La lodyansselon Georges Anglade
Par Carey Dardompré
01/01/2013
La lodyans est un genre romanesque née enHaïti. À partir de l’étude de George Anglade (1944 – 2010) sur l’audience ,nous souhaitons démontrer que la lodyans qui confie à l’oralité le moteur de lalittérature, constitue un des fondements de la littérature haïtienne. Elle sedéfinit comme une pratique discursive déployant un véritable art narratif. Nonréductible à aucun autre genre, la lodyans, affirme Anglade, de par sonoriginalité et les composantes qui la régissent, est un romanesque de hautniveau. Pourtant, malgré ses valeurs poétiques et son originalité, la lodyanssouffre de reconnaissance comme le reconnaissent nombre d’observateurs récentset, parmi eux, Georges Anglade : « Pourquoi cette fiction originale, efficaceet pleine de plaisirs textuels a-t-elle si peu d’adeptes écrivains à s’enréclamer explicitement, et n’a connu que dix ans de grande fécondité dans toutenotre histoire ? » En scrutant les articles et les lodyans que Justin Lhérissonet Ferdinand Hibbert ont publiés dans le quotidien haïtien Le Soir, de1899 à 1908, Anglade parvient à mettre en valeur la poétique de la lodyans. Ilfixe ses caractéristiques qui confèrent à ce genre sa portée indiscutable : «Je suis arrivé à définir approximativement les cinq éléments qui caractérisentce genre d’un genre nouveau, genre unique en son genre : miniature, mosaïque,jouvence, cadence et voyance ». Partant de ces caractéristiques, voyons en quoiconsiste la spécificité de ce genre unique et commençons par le situerhistoriquement.
1. La lodyans
Qu’est-ce que lalodyans ? S’agit-il effectivement d’un genre littéraire ? La lodyans dont lepassage de l’oral à l’écrit remonte au début du XXe siècle est un romanesquehaïtien. C’est le genre narratif le plus populaire et le plus ancien d’Haïti.Ce pays certes a connu plusieurs genres littéraires au cours des échanges avecd’autres cultures, mais la lodyans reste le genre littéraire qui constitue sontrait le plus spécifique. Si nous jetons un regard sur le parcours de lalodyans, on remarquera tout de suite que ce genre s’est manifesté chez presquetous les groupes ethniques qui ont vécu ou survécu sur le sol haïtien, qu’ilssoient Arawak, Européens ou Africains. Selon Anglade : « la lodyans vieille detrois siècles s’est toujours d’abord voulue une création romanesque et n’ajamais renié le plaisir du texte et le grand goût des mots pour raconter avechumour les tribulations du vieux-nègre. » Elle s’inscrit dans les genres duroman, du journalisme et du théâtre. En témoignent à cet égard le roman deLhérisson, La famille des Pitite-Caille, et les deux mille articles publiésdans le quotidien Le Soir. Dans un extrait d’une émission avec FrançoiseSeloron diffusée sur France Culture, le 16 août 1986, Frankétiennedéfinit la lodyans comme étant un théâtre en plein air de genre populaire où ily a toujours un raconteur et où l’audience, entourant le narrateur, joue elleaussi une part active et intégrante. La définition évoque ici les soirées deveillées en Haïti où il y a un récitant improvisant des lodyans courtes ayanttoutes comme sujet le personnage décédé. C’est un véritable théâtre où le rirebat son plein.
2. Les composantesde la lodyans
2.1 Laminiature
«…La lodyans estcet art haïtien du bref », admet Anglade. Apres avoir examiné dans les colonnesde Le Soir les articles signés par Lhérisson, Anglade conclut que ce dernieravait quelque chose de nouveau à offrir. « Son écriture a déjà suffisammentd’assurance pour que se révèlent ses trois caractères principaux : l’humour, lacritique et l’actualité qui sont justement les trois composantes de la lodyans; le rire qui fait cadence, la critique toute de voyance et l’actualité commejouvence. ». A ces trois caractéristiques il ajoute aussi la « miniature », vuque ces articles se présentent en petit format. En plus, la lodyans écrite ouorale est toujours de courte durée. C’est son sui generis. Dans uneéconomie de mots et d’espace textuel, tout est dit, tout est exprimé en «miniature ». Ces miniatures, continue-t-il, sont accumulées sous l’emprise d’unmême thème et d’une même conjoncture qu’il définit en ces termes des «miniatures montées en mosaïque ». La caractéristique de la miniature se faitaussi remarquer par la structure observée dans les entêtes de ces articles. Àl’entête de chaque article se trouve le numéro de l’article, le titre, la dateet surtout la quantité des mots composant ce récit ou cette lodyans. En voiciun modèle : « N° 3, mercredi 10 mai 1899/325 mots. ».
2.2 Lamosaïque
Comment cettecaractéristique se prête-t-elle à la poétique de la lodyans? Pour répondre àcette question voyons l’effet de la mosaïque dans le roman de Depestre, Hadrianadans tous mes rêves. Dès l’entame du premier chapitre intitulé« Balthazar et les sept reins de Madame Villaret-Joyeuse », lelecteur est avisé d’être en présence d’un méta récit. Le chapitre est séquencéen une suite de petits récits autonomes chronologiquement montés sur un nombreréduit de pages. C’est « l’art du récit bref ». Les blancs de page qui séparentchacun de ces petits récits reflètent la structure des « miniatures montées enmosaïque ». Chaque partie constitue un tableau différent, une nouvelle scène ouune nouvelle diégèse. À part le chapitre qui est titré, l’auteur ne se soucieque de numéroter les subdivisions qui en découlent. Cette disposition deplusieurs récits emboités autour d’un même thème aurait modelé la structure desminiatures montées en mosaïques telles qu’elles furent présentées dans lequotidien Le Soir, il y a de cela un siècle et théorisée plus tard parAnglade. Le silence de ces espaces ou blancs de page entre chacune de cespetites parties rapporte ce que le texte ne dit pas. L’ensemble engendre lerythme poétique de la lodyans, sa dynamique. Cette méthode est très clairementrelevée dans ce passage d’Anglade :
Dire en méthode dela lodyans que c’est un art de la miniature et de la mosaïque, c’est effectuerla mise en évidence de ces deux coordonnées du genre : une entité structurante(miniature, une histoire racontée) que l’on retrouve toujours sous cette formeet son mode d’agrégation (mosaïque qui peut être un roman, une nouvelle, unepièce de théâtre, etc.).
2.3 La jouvence
La Jouvence estune des composantes importantes de la lodyans, toujours témoin de l’actualité,elle se fait critique de sa génération. « Jamais forme littéraire ne s’estautant prêtée à l’analyse générationnelle », affirme Anglade. En utilisant laréalité quotidienne de certains événements sociopolitiques, le lodyanseur créeune fiction qui se veut réelle. Pour nous fait croire à la véracité de sonrécit, il ajoute le nom des lieux, le nom des personnages et les dateshistoriques qui sont connus. Par exemple, qui pendant la dictature des Duvaliern’a pas connu les blagues qui ont fait du général Jacques Gracia un bouffonnational ? L’objectif du lodyanseur c’est de prouver à son audience qu’il ditla vérité. L’affirmation suivante illustre avec clarté ce point :
Le réel estagrémenté (par un agrémenteur, comme il se doit) au point que le défi delodyanseur est, à chaque fois, d’en raconter une, plus vraie que nature, plusvraie que vraie, c’est alors que son mentir en cours sonne juste et déguise entémoignage ce qui n’est qu’imaginaire…
Cette formulationest d’autant plus évidente par l’affirmation de Dany Laferrière qui déclare quesa vision de la littérature c’est de « faire de la fiction avec tout ce qu’ellea de plus vrai. » Le lodyanseur peint une image réaliste de la société. Il lefait en provoquant le fou rire chez son auditeur ou son lecteur. Ce pointévoque ici la poétique de la « cadence » qui se manifeste dans les conteshaïtiens, les proverbes, les chansons populaires et les blagues qui suscitenttous une raillerie faisant ressortir le folklore du peuple haïtien et sonimaginaire. « La lodyans est ainsi toujours témoin du moment, toujoursd’actualité, toujours moderne, toujours contemporain d’éternelle jeunesse :c’est l’effet de la jouvence », conclut Anglade.
2.4 La cadence
La cadence fait dela lodyans un genre du rire. Prenons le côté érotique dans Hadriana danstous mes rêves. Okilon, pour se venger, jette un sort à Balthazar Grandchiré.Ce dernier, métamorphosé en papillon, est condamné à se faufiler en pleine nuitdans la chambre des jeunes filles. « Ti Garçon ingrat et sans maman, je teravale dans la catégorie des sphinx les plus ténébreux de la Caraïbe. »(Depestre, p. 26). L’évocation de l’entrée en scène d’Hadriana dans le récit deScylla Syllabaire est aussi un exemple vivant. C’est de la pure comédie :
Hadriana était nuede la pointe des orteils au bout des cheveux, merveilleusement nue partout.Toutefois, au-dessous du nombril sa chair de vierge tenait du prodige ! Ce futun éblouissement pour le papillon […] Dans ces papillonades autour des îles iln’avait jamais vu entre cuisses d’une jeune fille une conque aussi royalementépanouie. En y collant l’ouïe, il entendait la mer des Caraïbes. Du coup iln’eut plus envie de convoyer Germaine Muzac jusqu’au paradis. (Depestre, p. 25)
Il faut aussimentionner « la cadence » de la lodyans, dans le cadre des veillées funèbres oùle lodyanseur d’un ton moqueur et railleur anime avec éloquence ces séances deblague. Il invente des histoires qui font rire même les parents ou amisaffectés par ce deuil. La veillée funèbre est le haut lieu de la lodyans selonle terme qu’utilise Anglade. C’est là que le lodyanseur montre son habileté detireur de lodyans, comme on dit en Haïti.
La « cadence », semanifeste aussi dans les bandes carnavalesques. Le rire dans ce contexte estsurtout subversif. C’est le rire bakhtinien conçu dans un esprit moqueur maissurtout revendicatif contre le statu quo. L’esprit même du carnaval est deridiculiser publiquement le gouvernement ou les forces opprimantes pendant lestrois jours gras. Citons, l’histoire du ministre, Charles Oscar, réputé pour sacruauté et qui est devenu Chaloska, un personnage de diable au carnaval(Depestre, p. 212).
2.5 La voyance
La voyance se veutune fiction critique. C’est l’imagination d’un lendemain meilleur dans unesociété figée depuis 1503. C’est peut-être la caractéristique la plusromanesque de lodyans. Dans Hadriana dans tous mes rêves la voyance semanifeste à travers la nostalgie de Patrick et sa passion pour Jacmel. Enretraçant ses souvenirs d’enfance, Patrick nous fait vivre un Jacmel quin’existe que dans le monde de ses rêves. Il n’y a pas de solution tangible à unretour possible au pays. Tout existe dans ce fantasme qu’il crée en se faisantdes rêves d’échappés. Dans l’énigme de la poétique de Dany Laferrière,Christiane Ndiaye souligne à cet égard :
Qu’il ne s’agitnullement ici de mettre en scène des « solutions alternatives » de typesociopolitique qui se voudraient praticables mais plutôt d’inscrire dans cetteenfilade de « faux tableaux plausibles », des envolées fantaisistes de pureimagination, généralement amusantes, mais qui n’en rappellent pas moins lanécessité de changer les choses.
Cette composantetout comme les autres englobe un aspect littéraire où le triangle société,individu et langage sont codifiés pour donner naissance à la poétique de lalodyans. Pour expliciter cette affirmation, lisons cette description parAnglade de la voyance :
La lodyans estmaintes fois une fiction critique, voire subversive. C’est le label du genre.Aussi retrouve-t-on à longueur de lodyans des ébauches de solutionsalternatives au statu quo social et économique d’une société bloquée depuissept générations. Il est donc probable, quand les chercheurs s’y mettront, quela genèse de la lodyans devra se chercher du côté de rêves d’échappées dans unesociété emmurée vive depuis son invention caribéenne voilà trois siècles. Cettefonction normative de voyance d’un monde meilleur qu’assument les lodyans n’estpas sans poser de gros problèmes littéraires, car souvent prendre pour cadre lascène politique, et pour cible favorite les personnages qui s’y meuvent, lalodyans se trouve avec une matière première dangereuse contre laquelle lalittérature doit effectivement se garder […] Le défi du genre est de ne jamaisrenier le plaisir du texte et le grand goût des mots pour raconter avec humourles tribulations de la vie vieux-nègre…
3. Le Soir1899-1908
Nous ne pouvonspas mettre terme à cette étude sans faire l’historique du quotidien Le Soir.Fondé le 8 mai 1899 par Justin Lhérisson ce quotidien va marquer un tournantsignificatif dans la littérature haïtienne. Du lundi 8 mai 1899 au samedi 18avril 1908, « le journal aurait écrit environ deux mille textes ». Dans lesannales littéraires d’Haïti, ces dates restent mémorables. Elles marquent lepassage de la lodyans de l’oral à l’écrit. Cependant, on commence à parler dela « lodyans » comme genre littéraire à partir de 1905, à la parution de Zounechez sa Ninnaine et La Famille des Pitite-Caille de JustinLhérisson. Justin Lhérisson serait donc le premier à avoir fait de la « lodyans» un genre littéraire classique, à avoir rendu romanesque certains personnagesdu terroir. Dès les premières ébauches de la Famille des Pitite-Caille,Fernand Hibbert et Hermann Héraux avaient déjà signalé que cette œuvres’inspirait d’un genre littéraire nouveau : « Allez-y carrément, ce genrenouveau plaira », lui ont-ils dit. La parution de ces romans et de ces deuxmille articles publiés dans Le Soir vont prouver que la lodyans peuts’inscrire non seulement dans le genre journalistique et au romanesque maisaussi dans le genre théâtral. Cela va être prouvé plus tard avec Frankétiennedans son Pèlen tèt. Mais il fallait attendre les recherches d’Anglade,lodyanseur et théoricien à la fois, qui a fourni la grille de lecturepermettant d’évaluer les lodyans.
Corpus étudié
1. George Anglade,Leurs jupons dépassent. Montréal : Ed CIDIHCA, 2001.
Quelques ouvragesde Georges Anglade sont téléchargeables à cette adresse: http://classiques.uqac.ca/contemporains/anglade_georges/anglade_georges.html
2. Depestre, René.Hadriana dans tous mes rêves. Paris : Ed Gallimard, 1988.
Ouvrages critiques
1. George Anglade,Le Rire haïtien, Coconut Creek FL, Educa Vision Inc. 2006.
2. JustinLhérisson, La famille des Pitite-Caille et Zoune Chez sa Ninnaine.Port-au-Prince, Ed Fardin 1982
3. Ndiaye,Christiane. Comprendre l’énigme littéraire de Dany Laferrière. QC, Ed duCIDIHCA, 2011.
4. Sourieau, MarieAgnès et Kathleen M Balutansky. Écrire en pays assiégé, Amsterdam, NewYork, Rodopi, 2004.
Carey Dardompré
Né en Haïti et domiciliéaux U.S.A., professeur certifié de français langue étrangère. Doctorant à l’UniversitéSorbonne Nouvelle Paris-3.
Source : Voixet relation