miron, son ami, et il fut lauréat du Prix Carbet dela Caraïbe et du Tout-monde 2016 pour l’ensemble de son œuvre. Le 2février 2001, il a reçu du ministère des Relations avec les citoyens et de l’immigration(gouvernement du Québec) une plaque en hommage à l’occasion du forum « Encre noire, littérature et communautésnoires ». Au fil des ansil a obtenu plusieurs autres distinctions : le Prix Casa de las Américas, pour Orchidée nègre (1987) ; Prix de poésie 2012 du Salon du livreinsulaire Ouessant, en France, pour Nomade je fus de très vieille mémoire (ÉditionsBruno Doucey); le Prix de poésie Gatien-Lapointe – Jaime-Sabines 2014 pour MujerAmérica / Femme Amérique. En 2014, il a été fait Chevalier dans l’Ordre des arts et des lettres deFrance.
Plus près de nous, Anthony Phelpsa été honoré par la Ville de Montréal le 24 mars 2016 en présence d’un ample aréopage d’officiels,d’opérateurs culturels, d’amis et de proches de plusieurs communautésculturelles de cette ville.
Le poète Anthony Phelps, au centre, entouré deplusieurs invités québécois et haïtiens le 24 mars 2016. Crédit photo SimonLaroche. Courtoisie de la présidence du Conseil de ville de Montréal.
L’attachement d’Anthony Phelps pourles deux îles qui l’habitent –Montréal et Haïti–, ne s’est jamais démenti. Il y a cinq ans, le 16 juin 2012, l’agence haïtienne en ligne Alter Presse, depuis Port-au-Prince, avait en effet diffusé le retentissant« Haïti – Hommage : non, merci ! » d’Anthony Phelps. Le poète avait lors décliné en ces termes un hommage in absentia :
« Paris, le15 juin 2012. J’ai lu, avec étonnement, dans Le Nouvelliste, que j’ai reçu un hommage in absentia, du président Martelly. Le 4juin dernier j’ai reçu un courriel, m’annonçant que je serais honoré, encompagnie d’un groupe d’écrivains, par le président Martelly, et que je devraisprévoir quelqu’un pour me représenter. Ce courriel qui n’était pas envoyé parle bureau de la présidence, ne disait pas à quelle occasion devait avoir lieucette cérémonie. Sans plus de précision, j’ai décliné l’invitation parcourriel. De toute façon je ne saurais accepter un hommage en tant qu’auteur de« Mon pays que voici », tant et aussi longtemps que Jean Claude Duvalier ne sera pastraduit en justice. »
Cette geste d’Anthony Phelpspeut être vue comme une sacraledéclaration d’amour du poète-patriote à son pays natal qu’il refuse –dans sahaute poésie plus que cinquantenaire, dans ses romans, son théâtre, sesnouvelles, ses contes pour enfants, sa discographie, ses films–, de voirs’enfoncer encor et encor dans le prolongement de la nuit duvaliériste, liberticideet deshumanisante. Tel un ultime cri d’amour, qui prend l’Histoire à témoin.
Au Québec, au cours des années 1968 – 1970, Anthony Phelpsa mis sur pied les Productions Caliban où il aréalisé plusieurs CD de poésie comme diseur. Il a ainsi conçu et produit une dizaine de disques depoésie de poètes haïtiens et québécois parmi lesquels : « Terre-Québec »,poèmes de Paul Chamberland, Montréal, 1968 ; « Anthony Phelps- Poésie/Poesia. Palabra de esta América », La Havane : Casa de las Américas, 1979 ; « Lesbeaux poèmes d’amour d’Haïti-littéraire »dits par Anthony Phelps (Davertige,Legagneur, Morisseau, Philoctète, Phelps), 1997 ; « La poésiecontemporaine d’Haïti », Trente-quatre poètes, 1998.
Pierre Nepveu –poète, romancier, essayiste, auteur en 2011 d’une remarquable biographie deGaston Miron : « Gaston Miron, la vie d’un homme »–, est un fin connaisseur de l’œuvre d’Anthony Phelps. Situant trèsjustement cette œuvre dans le champ littéraire québécois, il nous la présenteen des termes de haute facture analytique qui méritent d’être longuementcités :
« Très présent sur la scènelittéraire québécoise, Anthony Phelps est en même temps un « nomade »de l’écriture et de l’imaginaire, multipliant les allers-retours, réels oufictifs entre le lieu québécois qu’il habite et le lieu où il est né et où ilest entré en littérature (…) »
« Anthony Phelps publie sonpremier recueil à Montréal chez un éditeur anglophone en 1966, « Pointscardinaux », dans lequel il chante sa villed’accueil. S’il publie certainsouvrages à l’étranger, à Port-au-Prince, à Cuba, en Italie et en France,Anthony Phelps s’établit de plus en plus dans le paysage éditorial québécois etses recueils paraissent chez Nouvelle optique, Triptyque, aux Écrits desForges, aux Éditions CIDHICA et plus récemment au Noroît. Sa productionlittéraire s’intensifie dans les années 2000. Outre des recueils de pleinematurité et de mémoire, comme « Immobile voyageuse de Picas » (2000)et « Une phrase lente de violoncelle »(2005), sans oublier la réédition indispensable, chez Mémoired’encrier, de « Mon pays que voici »devenu un classique de la poésiecontemporaine, Phelps fait paraître chez Leméac, un roman, « Lacontrainte de l’inachevé » (2006), finaliste aux Prix duGouverneur général [du Canada], et un recueil de nouvelles, « Lemannequin enchanté », en 2009. À ces titres s’ajoute un recueilde contes pour enfant, « Et moi, je suis une île »,d’abord paru en 1973, et qui a fait son entrée dans la collection« Bibliothèque québécoise » en 2010. Une importante anthologie del’œuvre poétique d’Anthony Phelps, « Nomadeje fus de très vieille mémoire », a été publiée à Parischez l’éditeur Bruno Doucey en 2012. Cette sélection qui couvre cinquanteannées d’écriture poétique permet de mesure toute l’ampleur d’un œuvre jamaisen repos, toujours partagée entre l’ici et l’ailleurs, le présent et le passé,la plus généreuse sensualité et l’errance tourmentée du « métèque etvagabond ».
« L’écriture d’AnthonyPhelps se distingue, sur le plan poétique, par une admirable amplitude qui faitrésonner la langue française dans ses plus subtiles harmoniques. D’une syntaxefluide, d’une exceptionnelle richesse de vocabulaire et de référencesculturelles, sa poésie s’inscrit dans la haute tradition du chant, d’un lyrismequi semble le plus souvent émaner d’une voix intime, sensuelle. Comme danstoutes les grandes poésies, cette voix est en lutte contre le silence :« Le logos s’est réfugié dans le mutisme de la pierre », écrivait lepoète dansMon pays que voici , à propos des misères et des répressions subies par son pays natal.Tout indique qu’Anthony Phelps a trouvé au Québec la possibilité même d’opposerà ce mutisme le plein déploiement d’une parole libre, chatoyante, superbementinventive et imprévisible
« Cette présenceinsistante se mesure certes d’abord sur le plan éditorial, par lefait que plusieurs de ses ouvrages ont paru et continuent de paraître chez deséditeurs tels Leméac, le Noroît, Mémoire d’encrier, Triptyque, etc. Des anthologiescomme « La poésie québécoise des origines à nosjours » et « Lesgrands poèmes de la poésie québécoise » lui font une place significative et lereconnaissent ainsi à part entière comme un poète du Québec. Sa participation àde nombreux événements littéraires et poétique est aussi à souligner : leFestival international de poésie de Trois-Rivières, le Festival MétropolisBleu, le Marché (devenu le Festival) de la poésie, le Festival international delittérature, le Salon du livre de Montréal, à quoi il faut ajouter plusieursprestations dans des Maisons de la culture. »
« À ces faits concretss’ajoute une considération importante. Une littérature trouve aussi sa grandeur et sa maturité dans son aptitude àaccueillir des voix venues de l’étranger et dont l’étrangeté continue deretentir en elle. De ce point de vue, AnthonyPhelps agrandit de l’intérieur la littérature et toute la culture québécoise,notamment en faisant de la référence haïtienne un élément constitutif del’espace imaginaire québécois, comme d’autres écrivains de ce pays caraïbeont contribué à le faire. Mais cet« agrandissement » tient aussi à la qualité littéraire del’œuvre : toute littérature s’enrichit d’intégrer une voix poétique d’unetelle présence au monde et d’une telle humanité. La contribution, à cet égard,ne se mesure pas seulement en termes quantitatifs, mais dans le fait qu’uneculture vit d’abord de la persistance et de l’imagination de ses créateurs, deleur mémoire et de leur aptitude à l’invention. De ce point de vue surtout, lacontribution d’Anthony Phelps au Québec est à la fois singulière etinestimable. » (Pierre Nepveu : « L’œuvred’Anthony Phelps», hommage tenu à la Librairie Olivieri le 10 novembre2014.)
En 1965 Anthony Phelps participe, aux côtés de Serge Legagneur et deGérard V. Étienne, à de nombreuses rencontres avec l’avant-garde littérairequébécoise (Paul Chamberland, Nicole Brossard, Raoul Dugay, Claude Péloquin,Denise Boucher, Gilbert Langevin et Gaston Miron qui baptise le groupe « Batèche batouque ». C’était,lors, aux fameux « lundis du Perchoird’Haïti », à Montréal, des rencontres d’une ample voilure au vent desidées d’ouverture du Québec sur le monde et sur lui-même.
Un an plus tard, dans son livre « Points cardinaux »(Éditions Holt, Rinehart etWinston, Montréal, 1966), le poète salue ainsi sa ville d’accueil :
« Montréal, Fille de verre, Fille d’acier/ je ne suis pas Ambassadeur./ Dans mes bagages point de présent d’un chef trèsvénérable et honoré / ni lettres à cachet m’accréditant auprès de toi./ J’arriveporteur de mon seul titre de poète »
L’œuvre d’Anthony Phelps est partiellement traduite en catalan,allemand, anglais, espagnol, italien, japonais, russe et ukrainien. De Québec àJacmel à San Miguel de Allende, de Port-Margot à Montréal, Dakar et Naples, deTrois-Rivières à La Havane, Berlin et Paris, c’est l’archipel de la poésie toutentier qui vibre de joie festive à l’annonce du grand Prix de poésie de l’Académiefrançaise. Hommage à la Poésie. Hommage aux deuxîles du Poète, Haïti et Montréal.
Comme l’écrit Hélène Maïa sur le site île en île, Montréal est cetteîle où Anthony Phelps s’est créé de nouvelles racines, il l’a fait voyager dansson conte « Et moi, je suis uneîle », publié en 1973 (Leméac, 1973; Bibliothèque québécoise, 2010).Montréal va, le temps d’un week-end, rencontrer ses sœurs d’eau salée de laCaraïbe :
« Je suis une île d’eau douce, maisje connais les légendes de la mer que me content mes amis les navires, coquesde bois, coques d’acier. Je suis une île d’eau douce mais je parle toutes leslangues de la terre. Les îles ont une âme et rêvent de voyage, et moi, je suisune île avant d’être une ville. » (île enîle