Le Baobab en quête de ses racines : la « Négritude » d’Aimé Césaire ou l’éveil à un humanisme identitaire et écologique dans l’espace francophone
Gina Thésée
Université du Québec à Montréal, Québec, Canada
Paul R. Carr
Youngstown State University, Ohio, États-Unis
Revue Éducation et francophonie, volume XXXVII:2 – Automne 2009
Article reproduit en mars 2020 avec l’aimable autorisation des auteurs.
Résumé
La pensée d’Aimé Césaire (1913-2008), à la fois discours poétique, posture politique et conscience écologique bien avant l’heure, révèle un lieu de révolte symbo- lique où convergent une « communauté d’oppressions subies ». Césaire exprime un rapport au monde en quête de sens, en quête de racines. Les mots-stylets du poète sont ciselés comme pour mieux façonner la conscience critique aiguë nécessaire pour transcender les barrières géographiques, raciales ou disciplinaires. La « Négritude » de Césaire prend l’allure d’un manifeste écopolitique qui s’adresse à tous les « damnés de la terre » pour les enjoindre à une fougueuse reconquête de soi, en marche vers une « humanitude » partagée. On y retrouve les principes de l’écolo- gisme et de la mouvance critique. Il y est question de dignité bafouée, du devoir d’indignation, d’imaginaires à reconquérir, d’engagement collectif, de vigilance subversive et d’identité-monde. Césaire, justement appelé le baobab de la poésie, porte haut et loin sa quête de racines. Il les découvre dans la terre et le ciel, dans l’eau, l’air et le feu, les cinq éléments mythiques de la nature. Métissant culture et nature, Césaire a réalisé une ode au vivre-ensemble qui vise à combattre tous les colonialismes.
Nous explorons un site peu fréquenté de l’œuvre de Césaire : son rapport au monde selon une perspective écologique. Les dimensions poétique, politique, envi- ronnementale et éducative de son œuvre sont abordées dans trois de ses écrits : le poème La Négritude, le Discours sur le colonialisme et le Discours sur la Négritude. Cette exploration met en évidence la Négritude comme un humanisme qui prend racines dans l’identité-monde noire.
Introduction
Il peut sembler inusité, ou même incongru, de proposer un article dans une revue scientifique en éducation par le biais d’une œuvre littéraire essentiellement poétique et politique. La forme du discours poétique peut être considérée comme non avenue aux côtés de celle du discours scientifique, tandis que le contenu du dis- cours politique peut être suspecté de ne pas être en lien étroit avec les préoccupations du discours éducatif. Or, quand il s’agit d’explorer, de décrire, d’analyser ou de comprendre l’expérience globale des communautés racialisées dans leur rapport au monde, à l’Autre et à soi, ce sont les œuvres littéraires, poétiques, romanesques et autres, qui offrent le mieux la perspective endogène, celle de l’opprimé lui-même, qui fait cruellement défaut, jusqu’à présent encore, dans les discours standardisés de la recherche scientifique. Gadjigo (1990) le constatait déjà lorsque, pour décrire l’expérience scolaire des enfants de l’Afrique noire à l’école coloniale blanche, il a eu recours aux œuvres littéraires des Sénégalais Camara Laye L’enfant noir et Cheik Hamidou Kane L’aventure ambiguë, du Camerounais Mongo Béti Mission terminée et de l’Ivoirien Bernard Dadié Climbié. Il a voulu « montrer qu’à travers l’itinéraire intel- lectuel du héros romanesque africain se révèle un socio-diagnostic de l’école coloniale française en Afrique noire » (Gadjigo, 1990, p. 21). À l’opposé du discours scientifique standardisé et contraignant, le discours poétique, libéré des conventions de versifi- cation, offre l’espace de liberté nécessaire pour faire émerger, éclater et résonner l’urgence de la parole opprimée. Fidèle à l’oralité des traditions africaines, le discours romanesque fait place aux contes, proverbes, mythologies et aux diverses cérémo- nies chargées de chants et de danses rituels (Stamm, 1999). C’est dans cet esprit de rupture avec les canons habituels du discours scientifique que nous abordons la pensée écologique d’Aimé Césaire à partir de ses dimensions poétique et politique. Peut-être est-ce une échappée qui permet de résoudre l’équation quasi insoluble :
Comment écrire alors que ton imaginaire s’abreuve du matin jusqu’aux rêves, à des images, des pensées, des valeurs qui ne sont pas les tiennes? Comment écrire quand ce que tu es végète en dehors des élans qui déter- minent ta vie? Comment écrire, dominé? (Chamoiseau, 1997, p. 17).
Contexte de l’œuvre de Césaire
Le discours césairien
Aimé Césaire, « le baobab de la poésie1 » a quitté ce monde en avril 2008, après plus de neuf décennies d’une vie phare reconnue et honorée comme celle du « nègre fondamental2 ». Mariant sa sensibilité poétique à sa conscience politique, il a forgé un nouveau territoire poétique où les propositions linguistiques et politiques sont éminemment subversives (Poitrasson, 2002). Métissant culture et nature, Césaire a réa- lisé une vibrante ode au vivre-ensemble qui combat tous les colonialismes, tout en se débattant lui-même dans l’équation paradoxale de la domination silencieuse de sa Martinique natale et de son aspiration personnelle à la liberté. Injectant des images organiques et volcaniques dans la langue héritée du colonisateur, il franchit ainsi la première étape d’une décolonisation de l’esprit, l’appropriation de l’espace de parole.
Dans le français césairien, la symbolique du volcan n’est pas dénuée de sens : le poète est né en Martinique, dans la commune de Basse-Pointe, sur un versant de la montagne Pelée dont l’éruption au début du XXe siècle hantait encore les mémoires. Son œuvre présente ces caractéristiques « péléennes », une référence à la montagne Pelée, c’est-à-dire géologiques, éruptives et explosives (Tortel, 2008). Plus définitive que toute appartenance singulière, sa parole s’adresse à un soi au-delà de la con- science et reflète un univers sans frontières et sans commencement, tentative de retrouver les rythmes et les danses du cosmos. C’est peut-être pourquoi la poésie militante de Césaire a inspiré des combats identitaires au-delà des frontières des Antilles et de l’Afrique. Des poètes québécois comme Gaston Miron, Gérald Godin, Pauline Julien, André Major, Michèle Lalonde et Pierre Vallières ont puisé dans la poésie de Césaire le souffle de l’articulation de leur revendication identitaire et décolonisatrice, en faisant leur le concept de Négritude, manifeste dans le poème Speak White de Michèle Lalonde en 1968 ou le livre de Vallières Nègres blancs d’Amérique (1967).
Je me souviens encore de mon ahurissement lorsque, pour la première fois au Québec, j’ai vu à une vitrine de librairie un livre dont le titre m’a paru sur le coup ahurissant. Le titre, c’était : Nous autres nègres blancs d’Amérique. Bien entendu, j’ai souri de l’exagération, mais je me suis dit : « Eh bien, cet auteur, même s’il exagère, a du moins compris la Négritude (Extrait du Discours sur la Négritude, Césaire, 1987).
Les inspirateurs, collaborateurs et héritiers de la pensée de Césaire
La pensée de Césaire ou « la voix de la conscience nègre, de ses souffrances et de ses exigences » (Kesteloot, 1967, p. 95), c’est en quelque sorte le prolongement de l’humanisme radical de revendication sociale et raciale de Jacques Roumain, l’écrivain militant et diplomate haïtien qui l’a fortement marqué (Kesteloot, 1967). Son poème Bois d’ébène est devenu un classique de la Négritude et son Gouverneurs de la rosée demeure un modèle antillais de ce que l’on peut appeler un « roman écologique ». La voix de Césaire, c’est surtout la rencontre des voix africaines et antil- laises, mues par une dynamique solidaire de diaspora francophone nègre. Les Sénégalais Léopold Sédar Senghor, Birago Diop et Alioune Diop, l’Ivoirien Bernard Dadié, le Guyanais Léon Gontran Damas, le Guadeloupéen Guy Tirolien et la Martiniquaise, Suzanne Roussi, son épouse, sont ses compagnons d’armes dans l’élaboration de la Négritude, cette pensée subversive, nouvel humanisme actif, qui se fera connaître notamment dans les journaux et revues qu’ils fondent ensemble : L’étudiant noir, Présence africaine, Tropiques.
La parole de Césaire est distillée dans l’influence qu’il exerce sur des auteurs comme René Depestre, comme Frantz Fanon (1961) et Édouard Glissant qui furent ses élèves, et de nombreux autres auteurs de la diaspora africaine. L’héritage de la Négritude est maintenu vivant dans la créolité des auteurs comme les Martiniquais Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant (1989), la Guadeloupéenne Maryse Condé. Avec Césaire, la littérature antillaise francophone s’est profondément engagée dans la revendication identitaire, que cette identité soit noire, créole, antillaise ou, plus spécifiquement, martiniquaise ou haïtienne ou autre. La parole de Césaire traverse les barrières linguistiques et influence des auteurs afro-américains comme Richard Wright. Dans le contexte social et politique de la France du début du XXe siècle, la voix de la conscience nègre trouvera des appuis enthousiastes et convaincus chez des intellectuels tels que le poète surréaliste André Breton, les philosophes Jean-Paul Sartre et Emmanuel Mounier, André Gide et Albert Camus.
La mouvance de la Négritude
C’est avec le Sénégalais Léopold Sédar Senghor (1906-2001), futur président du Sénégal et fondateur de la Francophonie, et le Guyanais Léon Gontran Damas (1912- 1978) que Césaire fait germer le concept de Négritude et amorce ce mouvement émancipateur sans frontières. La Négritude est ce nouvel humanisme à la fois identi- taire et écologique qu’il propose aux personnes dont « la race est celle des opprimés ». Sur le plan ontologique, la Négritude est un changement de paradigme, un change- ment radical dans la vision du monde qui opère, désormais, à partir de la perspective du colonisé nègre. Sur le plan axiologique, les valeurs sous-jacentes de la Négritude résonnent en : cri nègre; révolte; conscience; fierté; dignité; anticolonialisme. Sur le plan méthodologique, l’outil conceptuel Négritude permet de revisiter le passé colonialiste et d’explorer le futur réapproprié pour espérer un mieux-vivre dans le présent du monde nègre ou, plus largement, la race des opprimés. Sur le plan épisté- mologique, la Négritude propose une démarche de déconstruction/reconstruction identitaire. La toute récente modification de la définition générique du terme « colonisation » dans Le Petit Robert (2008) traduit bien ce nécessaire combat épisté- mologique. Avant l’édition 2008, la « colonisation » évoque un élan positif d’explo- ration, d’exploitation, de mise en valeur et de création de richesses, au bénéfice des personnes colonisées ou, présenté autrement, l’apport de la civilisation aux peuples dits primitifs. L’effet Césaire se manifeste dans la correction apportée dans l’édition 2008 du même dictionnaire : l’ajout d’une de ses citations tirée de son Discours sur le colonialisme : « colonisation = chosification ». Ce renversement sémantique, passé inaperçu jusqu’à présent, résulte de la revendication acharnée de certains groupes sociaux en France et participe à la nécessaire démarche de résistance épisté- mologique en vue de la transformation des représentations et des mentalités au sujet de cette plaie béante, la colonisation, dans l’humanisme moderne.
Orientations de l’analyse et de réflexion
La démarche que nous entreprenons dans cet article a pour but premier de montrer comment l’œuvre littéraire d’Aimé Césaire contribue à la reconstruction des identités personnelles et collectives dans une perspective critique de re-définition de l’humanisme en deux dimensions: identitaire et écologique. Elle s’effectue par l’établissement de ponts multiples entre l’œuvre de Césaire et trois dimensions de l’identité : le rapport à soi, le rapport à l’Autre et le rapport au monde. Nous décelons dans son œuvre les principes fondamentaux d’une éthique écologique, avant l’heure, illustrée par l’omniprésence explicite des référents à la nature organique, et d’une épistémologie critique, sous le signe de la déconstruction3. De sa parole poétique, en passant par son action politique, ce texte esquisse la pensée écologique de Césaire. Pour ce faire, nous nous référons à trois textes majeurs de sa bibliographie : 1) le poème La Négritude; 2) le Discours sur le colonialisme; et 3) le Discours sur la Négritude. L’analyse de certains fragments clés de ces textes conduira à une discus- sion sur l’humanisme identitaire et écologique de Césaire révélé dans la quête de racines qu’effectue ce « Baobab de la poésie ».
La Négritude poétique et le rapport à l’environnement
La pensée politique et le discours poétique d’Aimé Césaire trouvent leur correspondance dans les mêmes questions vives et inquiétudes majeures qui interpellent l’éducation relative à l’environnement. Ils dénoncent les dérives du vivre-ensemble causées essentiellement par tous les colonialismes : celui des terres, des ressources, des corps, des esprits, des cours et de l’imaginaire des peuples. Ils s’élaborent dans les tentatives d’enracinement dans un lieu-monde et façonnent une identité qui transcende les frontières imposées, l’identité-monde. L’identité dans son sens éty- mologique réfère au id latin et désigne l’idée de l’idem, du même, de l’identique, de l’indivis. En ce sens, loin de la coupure qu’elle évoque, la quête identitaire peut être comprise comme la recherche du même en soi (construction du rapport à soi), du même soi en l’Autre (construction du rapport à l’Autre) et de ce même Nous dans le monde (construction du rapport au monde). Le discours poétique et la pensée politique de Césaire proposent des formes altenatives de cette identité-monde.
Le poème La Négritude
Ce poème de Césaire (1939) fait partie de son Cahier d’un retour au pays natal rédigé entre 1935 et 1938, et publié en 1939 chez Présence africaine. Quelques extraits pertinents pour notre propos sont présentés ci-dessous.
Ceux qui n’ont inventé ni la poudre ni la boussole
Ceux qui n’ont jamais su dompter la vapeur ni l’électricité Ceux qui n’ont exploré ni les mers ni le ciel
Mais ils savent en ses moindres recoins le pays de souffrance
Ceux qui n’ont exploré ni les mers ni le ciel
Mais ceux sans qui la terre ne serait pas la terre
Gibbosité d’autant plus bienfaisante que la terre déserte davantage la terre Silo où se préserve et mûrit
Ce que la terre a de plus terre
Ma Négritude n’est pas une pierre, sa surdité ruée contre la clameur du jour
Ma Négritude n’est pas une taie d’eau morte sur l’œil mort de la terre
Ma Négritude n’est ni une tour ni une cathédrale
Elle plonge dans la chair rouge du sol
Elle plonge dans la chair ardente du ciel Eïa pour le Kaïlcédrat royal!
Eia pour ceux qui n’ont jamais rien inventé,
Pour ceux qui n’ont jamais rien exploré
Pour ceux qui n’ont jamais rien dompté
Mais ils s’abandonnent, saisis, à l’essence de toute chose
Ignorants des surfaces, mais saisis par le mouvement de toute chose
Insoucieux de dompter, mais jouant le jeu du monde Véritablement les fils aînés du monde
Poreux à tous les souffles du monde
Étincelle du feu sacré du monde
Chair de la chair du monde
Palpitant du mouvement même du monde
Ce poème est d’abord frappant par les nombreuses références aux éléments de la nature. Il est touchant par la complicité organique ressentie entre la Négritude et la nature. Il est également impressionnant par l’onctuosité de la langue française mise au service du rythme de la Négritude comme si elle n’avait été façonnée que pour lui servir d’écrin. Le devoir de résistance discursive se décèle dans l’exubérance du verbe et dans le refus de la ponctuation classique, comme pour laisser transparaître l’oralité-nature à travers l’écrit-culture. On y décèle aussi une critique en contre- point; on ne peut être dupe du constat d’impuissance technologique qui semble s’en dégager. Bien au contraire, on entend la dénonciation d’un monde voué à la domina- tion technique de la nature. On entend l’écho lointain du « Je » engagé du poète lançant une invitation à un retour au pays natal, la matrice maternelle, l’Oïkos-Gaïa.
Paradoxalement, une controverse issue d’une certaine interprétation est générée par quelques lignes du poème. Dans le spectacle pluridisciplinaire Peuples noirs et progrès de l’humanité II ou Afrikana, mémoire vie d’une histoire oubliée, présenté en février 2009 dans le cadre du mois de l’histoire des Noirs à Montréal, Aimé Césaire est présenté comme un grand écrivain qui a beaucoup fait pour la cause des Noirs, mais qui s’est laissé prendre au piège de l’aliénation en laissant entendre que ceux-ci n’ont pas contribué au progrès de l’humanité. Les lignes incriminantes sont : « Ceux qui n’ont jamais inventé ni la poudre ni la boussole… Ceux qui n’ont dompté la valeur ni l’électricité… Ceux qui n’ont exploré ni les mers ni le ciel ». Qu’en est-il? Césaire pensait-il réellement ce que laissent entendre les conceptrices du spectacle? Ne fut-il pas, à l’instar de nombreux intellectuels des colonies, le jouet de l’hégémonie du regard occidental sur l’Autre? Ou bien, aurait-il pris une certaine liberté poétique sans égard à la portée multidimensionnelle de ses mots-images? Ou encore, considérant le contexte colonial de son époque, Césaire aurait-il préféré l’ironie pour mieux dénoncer et renvoyer au colonisateur la représentation du colonisé qu’il a lui-même façonnée? Césaire était un fin lettré qui maniait habilement l’ironie et procédait couramment par contre-exemples. Il fournit lui-même les réponses à ces questions dans ses nombreux écrits. Nous croyons qu’il faut considérer rétrospectivement l’ensemble de l’œuvre de Césaire dans son con- texte historique et politique, pour mieux en apprécier chaque élément dans sa com- plexité. Comme Aliloifa Mohamed (2008), nous y voyons plutôt une vision prémoni- toire des crises environnementales actuelles élaborée pourtant à « une époque où l’on exaltait encore le développement industriel en reprochant à l’Afrique de n’avoir pas contribué aux découvertes qui ont «révolutionné le monde» (p. 7). Dès les années 1940, Césaire posait déjà l’équation lapidaire entre la colonisation et l’exploitation effrénée des ressources naturelles, le pillage de l’Afrique et les crises environnementales auxquelles l’on assiste aujourd’hui.
La première strophe désigne « ceux qui n’ont jamais inventé ni la poudre ni la boussole… ». L’on sent en filigranes une dénonciation de l’obsession technologique de l’Occident: «n’ont inventé…n’ont jamais su dompter la vapeur ni l’électricité…n’ont exploré ni les mers ni le ciel… » qui invite à la véritable exploration, et dans le seul pays à explorer, la souffrance en soi.
La deuxième strophe exprime en peu de mots le danger du modèle occidental généralisé : « […] mais ceux sans qui la terre ne serait pas la terre… ». L’idée de la nature-mère, de la matrice maternelle est présente : « gibbosité d’autant plus bienfaisante », de même qu’une menace qui ourdit : « la terre déserte davantage la terre ». L’importance des peuples peut-être moins avancés technologiquement, mais dont le rapport à l’environnement fait plus l’équilibre entre nature et culture. Ils constituent ainsi des gardiens de la nature : « Silo où se préserve et mûrit ce que la terre a de plus terre ».
La strophe suivante clame la Négritude dans son élan humaniste à l’écoute : « Ma Négritude n’est pas une pierre, sa surdité ruée contre la clameur du jour ». La Négritude exulte de vie : « Ma Négritude n’est pas une taie d’eau morte sur l’œil mort de la terre ». La Négritude est dynamique, accessible, libre : « Ma Négritude n’est ni une tour ni une cathédrale ». Elle est nature avant de devenir culture. La Négritude est organique, sismique, volcanique : « Elle plonge dans la chair rouge du sol. Elle plonge dans la chair ardente du ciel ». On y décèle l’idée d’une relation sexuelle cosmique à l’origine de la vie humaine. La Négritude se trouve au commencement; elle confère une certaine sagesse : « Véritablement les fils aînés du monde ». La Négritude se vit en inspiration-expiration : « poreux à tous les souffles du monde ».
Dans la ligne qui suit : « Eïa pour le Kaïlcédrat royal! », la Négritude se dresse noble et fière tel cet arbre majestueux des savanes africaines. Des racines à la cime, la Négritude de Césaire en impose, paradoxalement, par sa non-participation aux dérives colonisatrices et technologiques de ce monde.
Dans la strophe suivante, la Négritude s’exclame en « Eïa ! », cri de joie qui, ironiquement, demande au colonisateur, à qui il s’adresse, d’applaudir le colonisé promu par Césaire pour sa non-participation à la destruction du monde : « Eia pour ceux qui n’ont jamais rien inventé… ». La Négritude est un rapport au monde et à la vie, un état de contemplation : « Mais ils s’abandonnent, saisis, à l’essence de toute chose ». La Négritude évolue en profondeur, sous forme d’onde de grande amplitude : « igno- rants des surfaces, mais saisis par le mouvement de toute chose ». La Négritude est ludique et grave à la fois : « Insoucieux de dompter, mais jouant le jeu du monde ». La Négritude est incandescente, ardente, solaire : « étincelle du feu sacré du monde ». La Négritude est engendrée : « Chair de la chair du monde ». La Négritude vit dans la dualité avec le monde : « Palpitant du mouvement même du monde ».
L’environnement est omniprésent dans ce poème, il transpire à travers chaque strophe, chaque ligne, chaque mot. Ce n’est pas un faire-valoir, c’est le personnage même du poème. L’environnement, c’est la niche de la Négritude. Cette niche est écologique puisque ses contours épousent ceux du monde, de l’Oïkos. Césaire disait de la poésie : « Elle est cette démarche qui, par le mot, l’image, le mythe, l’amour et l’humour, m’installe au cœur vivant de moi-même et du monde » (Audrerie, 2008). Son poème La Négritude est peut-être celui où se cristallise le plus éloquemment cet enracinement au cœur du vivant et du monde. Chaque élément de la nature y joue le rôle principal du scénario, la Négritude elle-même : « terre; silo; pierre; jour; eau; sol; ciel; souffles; étincelle; feu sacré; chair; monde ».
La Négritude et la critique du colonialisme
C’est sur fond de colonialisme que se détache la Négritude dans son rapport à l’espace francophone. La Négritude est le fil conducteur de la pensée de Césaire dans sa déconstruction du colonialisme, celui de la France en particulier. Dans son Discours sur le colonialisme, il adresse à l’Europe une charge qui, bien qu’elle soit plus que quinquagénaire, est d’actualité tant elle résonne des idées qui imprègnent encore les discours politiques dans la francophonie d’aujourd’hui4. Autrement dit, la modernité de la pensée de Césaire ne laisse point de doute. Dans les paragraphes qui suivent, nous nous référons à ce texte de Césaire pour mieux comprendre sa vision du vivre-ensemble dans l’espace francophone. Sa dénonciation du colonialisme pré- figure celle de Fanon (1961) et celle de Memmi (1957), ainsi que d’autres penseurs anticolonialistes bien connus dans l’espace francophone. Cependant, les liens entre la pensée de Césaire et les théoriciens de la perspective critique, notamment la pé- dagogie critique de Paulo Freire (1993), valent la peine d’être mis en évidence.
Le Discours sur le colonialisme de Césaire a été présenté en 1950 (Éditions Réclame) et réédité en 1955 (Éditions Présence africaine). Dans une analyse commémorant son cinquantenaire, Ze Belinga (2005) décrit comment Césaire renverse la vision européenne du colonialisme en exhibant son impact néfaste sur le monde et sur l’Europe même.
Le Discours porte charge d’accusation contre la colonisation comme pro- jet d’anéantissement de l’Autre, des cultures et sociétés extra-européennes. Il démontre l’incompatibilité inconciliable entre Civilisation et Coloni- sation, c’est-à-dire entre Colonisation synonyme de Torture et Civilisation synonyme de Liberté! Et s’il y a loin de la Colonisation à la Civilisation, il y a pire encore. La Colonisation travaille d’abord à dé-civiliser le colonisateur déchu de ses lettres et de sa science, réduit à un vulgaire sauvage, barbare, aliéné à sa puissance. C’est l’Ensauvagement de l’Europe, sa fin à l’universel en somme (Belinga, 2005).
Le mouvement anticolonialiste a lieu sur plusieurs fronts qui convergent en une ardente réplique à l’hégémonie européenne. Qu’il s’agisse de la colonisation anglaise, espagnole, portugaise, hollandaise ou française, le dénominateur était le même : l’exploitation et la chosification de l’Autre, cet Autre qui fut racialisé, dés- humanisé et démonisé. Une fois de plus, dans le Discours sur le colonialisme, la force du verbe de Césaire rend une réplique puissante à la vision européenne normative de l’humanité. Cette phrase brève et décisive résume bien son propos sur le colonia- lisme: «L’Europe est indéfendable.» Des extraits du Discours sur le colonialisme adressent une critique virulente :
Une civilisation qui s’avère incapable de résoudre les problèmes que suscite son fonctionnement est une civilisation décadente.
Une civilisation qui choisit de fermer les yeux à ses problèmes les plus cruciaux est une civilisation atteinte.
Une civilisation qui ruse avec ses principes est une civilisation moribonde. Le fait est que la civilisation dite « européenne », la civilisation « occidentale », telle que l’ont façonnée deux siècles de régime bourgeois, est incapable de résoudre les deux problèmes majeurs auxquels son existence a donné naissance: le problème du prolétariat et le problème colonial; que, déferrée à la barre de la «raison», comme à la barre de la «conscience», cette Europe-là est impuissante à se justifier; et que, de plus en plus, elle se réfugie dans une hypocrisie d’autant plus odieuse qu’elle a de moins en moins chance de tromper.
L’Europe est indéfendable.
Il paraît que c’est la constatation que se confient tout bas les stratèges américains.
En soi cela n’est pas grave.
Le grave est que « l’Europe » est moralement, spirituellement indéfendable. Et aujourd’hui il se trouve que ce ne sont pas seulement les masses européennes qui incriminent, mais que l’acte d’accusation est proféré sur
le plan mondial par des dizaines et des dizaines de millions d’hommes qui, du fond de l’esclavage, s’érigent en juges (Césaire, extraits du Discours sur le colonialisme, 1955).
Dans sa condamnation de l’empire européen, Césaire inclut les États-Unis qui sont devenus la nouvelle puissance colonisatrice, particulièrement dans l’hémisphère ouest avec la Doctrine Monroe de 1853, qui leur a permis de maintenir le contrôle économique et politique sur la région, mais aussi le bloc de pays considérés comme riches, cultes et prospères c’est-à-dire les pays européens réunis dans l’Europe, l’Amérique du Nord, le Japon, l’Australie et la Nouvelle-Zélande. Le clivage Nord-Sud du monde entre, d’une part, les pays dits développés, civilisés, avancés et, d’autre part, les pays dits sous-développés, non civilisés et reculés rend compte de la pertinence actuelle du discours de Césaire élaboré il y a près de soixante ans. De plus, ce clivage Nord-Sud est reproduit à l’échelle dans les sociétés du Nord aussi bien que dans celles du Sud. La dynamique colonisatrice, loin de s’être atténuée avec les politiques de décolonisation de la fin du vingtième siècle, semble plutôt s’être transformée, dis- séminée de manière insidieuse et complexifiée, tant chez les colonisateurs que chez les colonisés. Plus encore, les politiques diplomatiques et économiques agressives que mène la Chine dans plusieurs pays d’Afrique noire depuis une dizaine d’années annoncent une nouvelle ère de colonisation. Dans ce contexte, les concepts de décolonisation et de postcolonisation nous semblent non appropriés. À l’instar de Dei et Kempf (2006), reconnaissons qu’il s’agit plutôt d’une ère de néocolonisation au Sud comme au Nord (Thésée et Carr, 2008). Comment comprendre autrement les phénomènes socio-environnementaux auxquels l’on assiste aujourd’hui, paradoxalement, même dans les contextes dits civilisés : l’intensification des opérations militaires ou paramilitaires, la banalisation des droits de la personne, l’extrême pauvreté, les violences multiples, les besoins en santé non reconnus, la sous-éducation endémique?
Malgré le contexte sociopolitique et l’époque historique qui diffèrent, la pensée du pédagogue brésilien Paulo Freire (1973-1994) rejoint celle de Césaire en identi- fiant sans ambiguïté les impacts de l’équation de la domination sur les individus et les collectivités. Freire (1973), dans sa critique de l’oppression et des relations de pouvoir inéquitables, combat pour le droit de chacun de se réapproprier le droit de dire son mot, de nommer son monde en rompant la culture du silence. Pour ce tenant de la perspective critique, l’oppresseur est infusé dans un nuage d’oppression, pas de la même manière que l’opprimé mais aussi tordu et pénétrant. À l’instar de Césaire dans les sphères poétique et politique, Freire provoque un éveil de conscience dans la sphère socioéducative. La pédagogie critique contemporaine, dont Freire est le chef de file, présente un spectre d’approches, de méthodologies, d’épistémologies et de pistes de recherche centrées sur l’étude de l’oppression, sur la dénonciation de ses effets individuels et collectifs, sur la réclamation de la justice sociale, en quête d’un vrai partage de pouvoir et d’une reconnaissance légitime des relations entres les peuples. À sa suite, McLaren (2003, 2007), Giroux (1983, 1989, 1997), Macedo (2006), Kincheloe (2008), Mayo (2000) ont fait évoluer la pédagogie critique en une discipline qui dénonce les diverses formes de l’oppression, telles que le néolibéralisme et la fausse neutralité du discours, de même que l’hégémonie occidentale dans : la sci- ence, l’économie, l’éducation, l’épistémologie, la politique et le social. Le travail de déconstruction de la pédagogie critique fait écho à la pensée de Césaire. À partir de sa propre perspective de colonisé, Césaire démasque les faces cachées de l’op- pression en en faisant une critique qui a heurté plusieurs milieux intellectuels fran- çais incapables d’admettre la perspective de l’Autre. L’anticolonialisme de Césaire dialogue avec les démarches de conscientisation et d’alphabétisation politique de la perspective critique. Il souligne à grands traits les multiples dimensions d’une com- plicité entre oppresseurs qui donne lieu à la perpétuation d’une situation non seule- ment déplorable et misérable mais aussi illégale et immorale. Césaire indique des points de rupture, des impératifs d’indignation :
Il faudrait d’abord étudier comment la colonisation travaille à déciviliser le colonisateur, à l’abrutir au sens propre du mot, à le dégrader, à le réveiller aux instincts enfouis, à la convoitise, à la violence, à la haine raciale, au relativisme moral, et montrer que, chaque fois qu’il y a au Vietnam une tête coupée et un œil crevé et qu’en France on accepte, une fillette violée et qu’en France on accepte, un Malgache supplicié et qu’en France on accepte, il y a un acquis de la civilisation qui pèse de son poids mort, une régression universelle qui s’opère, une gangrène qui s’installe, un foyer d’infection qui s’étend et qu’au bout de tous ces traités violés, de tous ces mensonges propagés, de toutes ces expéditions punitives tolérées, de tous ces prison- niers ficelés et «interrogés», de tous ces patriotes torturés, au bout de cet orgueil racial encouragé, de cette jactance étalée, il y a le poison instillé dans les veines de l’Europe, et le progrès lent, mais sûr, de l’ensauvagement du continent (Extrait du Discours sur le colonialisme, Césaire, 1955).
La Négritude, au-delà des barrières linguistiques et ethniques
Près de quarante ans après avoir rédigé le Discours sur le colonialisme, Césaire réussit un autre tour de force, en 1987, aux États-Unis, dans le cadre de la première conférence des peuples noirs de la diaspora, en livrant un Discours sur la Négritude. Son style passionné servi dans ce français poétique qui lui est caractéristique est à l’œuvre qu’il s’adresse à un auditoire scientifique ou à un auditoire littéraire. Son style n’est pas distinct de son discours, c’est l’essence de son discours. Césaire présente la Négritude à la fois comme un mécanisme d’autodéfense et de résistance et comme un projet de transformation sociale et politique. Il l’illustre dans son Discours sur la Négritude :
La Négritude, comme prise de conscience de la différence, comme mémoire, comme fidélité et comme solidarité.
La Négritude résulte d’une attitude active et offensive de l’esprit. Elle est sursaut, et sursaut de dignité.
Elle est refus, je veux dire refus de l’oppression.
Elle est combat, c’est-à-dire combat contre l’inégalité.
Elle est aussi révolte.
La Négritude, une révolte nécessaire contre le réductionnisme européen.
En polissant le concept de la Négritude, Césaire esquisse un nouveau paradigme pour contrer l’hégémonie identitaire européenne. On peut établir une étroite paren- té avec la théorie du changement social Afrocentricity du célèbre professeur afro- américain Molefi Asante (2003). Celui-ci définit l’afrocentricité comme « un mode de pensée et d’action centré sur les intérêts, les valeurs et les perspectives africains. Il s’agit de placer l’Africain au centre de toute analyse d’un phénomène africain… L’afrocentricité poursuit la quête d’une éthique du Blackness » (p. 2). Cette éthique afro-centrique rejoint-elle l’humanisme de la Négritude? Tandis que le premier adopte le discours scientifique de théorisation et que le second s’inscrit dans le dis- cours poétique de combat, Afrocentricity et Négritude montrent des liens évidents de parenté. Césaire rend hommage à ce qu’il appelle la première Négritude, c’est-à-dire le mouvement de la Négro-Renaissance né aux États-Unis, dès les premières années du vingtième siècle, sous l’inspiration de W.E.B. Du Bois, Langston Hughes, Claude McKay, Countee Cullen Sterling Brown, Richard Wright ou Chester Himes (Césaire, 1987). Grâce au travail de Césaire, et au-delà de la barrière linguistique, on reconnaît aujourd’hui, dans le débat sur le racisme, la racialisation et l’identité raciale, la notion de ce qu’on pourrait nommer, bien que le concept ne soit pas encore admis en français, un phénomène de Blanchitude. Selon la perspective de la Négritude, la Blanchitude serait le phénomène historique et continu, en amont, auquel la Négritude serait une réponse poétique et politique, en aval (MBoa, 2008). En anglais, Carr et Lund (2007) dénoncent le Whiteness comme un phénomène systémique de pouvoir et de privilèges qui se cache insidieusement derrière l’origine raciale, mais aussi dans les multiples dimensions des relations de pouvoir inéquitables. Enfin, selon la théorie du Whiteness, le racisme et le sexisme participent à un combat semblable.
Dans le discours des auteurs anglophones et francophones de la diaspora africaine, on peut suivre une ligne de correspondance dans l’articulation des problématiques du colonialisme et du racisme, de même que leurs conséquences identi- taires et sociales désastreuses. Le travail de Dei (1996), James (2003) et Solomon5 au Canada ainsi que la recherche de Banks (2008), Sleeter (2007) et Ladson-Billings (2003) aux États-Unis depuis quelques décennies témoignent de la réalité polymorphe et de l’importance du racisme dans les sociétés actuelles. Il s’agit d’un phénomène systémique qui touche les sociétés, les institutions, les relations sociales, peu importe le portrait démographique. Ce phénomène transpire dans les représentations, les mœurs, la politique, les savoirs, les programmes d’études et les médias largement partagés dans le social. Au-delà des frontières linguistiques, et pour com- battre le racisme, la Négritude se propose comme « le préalable culturel… [nécessaire] à tout grand réajustement politique, à tout rééquilibrage d’une société, à tout renouvellement des mœurs » (Césaire, 1987).
Pour sa part, Césaire tisse et mé-tisse dans son Discours sur la Négritude une toile, qui tout en étant enracinée dans l’expérience nègre, se déploie dans toutes les communautés «d’oppression subie, d’exclusion imposée, de discrimination pro- fonde, de résistance continue, de débris de cultures assassinées » (Césaire, 1987). Plutôt que de diviser, comme c’est le cas avec le projet de l’esclavage et du colonialisme, suivi par le néocolonialisme et le néolibéralisme, Césaire exhorte à un vivre- ensemble qui s’étend à toutes les communautés dont la «somme d’expériences vécues ont fini par définir et caractériser une des formes de l’humaine destinée telle que l’histoire l’a faite […] une des formes historiques de la condition faite à l’homme » (Césaire, 1987). D’autres extraits du Discours sur la Négritude sont empreints d’une sereine idée-force :
Mais l’essentiel est qu’avec elle était commencée une entreprise de réhabilitation de nos valeurs par nous-mêmes, d’approfondissement de notre passé par nous-mêmes, du ré-enracinement de nous-mêmes dans une histoire, dans une géographie et dans une culture…
Quand je pense aux indépendances africaines des années 1960, quand je pense à cet élan de foi et d’espérance qui a soulevé, à l’époque, tout un continent, c’est vrai, je pense à la Négritude, car je pense que la Négritude a joué son rôle, et un rôle peut-être capital, puisque cela a été un rôle de ferment ou de catalyseur…
C’était la saisie par nous-mêmes de notre passé et, à travers la poésie, à travers l’imaginaire, à travers le roman, à travers les œuvres d’art, la fulgu- ration intermittente de notre possible devenir…
Conclusion : La Négritude est un humanisme avant tout
À̀ partir d’une lecture attentive de certaines strophes du poème La Négritude d’Aimé Césaire, partie importante de son Cahier d’un retour au pays natal, nous avons décelé l’omniprésence des références à la nature et le lien organique à la nature-mère que ces références suggèrent. Cela nous a conduits à nous interroger sur ce lien et à chercher à en approfondir l’étude dans le cadre cet article. À cette fin, nous nous sommes penchés sur trois écrits majeurs de son œuvre : son poème La Négritude, son Discours sur le colonialisme et son Discours sur la Négritude. Nous avons voulu saisir le sens, implicite et explicite, des mots de Césaire et leur donner une portée écologique. Dans La Négritude, la puissance tourmentée de son discours poétique rappelle bien celle du baobab, arbre sacralisé d’Afrique, auquel on le com- pare volontiers. Déraciné, le poète part à la rencontre de ses racines, comme pour mieux rassembler les morceaux épars de l’être coupé de lui-même, coupé de ses racines, coupé de l’univers, coupé de l’humain, isolé dans une forme rationnelle et scientifique de la barbarie. Dans le Discours sur le colonialisme, il retourne l’odieux du colonialisme contre le colonisateur lui-même qui s’en trouve ainsi avili. Il montre le caractère hideux du colonialisme intérieur, véritable gangrène identitaire. Dans le Discours sur la Négritude, il opère une synthèse temporelle du concept, son passé de révolte catalyseuse de la révolution silencieuse, son présent de résistance continue et son futur d’indomptable espérance (Césaire, 1987).
Transcendant le biologique et adoptant le vocabulaire psychanalytique jungien, Césaire offre la Négritude comme un cristal d’expériences séculaires et de vécu trans- mis par les cultures, ciselé par des archétypes enfouis dans la mémoire collective et dans l’inconscient collectif des peuples noirs. C’est à partir de là que s’érige son écologisme, des diverses couches archéologiques de l’expérience nègre, autrement dit des racines fondamentales, celles qui façonnent, malgré tout, une identité longtemps contrariée et niée qui cherche à se libérer et à être reconnue (Césaire, 1987). Son éco- logisme n’est ni culpabilité ni pénitence. Son écologisme s’articule autour de ce qui constitue l’élan vital : le monde, l’Autre et soi.
À la notion d’ethnicity, Césaire préfère le noyau dur et irréductible, ce sur quoi tout le reste peut s’édifier dans sa singularité : l’identité. Le concept d’identité est pri- mordial dans l’humanisme de Césaire : contre la déculturation, l’acculturation et l’aliénation, l’identité est le rempart ultime; contre la conception carcérale, l’identité est ouverture et présence passionnée au monde, dévorante du monde. Le véritable humanisme est peut-être celui qui résistant au piège abusif de l’universel, se ré- enracine dans une histoire-temps, dans une géographie-lieu et dans une identité- monde. C’est en ce sens que nous concluons que l’humanisme de Césaire est à la fois identitaire et écologique.
« Si la Négritude n’a pas été une impasse, c’est qu’elle menait autre part. Où nous menait-elle? Elle nous menait à nous-mêmes » (Césaire, 1987).
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Notes
- Le baobab est cet arbre quasi sacralisé en Afrique noire pour ses rôles de conciliateur, de réconciliateur et de médiateur des temps, ainsi que pour ses nombreuses utilités pharmaceutiques, sociales, économiques et culturelles (Afrikara, 12 novembre 2007).
- Le « Nègre fondamental » est le surnom qu’a donné André Breton à Aimé Césaire.
- L’éthique écologique
- Discours de Nicolas Sarkozy, président de la République française, à l’Université de Dakar au Sénégal le 26 juillet 2007.
- Patrick Solomon a travaillé pendant de nombreuses années, jusqu’à son décès en 2008, dans le domaine de l’antiracisme. Il a grandement contribué à l’épanouissement du débat sur les inégalités sociales. Une liste de ses publications se trouve à l’adresse http://www.edu.yorku.ca/rpatricksolomon/publications.html.