On m’a volé un rêve
Par Ginette Chérubin
Le Nouvelliste, 26 juillet 2019
“Tè a, dlo a, solèy la, moun yo…”
La terre, l’eau, le soleil, les gens…
Quatre mots claironnés tambour battant, aux quatre vents
Quatre maîtres-mots
la métaphore la plus porteuse
du discours politique récent en Ayiti
“Tè a, dlo a, soley la, moun yo…”
La terre, l’eau, le soleil, les gens…
De la poésie en politique
Une grande première. À faire frémir. À faire rêver…
Aujourd’hui, en mode confidence
Je veux faire un aveu
J’avoue avoir rêvé
En dépit de mon aversion
pour la tribu des « roses »
sans autre histoire que celle d’un autoproclamé « bandit légal »
propulsé au timon des affaires
pour culminer l’imposture
en fin d’une saga fissurée de pakanpak
fissurée
autant que la terre de Dessalines
autant que les hommes et les femmes de mon pays
eux-mêmes frappés par la colère féroce d’une Ayiti en transe
profondément blessés dans la tête, dans le corps et le cœur
Hommes et femmes d’Ayiti bafoués, trahis
sous choc post-traumatique
depuis un temps perdu dans la nuit du temps long de cinq siècles
En dépit de la filiation avec l’engeance des « roses »
de celui qui psalmodiait l’espoir
et dont le premier du clan avait fait son dauphin
j’avoue avoir été happée par ce nouveau langage
paroles magiques, pleines de promesses
Ah ! Qu’il est fort ce Sola !
Quatre mots pour dire les richesses d’Haïti
Quatre mots pour stimuler la fibre citoyenne
raviver notre ardeur nationaliste
nous inviter au ralliement autour de nos ressources
pour un pays nouveau
Qu’il est fort mais qu’il est faux ce Sola !
Je savais la naïveté de ma séduction
ridicule, imbécile et de mauvais goût
à la limite de l’hébétement
mais désespérée d’espérance
je me faisais violence
pour bouder l’évidence
Quoique de l’autre bord
il me plaisait d’entendre
la parole apaisante du jeune Président
Car j’espérais qu’au fil du temps
sa conscience l’emporte sur l’ivresse du pouvoir
la tentation de l’enrichissement
J’espérais…
J’espérais que, fort de sa jeunesse
il finisse par s’approprier
la responsabilité historique de sa charge
par prendre à bras le corps
ce destin impromptu que lui offrait son pays
cette exceptionnelle opportunité de changer le cours de l’histoire
J’espérais…
J’espérais qu’au fil du temps
il soit saisi de la passion de son pays et de son peuple
et que, dans un sursaut patriotique
il tramât un complot vertueux pour le sauvetage d’Ayiti
Hélas ! Hélas !
En guise de l’envol, aggravant sa disgrâce d’inculpé
il a choisi l’enfouissement dans le ventre pourri de la bête
un plongeon, tête la première
dans la fange des bandits légaux
dans le purin des fossoyeurs de Patrie
J’espérais…
Mais il a volé mon rêve
Ou volè rèv mwen, man !
Poukisa ? Men pouki ???
J’ai déjà franchi le cap du demi-siècle
Je suis une haïtienne en sursis de vie
Les années s’essoufflent dans la course
mais mon avenir s’est arrêté en chemin
je ne peux plus que le guetter derrière moi
Tant de combats menés…
Des coups d’épée dans l’eau
Tant de désillusions…
Quand inéluctablement j’approche le port du non retour
ils ont volé mon rêve
Vous,
vous, aux quatre maîtres-mots
vous avez volé mon rêve…
Vous avez volé mon rêve, man !
Soyez maudit, condamné et damné pour toujours !
Nou rele chalbari dèyè w !
Kite peyi m tande !
Pati ! Pati ! Ale !!!
Laissez-nous
Laissez nous avec la terre, l’eau, le soleil d’Ayiti …
Laissez-nous avec nous-mêmes
Tè a, dlo a, solèy la se pou nou
se pa nou
You lŏt rèv a boujonnen
Mes années s’essoufflent mais tout mon être veille
Je suis encore à la barre
la jeunesse s’est engagée sur front
Jenès la la, jenès la djanm !
Que le châtiment des Pères et Mères de la Patrie vous emporte
vous et vos sbires !
Dégagez !
Libérez-nous, enfin !
Avec la terre, l’eau, le soleil et nous…
NOUS de l’autre bord
renaîtra l’Ayiti cheri de nos rêves