Martelly, Stéphane (2016). Les jeux du dissemblable : folie, marge et féminin en littérature haïtienne contemporaine.
Montmagny : Éditions Nota bene, 379 pp.
Par Fabiana Fianco
Università Ca’ Foscari Venezia, Italia
Il Tolomeo, 20, 2018, 295-298 ISSN 1594-1930
Dans un panorama littéraire haïtien où le contemporain occupe une place de plus en plus privilégiée par la critique, l’essai de Stéphane Martelly se révèle d’une nouveauté frappante. Issu de sa thèse de doctorat soutenue en 2014 à l’Université de Montréal, cet ouvrage offre une lecture transdis-ciplinaire d’une écriture désignée depuis les années ’90 comme « poétique de la dégradation » ou du « délabrement ». Il s’agit d’une écriture qui dé- gage la « consistance indéterminée » de l’inconnu, une forme « imprécise et violente » (9) qui tente d’émerger dans le littéraire haïtien contemporain et que Martelly identifie comme une dissemblance tant évidente que difficile à cerner. Cette dissemblance elle la retrouve dans les œuvres majeures d’une littérature contemporaine située entre les années ’60 et le séisme de 2010 : on trouve ainsi Marie Vieux Chauvet, Frankétienne, Davertige, Jan J. Dominique et Lyonel Trouillot. Un corpus restreint mais symbolique qui reflète les tendances haïtiennes contemporaines telles que la perte de points de repère et de sens ; la recherche de définition identitaire ; un sentiment général de défaite et d’inquiétude. C’est dans ce contexte que s’inscrit l’étude de Martelly, là où le littéraire est envahi par la folie et par l’émergence du féminin.
Ce sont là les axes centraux autour desquels l’argumentation évolue, en reconnaissant une place légitime à deux sujets peu abordés par les études littéraires haïtiennes. Martelly envisage la folie et le féminin en tant qu’« expressions concourantes de la dissemblance » (11) et les analyse à partir d’un questionnement clé qui sous-tend toute sa démarche analytique :
Après plusieurs siècles de littérature haïtienne, un sujet féminin a-t-il réussi à émerger et à s’accomplir en tant que sujet ? Et si un tel enjeu d’écriture a réussi à se réaliser, quel rapport entretient ce sujet avec la folie, figure emblématique d’étrangeté, de radicale subversion et de silence, figure banalisée et pourtant insaisissable d’altérité absolue qui se dresse, menaçante, sur toute identité, toute parole, toute significa- tion ? (11)
Dans cette optique, les œuvres sélectionnées permettent à Martelly d’explorer les points de convergence entre la folie et le féminin, en montrant les enjeux au cœur d’un « je » de dissemblance qui n’est pas encore nom- mé (12). Le parcours qui suit les mouvements du dissemblable s’articule en trois chapitres où l’auteure joue entre écriture académique et création personnelle. Poète et plasticienne ainsi qu’écrivaine, elle en profite pour prendre du recul critique et artistique sur son objet de recherche. Sans se limiter à commenter les œuvres du corpus, Martelly les assimile et les restitue aux lecteurs à travers un regard interdisciplinaire. Le résultat consiste en une série de peintures annexes qui symbolisent ses premiers tâtonnements au sujet de la folie. En outre, à partir du deuxième chapitre elle insère également des textes où elle remanie son objet d’étude sous forme poétique et qu’elle intitule respectivement Folie I, Folie II et Folie III. Tant dans la lecture critique et académique que dans la création per- sonnelle les objectifs de sa recherche sont clairs et novateurs. Ils portent « davantage sur le fonctionnement du texte et les théories qu’elle peut convoquer que sur des hypothétiques exhaustivités contextuelles, histo- riques ou interprétatives » (13).
Ainsi, Martelly adopte une approche critique qui n’est ni culturaliste ni thématique, mais plutôt rhétorique, herméneutique et énonciative. Elle se penche sur l’identification du sujet féminin reconfiguré comme posture énonciative et figure littéraire au-delà du genre, du sexe et du personnage féminin (14). De là, elle s’interroge sur la mise en rapport entre ce sujet féminin et la folie, les deux étant des visages de l’altérité qui laissent des traces dans le langage. Aussi, l’essai est une tentative d’analyser les textes choisis selon la lecture d’un défaut, d’un manque textuel provoqué précisé- ment par la rencontre entre folie et féminin. Martelly se propose de faire émerger la langue de la folie conçue comme « l’absence essentielle où se risque et se joue la création » (337). Elle ponctue notamment la difficulté énonciative de la femme, dont la subjectivité ébranlée par la folie peine à atteindre une expression complète et définie. L’auteure envisage de cette manière le dissemblable et sa folie par le biais des modalités énonciatives exploitées pour surgir et s’imposer dans le texte.
L’analyse textuelle est progressive et se déploie en trois étapes qui coïncident avec la division des chapitres. Le premier – « Parcours critiques et déchiffrements heuristiques » – est l’occasion pour Martelly de parcourir l’évolution historique du thème de la folie et de mieux préciser les assises théoriques de son approche rhétorique. Elle procède à cet éclaircissement à l’aide du roman Folie de Marie Vieux Chauvet, le texte qui mieux marque la rupture dans la représentation du féminin en littérature haïtienne après Amour et Colère. Contrairement aux nombreuses études conduites sur la trilogie de Chauvet, Martelly veut montrer que la folie est plus un effet de lecture qu’un thème ou un objet (34). La sensation provoquée par Folie est ainsi celle d’un trou creusé dans le texte qui construit et défait en même temps toute signification (86). L’intérêt de Martelly devient alors celui d’interpréter les interactions entre folie et littérature dans l’œuvre de Chauvet, où la première évoque l’absence de sens alors que la deuxième renvoie paradoxalement à une expérience de langage qui finit toujours par dire quelque chose, malgré la limite que le silence impose à l’œuvre. L’interrogation sur la folie du roman signifie ainsi comprendre le projet rhétorique qui fait exister l’œuvre même. Cela implique également lire les ruptures provoquées par les jeux énonciatifs du texte dans la perspective ‘heuristique’ d’une écriture qui procède en cercles concentriques.
Ensuite, dans le deuxième chapitre – « Détours/traces : marques et mémoires du contemporain haïtien » – l’auteure dresse un portrait du scénario politique haïtien en analysant ses traces et ses effets dans Anthologie secrète de Davertige et dans l’œuvre homonyme de Frankétienne. La focalisation se déplace maintenant sur la folie et sur le sujet poétique qui en est affecté en prenant appui sur « les notions de la marge et de la mémoire » (126). Martelly identifie deux mouvements qui travaillent le contemporain littéraire : d’un côté, elle observe un effort collectif de conservation et de préservation de la mémoire dans un contexte fortement répressif et dictatorial ; de l’autre, elle constate l’incorporation subjective du vécu historique qui amène à la contestation individuelle nourrie par un sens de décentrement. C’est précisément dans ce « lieu conflictuel » (129) entre marge individuelle et mémoire collective que Martelly inscrit sa réflexion, afin de restituer les réactions du sujet dans la multiplicité de son énonciation. De même que la folie et le féminin, la mémoire et la marge sont en effet conçus comme des processus rhétoriques. Étant considérés comme les résultats d’une opération d’écriture, la mémoire traumatique et la marge sont analysées comme les témoignages énonciatifs d’un mé- canisme de différenciation ainsi que d’affirmation de liberté. Aussi, en faisant dialoguer folie et mémoire, Martelly se place du côté des sujets d’écriture qui ont de la peine à trouver un espace autonome d’énonciation. En creusant dans le silence et dans le manque de parole, l’auteure pousse donc sa recherche vers une périphérie littéraire souvent ignorée.
Dans cette perspective, le chapitre conclusif – « Lire/Créer : Féminin et art dangereux de la dissemblance » – renoue les propos des deux pre- miers en une parfaite symbiose. Il s’attache à des « œuvres de filiation larvée » (337), Les enfants des héros par Lyonel Trouillot et Mémoire d’une amnésique par Jan J. Dominique, deux textes qui permettent de saisir les modalités d’expression des sujets féminins marginalisés dans la folie. La femme est dessinée comme l’archétype de l’altérité et de la différence, une « figure satellite » occupée à négocier son existence dans la marge (324) et dans la périphérie du fou (262) par une langue qui détermine le sujet comme ‘autre’. Entre marge et folie, Martelly suit la construction du féminin comme un dissemblable qui essaie de pallier « un défaut de représentance » (224). Sa recomposition et son affirmation deviennent possibles grâce à la parole et aux silences féminins, nécessaires à montrer « la rhétorique et le visage de la folie » (294), là où cette dernière peut même se manifester par un refus d’expression ou un échec du langage. L’intérêt du chapitre est d’étudier comment l’ombre du féminin bouscule non seulement l’énonciation créative et subjective d’une dissemblance supposée, mais aussi sa lecture critique.
Par ce parcours triparti, Les Jeux du dissemblable donne magistralement voix à l’absence et à l’oubli dans la textualité haïtienne contemporaine selon une ‘lecture par le trou’. Le féminin, la folie et la marge sont reconsidé- rés comme manifestations complexes d’un dissemblable qui peut évoluer en tant que projet énonciatif et rhétorique. Néanmoins, Martelly avoue les limites de tels objets, en les définissant comme une matière qui reste toujours quelque peu insaisissable dans l’écriture et parfois difficile à y être enfermée. Ce manque – qu’il soit envisagé sous la forme d’un silence, d’un défaut ou d’un vide – est pourtant positivement envisagé comme une potentialité de création. Défini par Robert Berrouët-Oriol comme « un livre majeur et de grande érudition »1, l’œuvre de Martelly est en dernière analyse extrêmement claire tant dans son argumentation que dans ses finalités de recherche. En contact avec des sujets que d’après Martelly aucune ap- proche critique ne saurait entièrement recouvrir, l’auteure se risque dans une analyse dépourvue d’outils théoriques de référence. L’œuvre a ainsi le mérite de ramener le lecteur à la forme la plus pure et la plus simple de l’investigation littéraire, c’est-à-dire à l’essentialité du texte.
1 Berrouët-Oriol, Robert (2016). Aménagement linguistique et littérature. URL http:// berrouet-oriol.com/uncategorized/les-jeux-du-dissemblable/ (2018-11-20)