Manmzèl Julie [1]
Par Jean-Durosier Desrivières
Fort-de-France, décembre 2018
Une variation caribéenne sur Mademoiselle Julie d’August Stindberg
Synopsis
Dans un coin de la Caraïbe, c’est la nuit de la Saint-Jean, la fête des innocents, qui correspond sans doute à une autre fête. La cuisine de la propriété du Vénérable Maître Auguste se transforme, au cours de cette nuit, en une scène où se déroulent de multiples jeux de manipulation avec un trio infernal: Julie, jeune mulâtresse, la fille du Maître, qui s’encanaille avec ses domestiques, notamment Jean, le major d’homme nègre, très ambitieux, plus aristocrate que sa jeune maîtresse qui cherche à le séduire; Christine, la cuisinière, la négresse, fiancée de Jean, qui se débat dans les mailles du mysticisme et du bovarysme ambiants, et des intrigues amoureuses entre son fiancé et Manmzèl Julie. L’alcool, la musique, la danse, les faux rires, des “mauvais airs”, des esprits vaudous et des maladresses réunis semblent créer une atmosphère propice à une tragédie qu’aucun des protagonistes ne voient venir…
Extraits
Christine prépare quelque chose au fourneau ; elle porte une robe ordinaire et un tablier de cuisine ; Jean entre avec, en main, une paire de bottes qu’il dépose par terre à un endroit bien visible.
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JEAN. – Ce soir, c’est le soir de Mademoiselle Julie… Elle est complètement possédée…
CHRISTINE. – Finalement ! Monsieur Jean est enfin revenu.
JEAN. – J’ai accompagné Maître Auguste jusqu’au bord de mer. Et à mon retour, en passant devant le bar-reposoir, je pousse mon corps sous le carbet pour faire deux ronds : et qui je vois là ? Mademoiselle Julie, sous compas[2] avec le chef de la police rurale. Dès qu’elle m’a vu, elle se jette dans mes bras et m’invite sur la piste ! Elle s’est mise à danser une contredanse collé-serré avec moi comme si… Bref, du jamais vu ! Complètement décollée[3], une vraie femme folle !
CHRISTINE. – Manmzél Julie était…
JEAN – Mademoiselle Julie, Christine.
CHRISTINE. – Qu’est-ce qui vous arrive ? Moi, je ne parle pas français zuzu-pointu comme Monsieur Jean. Donc, je dis que Manmzèl te toujou fòl[4]… Mais ces derniers jours, on dirait qu’il y a un drôle de Mystère[5] qui danse dans sa tête. Et c’est comme ça, depuis que ses fiançailles sont cassées !
JEAN. – Eh oui ! Bon, c’est quoi encore toute cette histoire ? Ce monsieur n’était peut-être pas riche, mais c’était un vrai Allemand quand même. Pas possible ! je ne comprendrai jamais ces gens-là. En tous les cas, ce n’est pas normal qu’une demoiselle… (Il s’assied autour de la table de cuisine.) Bref, qu’une demoiselle comme ça préfère rester avec les domestiques au lieu d’accompagner son père chez des parents. Ce n’est pas du tout normal !
CHRISTINE. – Elle est un peu gênée, sûrement, depuis son esclandre avec son fiancé.
JEAN. – Peut-être. En tous les cas, ce petit blanc ne lui permettait pas de le faire marcher SS[6]. Tu sais comment ça s’est passé, Christine ? Je l’ai vu de mes deux yeux.
CHRISTINE. – Franchement ! Donc il a vu quoi, Monsieur Jean ?
JEAN. – Ah non, je suis très sérieux. Ils étaient tous les deux dans la cour, un bon soir, et Mademoiselle voulait le « dresser », comme elle dit. Et tu sais comment ? Eh bien ! Elle le faisait sauter par-dessus sa cravache, comme si c’était un chien qu’elle dressait. Il a sauté, et, à chaque fois, il a reçu un coup de cravache ; mais, au bout de la troisième fois, le petit blanc lui a arraché la cravache des mains et il l’a mise en mille morceaux, et puis, il est parti.
CHRISTINE. – Qu’est-ce que Jean raconte là ? Vous êtes sûr que c’est comme ça, ça s’est passé ?
JEAN. – Ça s’est passé exactement comme ça, Christine… Et maintenant, dis-moi, qu’est-ce que tu as de bon à manger ?
Christine se retourne vers le fourneau, Jean regarde son arrière-train et cherche discrètement à le toucher… Elle le surprend rapidement.
CHRISTINE, d’un geste explicite de la main traduisant sa contrariété feinte. – Hey ! Monsieur Jean, deux mailles ! Deux mailles, sur votre chaîne…[7] (Jean ébahi, Christine continue à lui parler, comme si de rien n’était.) J’ai du foie de cabri en sauce, avec quelques pommes de terre.
JEAN. – Tu demandes au malade, s’il veut du bouillon ! Tu sais bien que j’aime ça. (Il tâte l’assiette.) Mais, c’est quoi ce plat froid que tu me donnes là ?
CHRISTINE. – Ouais mon cher, Monsieur Jean est plus compliqué que Vénérable Auguste, alors !
Elle passe sa main tendrement dans ses cheveux.
JEAN. – Tu peux me caresser les cheveux, mais, moi, je ne peux pas te toucher les…
CHRISTINE. – Non, non, non ! Ne confondez pas coco et abricot. De mon côté, c’est de l’amour et rien que de l’amour, mon cher Jean…
Christine lui sert un verre de limonade.
JEAN. – De la limonade ? La veille de la Saint-Jean ? Non, merci très chère ! Tu vas voir. (Il se lève et va chercher une bouteille de vin.) Tu vois ? Du Bordeaux ! Je peux avoir un verre ? Un verre à pied, s’il te plaît. Un vin comme ça, ça se boit correctement !
CHRISTINE retourne faire ses affaires. – Ô Vierge Miracle ! Sainte Altagrâce, manman ! protège la femme qui va subir ce nègre-là. Quel contrariant !
JEAN. – Con… con… con quoi ? Tu serais aux anges d’avoir un aussi bon bougre comme moi. Et je sais très bien que tu as la tête qui tourne quand on dit que je suis ton fiancé. (Il goûte le vin.) Délicieux ! Pas très frais, mais très bon ! Un bon petit cru… Une belle année… Qu’est-ce que tu cuis là ? Manman, manman, manman ! c’est une odeur terrible, ça !
CHRISTINE. – Ah ! (Accompagné d’un tchuip[8].) Manmzèl Julie qui me demande de préparer cette cochonnerie pour Diane.
JEAN. – Christine, surveille ta langue, surveille ta langue sept fois, je te dis… Tu es vraiment obligée de faire la cuisine pour cette saleté de chienne, la veille de la Saint-Jean ? Comment, elle est malade ?
CHRISTINE. – Malade, seulement ? Elle est partie avec le chien albinos du chef-de-section[9], et ça s’est très mal passé, et Manmzèl Julie ne veut pas du tout entendre parler de ça.
JEAN. – Cette Mademoiselle est trop collet monté dans certains cas et sans aucune fierté dans plein de situations. Elle me rappelle Madame Auguste de son vivant. Elle portait des tailleurs d’une saleté incroyable, mais elle exigeait qu’on renouvelle toujours les boutons dorés qui lançaient des éclairs aveuglants aux gens. Son blason. Eh bien, Mademoiselle Julie, c’est pareil. Elle ne prend nullement soin de sa personne. Je dirai même, sans exagérer, ce n’est pas une fille-de-bien. Pendant qu’elle dansait au bar, tout à l’heure, tu sais ce qu’elle a fait ? Elle a séparé le chef-de-section de Manuela, et puis elle l’a pris pour danser. Nous, nous n’aurions jamais eu une telle conduite. Les maîtres ne comprennent vraiment rien dans rien : quand on imite des gens du commun, on devient de pauvres gens, communs aussi, comme eux. Et pourtant, elle est belle, hein ! Superbe ! Ces épaules… waouh ! Bref…
CHRISTINE. – Ah la, la ! Plus aveugle que ça… Moi, j’entends bien ce que Clara dit de Manmzèl quand elle l’habille !
JEAN. – Tu me parles de Clara, alors que vous êtes toutes jalouses entre vous ! Moi, j’ai fait un tour de cheval avec elle !… et quant à sa façon de danser… n’en parlons pas !
CHRISTINE. – En parlant de danser, Jean, quand est-ce qu’on va faire un rond ?
JEAN. – Quand tu veux. Je ne demande que ça, naturellement.
CHRISTINE. – Belle promesse, c’est belle dette, oui, Jean ! Vous savez ça ?
JEAN. – Quand je dis que je fais quelque chose, je le fais. En attendant, ton repas était un vrai festin. Merci.
Il rebouche la bouteille.
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JULIE paraît à la porte toute excitée, continuant à parler à d’autres personnages en coulisse. – Je reviens tout de suite ! (On entend une contredanse au loin.) Je serai là pour la bande, continuez sans moi. (Jean glisse la bouteille sous la table, se lève et se tient bien droit. Julie se dirige vers Christine, lui parle les dents serrées.) Alors, Christine ! Tu as préparé la chose ?
JEAN s’approche, lance de façon ironique et coquine. – Mademoiselle suit les bandes maintenant ?
JULIE. – Ecoutez-le : Mademoiselle suit les bandes ! Le Vénérable vous demande de me surveiller ? (Elle lui lance son mouchoir jaune sur la figure.)
JEAN, coquin. – Les jupes et les jupons qui s’envolent dans les bandes ne sentent pas du tout la rose.
JULIE, provoquante. – Vous êtes expert en parfum et en jupons, aussi ? Vous n’avez rien à prouver côté danse, c’est sûr, et je dis : chapeau bas ! Monsieur Jean, mais… On ne regarde pas, s’il vous plaît ! Sortez de là !
JEAN, plaisantant. – Complot de femmes, complot du diable, dit-on. Vous préparez un charme spécial la Saint-Jean, pour attirer le futur mari dans vos filets, c’est ça ?
JULIE, ironique. – Il voit loin, lui, il n’a même pas besoin de lunettes ! (A Christine) Tu me mets tout ça dans un gallon, ok. Bouche bien, oui ! Bon ! Jean, venez danser une meringue avec moi !
JEAN, un peu gêné. – Euh ! c’est que… J’avais promis à Christine la prochaine danse.
JULIE. – Eh bien ! elle dansera une autre danse avec vous, pas vrai Christine ? Alors, tu me prêtes Jean pour un moment ?
CHRISTINE, surprise et perfide. – Oh ! Mademoiselle ! Jean est maître de sa tête, oui. Si vous l’invitez, c’est à lui de voir. (Regard vers Jean) Moi, la seule chose que je peux dire, c’est que je n’ai jamais vu quelqu’un cracher sur un honneur.
JEAN. – Mademoiselle Julie, c’est que, ça va faire deux danses d’affilée avec le même cavalier. Il faut se méfier des gens d’ici, hein ; ils rajoutent des choses même à ce qu’ils ne voient pas, ne parlons pas de ce qu’ils voient…
JULIE, vraiment contrariée. – C’est quoi ces paroles mystérieuses ? Qu’est-ce que vous voulez me dire Jean ?
JEAN baisse le ton. – Bon, parlons franchement, Mademoiselle. Cela ne paraît pas normal pour les gens de voir Mademoiselle préférer un domestique parmi tant d’autres qui aimeraient jouir de cet honneur également.
JULIE. – Oui, je fais une préférence. Et alors ? Je suis la Maitresse de cette maison ou pas ? Si je fais honneur au bal des domestiques par ma présence, je tiens à danser avec celui qui sait mieux mener sa cavalière, un point, c’est tout.
JEAN. – Donc, à vos ordres Mademoiselle.
JULIE, fermement. – Ce n’est pas du tout un ordre, Jean. Ce soir, c’est la fête des gens heureux, nous devons tous y prendre du plaisir. Il n’y a ni maître ni domestique, ce soir. Allez, donnez-moi votre bras. Ne t’inquiète pas Christine, ton fiancé est entre de bonnes mains.
Julie prend la main de Jean. Ils sortent. On entend les paroles et les notes de la meringue crescendo…
Marabout de mon cœur aux seins de mandarine,
Tu m’es plus savoureuse que crabe en aubergine.
Tu es un afiba[10] dedans mon calalou[11],
Le doumboueil[12] de mon pois, mon thé de z’herbe à clou.
Refrain
Tu es le bœuf salé dont mon cœur est la couane[13].
L’acassan[14] au sirop qui coule en ma gargane.
Tu es un plat fumant, diondion[15] avec du riz,
Des akras[16] croustillants et des thazars[17] bien frits.
Ma fringale d’amour te suit où que tu ailles ;
Ta fesse est un boumba[18] chargé de victuailles.[19]
Christine va vers la porte pour écouter, revient vers la table, prend le mouchoir jaune de Julie, joue avec, puis en respire longuement le parfum avec satisfaction…
On entend la meringue au loin…
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[1] Créée par la Compagnie Île Aimée, fin 2018. Mise en scène d’Hervé Deluge, avec Hervé Deluge (Jean), Jann Beaudry (Julie) et Rita Ravier (Christine).
[2] Être d’attaque, en rythme ; danser la danse « compas » précisément.
[3] En créole haïtien « dekole » désigne quelqu’un qui est surexcité, surchauffé, agité, un peu fofolle.
[4] Mademoiselle était toujours folle.
[5] Désigne un loa, un esprit vaudou.
[6] « Marcher SS » est une expression en créole haïtien qui fait allusion à l’organisation SS du régime nazi, tout en traduisant l’idée de discipliner quelqu’un, de le faire marcher droit, comme il faut, dans le droit chemin.
[7] Garde tes distances.
[8] Geste sonore et visuel des lèvres, traduisant le mépris aux Antilles (Haïti, Martinique, Guadeloupe, etc.)
[9] Chef de la police rurale.
[10] Du normand afflubat (tripes sèches) : tranches d’intestin grêle avec des membranes graisseuses.
[11] Du gombo. On dit calalou gombo, en Haïti.
[12] Une sorte de galette de farine blanche qu’on met dans une purée de haricots rouges ou noirs, appelée « sauce de pois », en Haïti. Aux Antilles françaises (Martinique, Guadeloupe), le doumboueil (doumbwèy, selon la graphie actuelle du créole haïtien) est appelé dongré.
[13] Prononciation créole de couenne.
[14] Purée de maïs, avec du lait, du sucre et des épices aromatiques.
[15] Type de champignon noir aromatique.
[16] Orthographe créolisé de « accras ».
[17] Un type de poisson.
[18] Terme de l’indien caraïbe, désignant le « bois-fouillé », la pirogue des anciens aborigènes d’Haïti.
[19] Poème franco-créolophone, tiré de Poèmes d’Haïti et de France (1925) d’Emile Roumer, né en Haïti en 1903 et décédé à Francfort (Allemagne) en 1988. Il a été mis en musique par Rodolphe Legros et Joe Trouillot.