La langue, enjeu littéraire dans les écrits des auteurs antillais ?
Par Marie-Christine Hazaël-Massieux
Université de Provence
Mai 2003
Article reproduit en mars 2020
Paru dans les Cahiers de l’Association Internationale des Etudes Françaises, n° 55, mai 2003, « Les études françaises dans les pays scandinaves / Littératures des Antilles / Littérature et anatomie (XVIe-XVIIe siècle) / Théophile Gautier », pp. 155-177.
La question de la langue est au cœur de toute littérature à des degrés divers1, mais se trouve plus particulièrement incontournable quand on s’intéresse à la littérature des Antilles, région marquée par l’utilisation quotidienne de deux langues (le créole et le français). J’ai pu souligner cette importance de la langue, au-delà des textes de ce que l’on appelle les « grands » auteurs littéraires des Antilles, dans une littérature qu’on pourrait qualifier de « mineure » mais qui mérite d’être lue précisément dans une perspective linguistique2.
On comprendra très vite, à partir de quelques exemples, la nécessité de s’attacher à la langue lors de tout travail sur la littérature antillaise. Nous n’oublions pas que le fait de ne pas directement comprendre le sens de certains mots ou expressions est vanté par quelques enseignants comme un charme de plus à porter au crédit du « flou artistique » ; mais nous leur répondrions volontiers que c’est encore mieux quand on comprend ! On le verra ici, en introduction à cet article, à propos de trois mots employés dans les œuvres d’auteurs antillais qui sont de fait à peu près incompréhensibles pour le lecteur non averti, même si une courte traduction est donnée en note par l’auteur.
C’est d’abord le cas de « chabin » : la parution récente d’un article de Franck Degoul intitulé « Le Diable, les deux Indiens et le Chabin. Une illustration en récit de l’imaginaire du pacte diabolique en Martinique »3, montre déjà bien que ce terme qui se retrouve largement chez tous nos auteurs antillais n’est pas à entendre seulement comme référant à « l’un des phénotypes des Antilles ». Le chabin est certes considéré comme étrange du fait de ses traits physiques particuliers (blondeur ou rousseur des cheveux et peau claire, alliés à des traits « négroïdes ») dans des régions où dominent un phénotype « africain » ; mais cette étrangeté (cette façon d’être différent des « autres » ou du moins de l’image globale que l’on se fait un peu rapidement de « l’Antillais »), le rattache très vite à un « autre monde », d’où ses connivences supposées avec un au-delà en particulier maléfique. Le chabin est considéré comme entrant en relation avec le diable, et de ce fait, inspire la crainte, la méfiance – ce qui ne fait que l’enfoncer plus profondément dans la « différence » en raison de la mise à l’écart. Revus avec cette dimension (fondamentale dans l’univers antillais), les chabins de Chamoiseau et de Confiant, pour ne citer que ces auteurs, prennent une autre dimension, et leur apparition dans le cadre d’un roman est donc chargée d’une signification qu’un lecteur non averti ne perçoit pas – au détriment de la compréhension du sens véritable.
Le nom de Sapotille, porté par l’héroïne de Michèle Lacrosil, risque aussi de rester fort énigmatique pour le lecteur4 du roman, malgré l’allusion au fait que ce prénom ne va pas à Sapotille (propos de son mari, qui voudrait la voir s’appeler Monique, alors qu’elle-même tient à ce « prénom » qui lui vient de sa mère). On nous dit certes que la sapotille est un fruit aux Antilles, mais qui ne le connaît pas et qui ne connaît pas l’expression « on ti-po sapotille » – dite pour désigner une jolie mulâtresse claire, ne peut comprendre les réserves du mari de l’héroïne, qui de fait juge le prénom inadapté pour sa femme parce qu’elle est très noire, trop noire ; ainsi se trouve résumé tout le sujet du roman : la souffrance de Sapotille rejetée partout en raison de la couleur de sa peau.
Enfin, Chamoiseau dans Texaco parle à propos d’Esternome de sa « tête-mabolo » (p. 98)5, expression qui ne peut apparaître que dénuée de sens au lecteur qui n’aura pas entrepris une recherche approfondie sur la valeur à accorder à ce mot aux Antilles (sens différent d’ailleurs de celui qui est donné à « mabolo » à la Réunion).
On voit s’il était encore besoin de le démontrer, à quel point la compréhension la plus élémentaire d’un texte suppose de connaissances pour avancer dans des œuvres dont les auteurs, baignés dans leur culture, ont sans doute l’impression que les significations sont « naturelles » et que tous les lecteurs y accèdent, ou bien – ce qu’il ne faut pas exclure, notamment chez Chamoiseau -, qu’ils recherchent un certain « hermétisme », réservant ainsi la place à plusieurs lectures possibles – ce à quoi nous ont habitués nombre d’écrivains de la littérature française (je ne citerai ici qu’Apollinaire en exemple).
Quand nous parlons d’« enjeu » pour les littératures antillaises, c’est précisément ce à quoi nous nous référons : que peut-il découler de l’usage des langues pour ces littératures qui, de façon subtile, mêlent français et créole, révélant ainsi à la fois les pratiques quotidiennes aux Antilles, mais effectuant aussi un recours symbolique à ces formes pour dire plus et autre chose que ce que laisse transparaître une lecture au premier niveau, souvent jugée déjà laborieuse par les non-Antillais, alors même qu’elle ne va pas au-delà d’une « traduction » immédiate, hors contexte et hors situation ?
Panorama historique de la littérature des Antilles
Il convient de mentionner d’entrée de jeu aux Antilles la présence très réelle, à côté d’une littérature francophone plus ou moins connue, d’une littérature partiellement ou totalement en créole. Un bref panorama historique de la littérature antillaise, effectué en croisant les genres représentés et les langues utilisées, montre des corrélations entre langue et choix du genre : on a assez peu de romans écrits en créole, tous mondes créoles confondus (on pourrait tout au plus citer vingt-cinq à trente titres), alors que les poèmes en créole sont en très grand nombre, et que l’on dispose même de ce fait, de nombreuses anthologies de la poésie. On peut voir là les conséquences de la difficile question que se posent souvent les linguistes : comment « tenir la distance » lorsque l’on recourt à une langue encore peu instrumentalisée, qui n’a pas pu clairement démarquer le narratif du dialogique, qui n’oppose pas nettement le discours et le récit, et qui peine en particulier à recourir à la langue de la narration – celle-ci impliquant souvent l’existence du style indirect, voire de temps du récit, ce qui la distingue assez nettement de la langue parlée, alors que les dialogues peuvent s’écrire comme une quasi- reproduction de l’oral. Le premier roman en créole de Raphaël Confiant, qui date de 1985 (Bitako-a) montre clairement cette difficulté : rédigé largement sous forme de dialogues, il se distingue par là en partie des romans ultérieurs dans lesquels l’auteur a pu tenter de recourir, même si les dialogues y demeurent abondants, à une langue de la narration, qui si elle n’est pas grammaticalement différente de la langue des dialogues, introduit pourtant le jeu d’une certaine distance.
Cette remarque introductive sur l’usage de la langue créole ne gomme pas la référence à une littérature écrite en français qui existe dans les colonies françaises à peu près dès l’origine. Sauf exception d’ailleurs, on soulignera que cette littérature en français n’a pas laissé un souvenir impérissable. Mais il faut dire aussi que ceux qui s’intéressent aux mondes créoles s’intéressent surtout, au XVIIIe siècle, aux travaux des chroniqueurs et des « historiens », souvent des missionnaires cultivés, et que bien peu de recherches ont été faites sur la bibliothèque du colon6 : les ouvrages qui la composent principalement ne sont d’ailleurs guère des œuvres locales avant le XIXe siècle.
Parmi les oeuvres francophones romanesques des Antilles, on mentionnera des ouvrages comme les romans de Prévost de Sansac (par exemple Les amours de Zémédare et Carina et description de la Martinique) de J. Levilloux (Les créoles ou la vie aux Antilles), ou encore ceux de René Bonneville7 au XIXe siècle, et tout au long du XXe siècle, sans prétention à l’exhaustivité, des romans écrits, le plus souvent par des auteurs antillais, qui auront pour cadre les Antilles et pour thématiques les difficultés et problèmes en référence avec le monde antillais (on citera en vrac Joseph Zobel, Michèle Lacrosil, Maryse Condé, Edouard Glissant, Simone Schwarz-Bart…), en rappelant aussi les noms de poètes comme Guy Tirolien, Paul Niger, etc. Quelques auteurs très célèbres, mais qui n’ont jamais écrit en créole, comme Aimé Césaire, ont contribué aux développements de la littérature française, et figurent dans les anthologies de la littérature française, ou ne sont rattachés, timidement, aux Antilles que tout récemment8 (comme St John-Perse, par exemple9). Il s’agit d’ailleurs là surtout de poètes ou d’hommes de théâtre10.
Entre le XIXe et le XXe siècles (mais il y avait déjà quelques textes au XVIIIe siècle), se sont développées les prémisses d’une littérature en créole. Pour la période qui va des origines à la fin du XIXe siècle on peut être presque exhaustif11. La liste que l’on peut établir met en évidence surtout le recours à des genres courts, et proches de l’oral, qui ont souvent une vocation au divertissement. On peut citer comme particulièrement caractéristiques les importants développements de la fable au XIXe siècle. Adaptées de La Fontaine ou de Florian, ces fables mettent en scène, dans les divers mondes créoles, des personnages le plus souvent animaux mais qui évoluent dans cet univers créole : sont présentées les réalités locales, les histoires sont revues et corrigées en fonction de la société locale, et les morales également sont réécrites pour divertir les planteurs blancs à qui ces fables sont plus directement destinées. Ainsi, les repas du rat des villes et du rat des champs sont-ils composés de tous les mets créoles appréciés (on est bien loin des ortolans), tandis que l’Agneau (dans le Loup et l’Agneau) est heureux de rappeler qu’il est un bâtard quand le Loup lui propose « Si ce n’est toi c’est donc ton père », avant d’en arriver au frère ! Les effets de décalage (historiques, géographiques, sociaux) engendrent la gaîté de l’auditoire, ainsi que la rupture du ton lié à la langue créole avec laquelle on cultive une simplicité de ton, voire une familiarité, qui souligne la transposition et encourage le rire : ainsi les grandes pièces classiques, transposées en créole, y compris les tragédies, deviennent des occasions de rire, les auteurs pratiquant souvent, au-delà du décalage temporel ou géographique, un décalage stylistique, et introduisant des termes volontairement familiers ou même crus, et donc déplacés.
A partir du XXe siècle où la littérature en créole est beaucoup plus abondante, on notera :
- – que des auteurs peuvent s’illustrer aussi bien en créole qu’en français : on pense à Gilbert de Chambertrand qui a donné par exemple des pièces de théâtre (en français et en créole dans les années 1917-1920 telles L’honneur des Monvoisin, mais aussi des nouvelles (Titine Grosbonda, 1947), ou même un roman sentimental (Cœurs créoles, 1958) en français.
- – Le rôle d’encouragement à l’égard du créole et de l’écrit créole joué par des organismes comme l’ACRA (Académie Créole des Antilles) dans les années 1940-1960 en particulier (rappelons quelques noms de membres de l’ACRA : Rémy Nainsouta (Secrétaire ermanent), Gerty Archimède, Florette Morand, Gaston Bourgeois, Ancelot Bellaire, Roger Fortuné, Joseph Hazaël-Massieux, Bettino Lara, pour n’en citer que quelques-uns12). Mais il faudrait citer aussi les « Jeux floraux » qui récompensaient chaque année les meilleurs écrits créoles, et l’organe de publication que constituait La revue guadeloupéenne : on y trouve des articles, de petits textes, des poèmes publiés en créole, comme l’a montré Gilberte Coranson dans son mémoire de DEA en établissant le relevé des principaux textes parus entre 1940 et 197013.
A contrario, on soulignera :
- – L’effet inhibant sur l’écrit créole généré par les Prix littéraires récompensant des œuvres en français, en particulier à époque récente, qui encouragent la production de la littérature francophone particulière des écrivains de la créolité : on pense au Goncourt attribué à Chamoiseau pour Texaco en 1993, au Prix Novembre donné à R. Confiant pour Eau de café, au Prix Carbet décerné chaque année (récemment à Ernest Pépin), etc.
- – Les fonctions de la « publicité », qui agit bien au-delà des Antilles : les écrivains des Antilles peuvent tous signaler qu’ils sont traduits dans de très nombreuses langues, et P. Chamoiseau a même rédigé une note de conseils à ses traducteurs. Il faut d’ailleurs souligner que la plupart des écrivains des Antilles ont d’abord connu leur succès en métropole (cf. S. Schwarz-Bart, Maryse Condé) – ceci étant toutefois ambigu : ces succès internationaux ou métropolitains invitent encore les auteurs à abandonner le créole, quitte à l’utiliser tout au plus en filigrane14 pour faire couleur locale, afin d’être lus et compris15. Le créole se trouve ainsi un peu plus minorisé car cantonné dans des usages non nobles.
Le créole est pourtant présent dans la littérature du XXe siècle, et tout particulièrement dans la deuxième moitié de ce siècle, non pas seulement par le recours à des structures grammaticales calquées sur le créole (on a pu parler à propos de certains auteurs d’une « esthétique du créolisme »), ou par l’insertion d’éléments du lexique local (créole et/ou français), mais aussi parce que la poésie, le théâtre et même le roman ont donné naissance à divers textes écrits entièrement en créole comme nous le verrons ci-dessous. C’est le cas par exemple de la trilogie de R. Confiant (Bitako-a, Kòd-yanm, Marisosé). Les hésitations des auteurs à choisir leur langue d’expression, à déterminer la place réelle du créole dans toute la littérature antillaise montrent donc combien la langue est centrale (cf. la question de l’enjeu), avant la thématique, dans les œuvres des Antilles contemporaines.
Le rôle du créole dans la littérature contemporaine aux Antilles
Nous appellerons littérature contemporaine surtout celle qui s’étend de l’après-guerre à maintenant et tout particulièrement bien sûr celle qui a été écrite de 1970 à nos jours : dans cette littérature, le créole explicitement ou implicitement tient une place majeure. Qu’il soit chargé de l’expression principale ou qu’il n’intervienne qu’en contrepoint, qu’il constitue la ligne dominante ou qu’il soit chargé des harmoniques, le créole occupe une place concrète dans la littérature antillaise.
Quelques exemples de 1940 à 1970
Nous avons brièvement évoqué ci-dessus la volonté d’écrire le créole et de le promouvoir, à travers les activités de l’ACRA ou les Jeux floraux. Je citerai cette phrase de Rémy Nainsouta, Secrétaire permanent de l’ACRA, qui notait, en 1940, dans Le langage créole : « J’aime profondément le créole ». Dès cette époque, de nombreux auteurs qui écrivent en français n’hésitent pas à emprunter au créole un proverbe, une phrase, une structure, ou à recourir au vocabulaire régional (qui certes n’est ni français ni créole16), accordant ainsi une place au créole dans la littérature. L’importance du créole pour l’Antillais est même démontré, de façon un peu « naïve », mais qui sans doute ne déplairait pas aux militants de la cause créole, malgré des éléments moins «politiquement corrects»: lorsque Sapotille (dans Sapotille et le serin d’Argile, 1960) se met à parler créole avec les marins du bateau qui la conduit en Europe, alors se résolvent bien des conflits : la traversée lui devient légère, elle communique enfin vraiment, et son « silence », qui était présenté comme un trait persistant et désagréable de son caractère, en particulier aux yeux de son mari qu’elle a quitté, cesse de la hanter tandis qu’elle se prépare à une deuxième vie. Le créole est bien ici un « enjeu », je dirais même presque un « personnage » essentiel dans le roman de Michèle Lacrosil !
Citons aussi Joseph Zobel dont l’œuvre a connu un grand succès avec le film qu’Euzhan Palcy a tiré de La rue Cases-Nègres, qu’on ne lisait plus guère : si la réalisatrice fait vraiment parler créole les personnages en mêlant avec un grand talent créole et français sans artifice – ce qui n’était pas le cas dans le roman écrit exclusivement en français – il faut signaler que J. Zobel recourait déjà à un abondant vocabulaire régional : M’man Tine, flamboyant, canari, fruit-à-pain, coui, pomme-liane, beurre rouge, manger-coulis, cabouillat, lélé, etc. mots traduits en note pour la plupart. On rappellera encore le rôle de précurseur de Gilbert Gratiant dont toute l’œuvre a été publiée avant 1970, même si une réédition de Fab’ Compè Zicaque (d’abord paru en 1958) a été donnée tout récemment (1996), après sa mort survenue en 1985, par sa nièce Isabelle Gratiant17. Mais il faudrait aussi citer l’impact de Morisseau-Leroy et de sa fameuse Antigone créole en Haïti, il faudrait évoquer les nombreux recueils de contes créoles, pour l’essentiel antérieurs à 1970-80, en particulier l’œuvre de M.T. Lung-Fou, constituée essentiellement de contes et de pièces de théâtre, mais où le créole tient une place importante. De ce point de vue, le succès de nombreux auteurs de théâtre créolophone est significatif : ces pièces n’ont pas toujours été publiées, mais ont connu des succès importants (on pense par exemple à la célèbre Famille Marsabé)18.
De 1970 à 1990.
C’est là aux Antilles la grande période du créole. De fait, pendant ces vingt années, le créole tend à être moins un enjeu qu’un combat – et c’est peut-être pour cela que cela se termine globalement mal, du moins pour le créole qui, aux Antilles après 1990, décline dans le domaine de la littérature proprement dite.
En 1975 paraît ce que l’on croit à l’époque être le « premier roman en créole » : Dezafi de Franketienne. Ce n’est qu’en 1980 que l’on va découvir l’Atipa de Parépou qui date de 1885 et qui se donnait aussi le sous-titre de « premier roman en créole ». De fait la question n’est pas tant de savoir si, dans un cas comme dans l’autre, il s’agit de « romans » : il s’agit en tout cas d’œuvres longues : dans le cas d’Atipa, d’un texte de 1885 qui nous apparaît plus maintenant comme un documentaire (sur la vie à Cayenne à la fin du XIXe siècle) que comme un véritable roman (il ne s’y passe pas grand’chose !) ; dans le cas de Dezafi, d’une œuvre qui tient à la fois du roman et de la poésie ; il s’agit en tout cas d’un texte extrêmement original qui va marquer profondément les développements de la littérature en créole. La gageure (ou l’enjeu ?) est d’utiliser exclusivement le créole, tout au long d’une œuvre importante (312 pages pour l’édition originale), fort poétique par ailleurs (cf. sonorités, enchaînements rendus ou soulignés par la typographie…). Cette œuvre d’abord écrite en créole sera traduite en 1979 sous le titre Les affres d’un défi, jeu phonique sur le premier titre, ainsi allongé, comme le passage au français va d’ailleurs l’impliquer pour toute l’œuvre : le roman français, dans une typographie très serrée, qui n’a plus rien à voir avec le texte original, fait 240 pages. On peut dire, sans abus qu’il doit faire au moins un tiers de plus que l’œuvre originale : ce que l’on peut vérifier d’ailleurs pour chaque passage du roman, lorsque l’on met en regard le texte de Dezafi et ce que d’ailleurs Franketienne refusait d’appeler une « traduction ».
Mais cette période qui s’étend de 1970 à 1990 est aussi :
- l’époque de nombreuses rééditions de textes créoles. On citera sans prétendre être exhaustif
o Baissac pour l’Océan Indien
o G. Sylvain avec les fables de La Fontaine (parues chez Kraus), mais aussi chez le même éditeur les trois volumes d’E.C. Parsons
o Marbot avec les Bambous (republiés chez Casterman en 1976)
o Les Œuvres créoles de Baudot sont republiées en 1980, par le Comité du patrimoine)
o En 1976 ce sont les principales œuvres de Chambertrand (Editions Jeunes Antilles)
o la réédition de Lafcadio Hearn o etc.
En Haïti paraissent de nombreuses œuvres qui vont donner une impulsion importante aux œuvres littéraires (même si les difficultés économiques que connaît Haïti ne permettront pas la diffusion aisée de ces ouvrages). On citera, à côté de Franketienne qui publie de nombreuses œuvres, des auteurs comme Morisseau-Leroy, Célestin-Mégie, G. Castera, J.M. Etièn, Carrié Paultre, etc. Mais dans cette époque ce sont bien d’autres auteurs, souvent peu connus au-delà de l’île, qui s’essayent à la littérature et dotent Haïti de nombreuses œuvres en créole.
C’est aussi l’époque de la traduction de la Bible en version intégrale en Haïti (1985) : on sait toujours l’importance que la traduction de la Bible a eu dans le développement des langues (cf. la Bible de Luther pour l’allemand), du fait de la nécessité d’écrire selon des genres divers, dans des styles très variés: les auteurs ainsi sont confrontés à des propositions multiples qui leur permettent d’élaborer de nouveaux styles…
C’est l’époque de la traduction de nombreux auteurs français dans divers créoles : citons les grands auteurs classiques, avec par exemple Molière, Corneille, mais aussi Shakespeare, et Saint-Exupéry (Le petit Prince a été traduit dans les divers créoles français)…
C’est encore le temps des débats autour des graphies créoles : pour les seules Petites Antilles, les propositions de Bebel-Gisler sont de 1975, les premières propositions du GEREC (Groupe d’Etudes et de Recherches en Espace Créolophone19) ont lieu entre 1976 et 1978. Les discussions vont se poursuivre avec les propositions de M.C. Hazaël- Massieux en 1987, etc.
Dans les années quatre-vingt (nous les avons déjà cités) paraissent les trois romans en créole de Raphaël Confiant, mais encore des recueils de nouvelles d’auteurs divers, des contes, de très nombreuses pièces de théâtre et des poèmes qui encouragent des auteurs à publier des anthologies de la poésie (Lambert-Félix Prudent en 198420, Alain Armand et Gérard Chopinet, en 1983 pour l’Océan Indien21, Christophe Charles en 1980, pour Haïti22) et c’est aussi l’époque de la parution des recueils de poésie d’Hector Poullet, Sonny Rupaire, Monchoachi, Joby Bernabé, etc.
Dans cette période sortent aussi des essais, des discours en créole (cf. Germain William en Guadeloupe), des livres à des fins éducatives (on pense par exemple au Kaz antiyé de Jacques Berthelot), des lectures bilingues, des BD.
De nombreux journaux en créole paraissent et disparaissent d’ailleurs souvent très vite : on citera Grif an tè, Antiya Kréyol, Kabouya, etc.
C’est aussi la période des thèses et des grands travaux sur le créole qui donneront naissance aux ouvrages majeurs de R. Chaudenson, Philip Baker, A. Valdman, J. Bernabé, G. et M.C. Hazaël-Massieux, A. Bollée, I. Neumann, R. Ludwig, et beaucoup d’autres.
Dans la base de données BIBEC des Etudes Créoles à Aix, à l’interrogation « textes en créoles » pour la Zone américano-caraïbe, on obtient plus de 800 réponses pour cette période,.
Mais, comme nous le disions : souvent les polémiques et les combats opposent les auteurs, les écoles… Ceci ne sert pas toujours le créole et le grand public se déclare souvent gêné par le « militantisme » de certains créolistes.
Après 1990.
Aux Antilles, depuis 1990, avec la domination importante du « mouvement de la créolité », et son influence sur d’autres auteurs qui ne s’en réclament pourtant pas explicitement (Gisèle Pineau, Ernest Pépin…), la visée est beaucoup plus d’avoir des lecteurs, de publier en métropole, c’est-à-dire donc d’écrire en français, mais dans un français qui comporte une forte « couleur locale ». De nombreuses citations d’Eloge de la créolité (dont l’interprétation est parfois difficile en raison de grandes ambiguïtés, sans doute voulues) d’ailleurs n’excluent pas le recours à la langue française, comme se plaisent à le rappeler les auteurs, bien connus pour leur position de défense de la langue créole. Qu’est-ce donc que la créolité ?
« La créolité, comme ailleurs d’autres entités culturelles, a marqué d’un sceau indélébile la langue française. » (pp. 46-47)
Ou encore :
La créolité plus que l’usage d’une langue est « relation au monde », c’est « le monde diffracté mais recomposé, un maelström de signifiés dans un seul signifiant » (27) ; [elle] « libère du monde ancien » : « Sera créole l’oeuvre qui, exaltant dedans sa cohérence, la diversité des significations conservera cette marque qui fonde sa pertinence quelle que soit la façon dont on la lira, le lieu culturel d’où on la percevra, la problématique dans laquelle on la ramènera. » (p. 53)
Ou même :
« Notre plongée dans la Créolité ne sera pas incommunicable mais elle ne sera non plus pas totalement communicable ». (p. 53)
Sans exclusive bien sûr !
« Hors donc de tout fétichisme, le langage sera, pour nous, l’usage libre, responsable, créateur d’une langue. Ce ne sera pas forcément du français créolisé ou réinventé, du créole francisé ou réinventé, mais notre parole retrouvée et finalement décidée. » (p. 46)
Dans ces conditions, certes, il ne faut pas assimiler « créolité » et usage du créole, et on peut comprendre les évolutions après 1990 – qui assurent aux auteurs un lectorat plus important que celui qui serait réduit aux seuls lecteurs de créole. En ce qui concerne le choix de la langue et son rôle, d’autres textes tout à fait significatifs pourraient être analysés dans Ecrire en pays dominé (Chamoiseau, Gallimard, 1997), mais il convient surtout de rappeler les propos de Confiant dans un article demeuré célèbre (Monde du 6 novembre 1992) : l’auteur nous explique – et cet aveu est assez étonnant de la part du chantre de la langue créole – pourquoi il choisit le français :
« Le créole est une langue rurale, habituée à désigner des réalités immédiates. Son niveau conceptuel est très limité. Lorsqu’on s’exerce à écrire un roman dans une langue orale et rurale, on a beaucoup de difficultés, parce qu’un concept doit être exprimé à travers des périphrases. La liberté pour les écrivains créoles, paradoxalement, c’est le français, parce que le français est déjà une langue constituée avec laquelle on peut jouer. Quand j’écris en créole, je ne peux pas jouer parce que je suis obligé de construire mon propre outil. » Plus loin : « Je maintiens que l’écriture en français est un plaisir et qu’en créole c’est un travail. » (propos de R. Confiant, extraits de « La bicyclette créole ou la voiture française »).
Concrètement, on précisera que le français forgé d’abord par P. Chamoiseau, notamment dans Chronique des sept misères, est un français profondément marqué par le créole, un français qui recourt à des traits considérés comme « symboliques » du créole : ainsi on a de nombreuses suppressions de déterminants («quand il chercha métier»), des structures correspondant à l’intensif créole (« C’est courir que je cours » faite sur le créole « Sé kouri nou ka kouri », qui signifie « je ne fais que courir, je cours tout le temps… ») des structures sérielles (« elle prit courir pour elle »), des jeux sur le lexique avec traduction littérale ou calque de mots ou d’expressions qui ont d’autres significations en français, ce qui entraîne un constant brouillage des cartes : un vieillard (« vyé kò » en créole), ne se retrouve guère dans le « vieux corps » dont abusent les auteurs, donnant par là une « connotation » particulière à l’expression traduite littéralement en français – connotation qu’elle n’a pas en créole. Lorsqu’on nous parle d’un « bain démarré » (en créole « bin démaré » qui est un « bain » pour détacher », c’est-à-dire pour permettre à quelqu’un d’être libéré de sortilèges : cf. maré = lier, attacher), est-on assuré qu’un métropolitain comprendra de quoi il s’agit avec la confusion suggérée, par la graphie, avec le « démarrage » d’une voiture ou d’une opération ? Sans doute veut-on d’ailleurs ainsi laisser à l’expression un caractère mystérieux particulier; ces expressions qui pullulent dans les romans francophones des auteurs de la créolité, qui sont effectivement parfaitement incompréhensibles pour un non-Antillais (et découragent plus d’un lecteur), donnent ainsi aux romans un style dépaysant et « exotique ».
L’usage de plus en plus systématique par les auteurs de ce français entraîne corrélativement un abandon relatif du créole dans la littérature, même si depuis 1990 on peut souligner paradoxalement, dans la vie quotidienne, le recours croissant à cette langue, que les locuteurs parlent avec infiniment moins de gêne et de complexes que par le passé, dans la cour de récréation – et même dans les classes -, mais aussi dans les administrations et dans les rues de Pointe-à-Pitre et de Fort-de-France. Il est vrai que du côté de l’école, le créole ne parvient guère à conquérir une place réelle23, en raison notamment des réticences considérables des parents, qui ne sont pas du tout convaincus que le créole est une « vraie langue » et qui redoutent qu’un enseignement du créole perturbe encore plus leurs enfants, déjà en difficulté pour maîtriser le français auquel ils tiennent comme seul moyen d’accéder à des professions favorables.
On peut souligner certaines des difficultés qui demeurent dans la perspective d’un enseignement du créole (outre les aspects sociolinguistiques évoqués : attitudes à l’égard du créole langue dévalorisée dans la population) :
– le modèle du français s’impose partout dans les DOM et on voudrait, dans ces conditions, un créole normé, obligatoire partout à l’identique, instrumentalisé… ce que bien sûr il n’est pas (pas encore ?), et toute proposition est envisagée comme norme, comme modèle, alors que la recherche a encore largement son mot à dire. En particulier les propositions de néologismes qui abondent ne doivent pas être considérées pour autre chose que ce qu’elles sont : des propositions, parmi lesquelles tout naturellement les locuteurs trieront : ils n’adopteront que ce qui leur convient. C’est bien ce qui s’est passé par rapport aux auteurs de la Pléiade qui, à côté de mots utiles qui sont passés dans la langue, ont proposé des formes si peu conformes à la langue française qu’elles ont tout naturellement disparu : on pense aux diminutifs : âmelette, ronsardelette, etc.).
– on n’a de fait que très peu d’instruments pour enseigner. S’il s’agit de « parler en créole avec les enfants », cela se fait de plus en plus dans les classes, mais pour enseigner le créole (et en créole?), il faudrait des grammaires scolaires, des dictionnaires, des manuels, qui font tous cruellement défauts. Si l’on a des textes à lire en créole, ils sont écrits selon des graphies tellement variées (étymologiques, phonétiques, etc.) que les responsables, toujours victimes du modèle français, s’interrogent sur la possibilité d’apprendre à lire le créole avant d’avoir tout retranscrit dans une graphie unique (ce qu’à l’occasion de la préparation des candidats au CAPES le GEREC a tenté) – solution qui est loin d’avoir recueilli l’assentiment des principaux concernés, car subsiste de nombreux problèmes (on citera : la notation des différences réelles entre Guadeloupe et Martinique, sitôt que l’on adopte un système de représentation purement phonétique ; les questions de « lisibilité », jusqu’alors à peu près totalement négligées, qui impliquent d’envisager un système comportant une certaine redondance graphique, la prise en compte de données grammaticales, etc.)24. Tant que ces questions n’auront pas été résolues, ce serait une très grand imprudence que d’adopter et donc de transcrire dans un système unique, à peu près exclusivement phonétique (celui du GEREC) toute la riche littérature créole.
On peut donc supposer des développements dans les années qui viennent, peut-être la parution de nouveaux livres : encore faut-il être bien conscient que l’on ne s’improvise pas écrivain et que pour être un auteur intéressant… il faut avoir des choses à dire et pas seulement maîtriser le créole. Cette remarque repose sur la supposition de bon sens que, malgré tout, le nombre d’écrivains potentiels dans de petits pays comme la Guadeloupe et la Martinique (respectivement 422 496 et 381 441 habitants) est probablement limité : combien peut-on compter d’auteurs littéraires dans une ville de France à la population comparable, par exemple Toulouse (sans l’agglomération, un peu moins de 400 000 habitants) ? Si l’on pense en outre à la difficulté qu’il peut y avoir à écrire dans une langue non instrumentalisée, non normée, dans laquelle les problèmes évoquées par Confiant dans le Monde en 1993 demeurent, on peut supposer que la littérature en créole ne va pas se multiplier de façon exponentielle, même avec le CAPES et quelques professeurs formés chaque année (huit postes pour l’instant pour l’ensemble des quatre DOM).
Conclusion.
Il convient donc de conclure sur la langue comme « enjeu » pour la littérature aux Antilles. On a compris que l’on doit parler non pas seulement de la langue mais des langues, car à côté du français, le créole tient une place au moins symboliquement très importante. Dans ces conditions, il est probable que la question de la langue restera au cœur de toutes les problématiques littéraires aux Antilles encore pendant longtemps ! Sans doute d’ailleurs est- ce toujours le cas lorsque l’on a véritablement affaire à des œuvres littéraires : forme et fond ne peuvent être séparés, et le grand auteur cherchera toujours longuement la meilleure expression, le meilleur mot pour dire ce qu’il veut dire selon un rythme, un souffle qui habite toute littérature.
On voudrait laisser la parole pour terminer à l’un de nos très grands auteurs contemporains, le nouvel Académicien, François Cheng, qui écrit – et cette parole profonde mérite méditation :
« Ah, le mystère du langage humain ! Ceux qui affirment que les cultures sont irréductibles les unes aux autres s’étonnent-ils jamais assez qu’une parole particulière, à partir du lieu d’où elle est issue, arrive tout de même à franchir les entraves et atteigne l’autre bout du monde, pour y être comprise. Plus la parole est porteuse de vérité humaine, plus rapidement elle est comprise. » (Le dit de Tianyi, Albin Michel, 1998, p. 82) :
ou encore dans l’admirable L’éternité n’est pas de trop (Albin Michel, 2002, p. 213) :
« Ne pas exprimer directement ses sentiments, parce que directement on n’y arrive pas.
On en dit bien plus par les images… »
Mais comment formuler des images, comment dire autrement ce que l’on ne doit pas dire directement ? Voilà la question qui se pose à la jeune littérature créole.
Annexe
Liste des principaux textes anciens répertoriés en créole (zone américano-caraïbe)
Texte | Auteur | Lieu d’origine | Date | Commentaires |
Lisette quitté la plaine | Duvivier de La Mahautière | Mort Conseiller au Conseil de Port-au- Prince | 1757 | Poésie, cité dans Moreau de Saint-Méry,
Description de la partie française de l’île de Saint-Domingue; mais aussi dans Ducoeurjoly (1802) : Manuel des Habitans de Saint Domingue. |
La Passion selon St Jean | Anonyme | Inconnu | Vers 1750-80 | Destiné à l’évangélisation des esclaves |
Jeannot et Thérèse, parodie nègre du Devin de Village (J.J. Rousseau) | Clément | Le Cap, Saint-Domingue | 1758, remanié en 1783 | Pièce en vaudeville (insertion de propos échangés sur des airs connus, qu’a pu reconstituer Bernard Camier dans sa thèse) |
Proclamation de Sonthonax, Le Cap, 20-6-1793 | Le Cap | 1793 | Proclamation révolutionnaire | |
Proclamation de Leclerc, Le Cap, mai 1802 / Proclamation de Bonaparte, Le Cap, mai 1802 | Le Cap, Saint-Domingue | 1802 | Proclamation révolutionnaire | |
Proclamation de Burnel | Guyane | 1800 | Proclamation révolutionnaire | |
Idylles ou essais de poésie créole | Un colon de Saint- Domingue | Saint-Domingue ? | 1811 [disponible édition Cahors 1821] | Poèmes |
Parabole de l’Enfant prodigue | Anonyme | Saint-Domingue | [msc. : 1818 ?] 1831 (imprimé) | Texte accessible (mais comportant des fautes ?) dans Corne, 1999 |
Catéchisme | Abbé Goux | Martinique | 1842 | Destiné à l’évangélisation, et supposant un apprentissage des prières au moins en français (créole acrolectal ? ? ?) |
Les Bambous | Marbot | Martinique | 1846 | Auteur martiniquais qui propose une adaptation des Fables de La Fontaine |
Chansons bissetistes pour le temps de Noël | Lavollée | Martinique | 1849 [Imprimerie de Carles, rue Justine] | |
Œuvres créoles | Baudot | Guadeloupe | 1850-1880 | Oeuvres extrêmement variées : théâtre, poésie, etc. |
Etude sur le langage créole de la Martinique (extraits) | Turiault | Martinique | 1873-1877 | Textes variés : proverbes, fables, contes, devinettes… |
Cric ? Crac ! | G. Sylvain | Haïti | 1901 | Fables de La Fontaine |
La famille des Pitite-Caille et Zoune chez sa Ninnaine | L’Hérisson | Haïti | 1906 | Romans en français, avec des insertions de créole, notamment pour les dialogues. |
L’honneur des Monvoisin | Gilbert de Chambertrand | Guadeloupe | 1917 | Pièce de théâtre, qui fait alterner créole et français : créole assez acrolectal (cf. situation sociale de l’auteur) |
Fables créoles et autres écrits | Gratiant | Martinique | 1950 et au-delà | Poèmes variés, fables… |
Antigone en créole | Morisseau-Leroy | Haïti | 1953 | Pièce de théâtre |
Notes
1 Le site que j’ai réalisé au cours de l’année 2001-2002 (analilit.free.fr) pour guider tout particulièrement les étudiants de Lettres modernes, veut précisément montrer ce qu’apporte au lecteur la prise en compte et l’analyse des faits linguistiques pour la compréhension des grandes œuvres de la littérature française.
2 Cf. ma communication sur Michèle Lacrosil : Sapotille et le serin d’argile, à Bordeaux en mai 2002, à paraître dans un Hommage à Jack Corzani : « Antillais et Africains dans Sapotille et le serin d’argile : langue et représentations ».
3 In Au visiteur lumineux, de J. Bernabé, J.L. Bonniol, R. Confiant et G. L’Etang, éds., Ibis Rouge, 2000, pp. 437-450. Cf. également la thèse publiée de F. Degoul: Le commerce diabolique. Une exploration de l’imaginaire du pacte maléfique en Martinique, Ibis Rouge Editions, 2000, 207 p.
4 Michèle Lacrosil : Sapotille et le serin d’argile, Gallimard, 1960.
5 Si l’interprétation exacte de « mabolo » est difficile (le mot ne figure dans aucun des dictionnaires de la Caraïbe que nous avons consultés), on trouve une mention peu explicative, il faut le dire, dans E. Jourdain dans le « vocabulaire de la flore » (1956, p. 281 : malais : dyospiros philippensis) qui concorde avec l’attestation qui est donnée de « mabolo » ou « manbolo » dans l’Océan Indien (cf. R. Chaudenson, 1974, pp. 303, 1064) où il est explicitement fait mention d’un fruit (Diospyros embryopteris) et d’un arbre qui seraient originaires des Philippines, explication que mentionne également A. Bollée dans le DEC II, p. 269, reprenant l’analyse de Chaudenson : « esp. d’arbre et son fruit qui a une peau veloutée et rousse et une odeur désagréable (on le nomme parfois tay sat ou kaka sat ‘caca de chat’) ». Les deux auteurs signalent le mot parmi les termes d’origine douteuse ou inconnue. La similitude du mot aux Antilles et dans l’Océan Indien est troublante, ainsi que l’origine « malaise » ou « philippine » avancée, et l’on ne peut douter de la référence concrète. Mais l’on ne peut pour autant savoir ce qui est mis en avant aux Antilles dans l’utilisation métaphorique de « tête-mabolo » : est- ce la rousseur, l’odeur, la forme ? Les métaphores de fruits sont fréquentes pour caractériser des parties du corps humain ; on évoquait plus haut l’expression « une petit peau de sapotille » pour caractériser la couleur et l’aspect de certains visages féminins, mais aussi toutes les références à la mangue, à la « calebasse », etc. D’après L.F. Prudent (communication privée), « tête mabolo » serait une expression moqueuse entendue fréquemment dans la bouche des enfants (plutôt les garçons) lorsqu’ils se taquinent ou se défient dans la cour de l’école, ou lorsqu’ils se moquent, non sans méchanceté, d’un adulte, handicapé ou non. Deux significations voisines mais distinctes semblent survivre aujourd’hui : la première plus physique, s’appliquait autrefois au petit garçon qui revenait de chez le coiffeur avec les cheveux coupés ras. Elle renvoie aux bosses et autres irrégularités du crâne, apparentes ou même soulignées par le poil court : on l’utilise encore aujourd’hui pour charrier une personne qui a « une drôle de bouille »… La deuxième signification touche à une zone plus mentale. Quelqu’un de ridicule ou qui divague et délire, qui « perd la tête » sera l’objet de la risée des autres et on lui lancera de sonores et méchants « tête mabolo » à la face. Dans le contexte, ce serait sans doute cette acception qui prévaudrait : « dans sa tête déjà fatiguée de vieux fou, de foldingue… » .
Les Antillais semblent ainsi ignorer l’allusion très présente dans l’Océan Indien à la mauvaise odeur du fruit, à sa couleur rousse, mais y voient plutôt donc soit une allusion à des bosselages, que nous n’avons pu vérifier car nous n’avons jamais vu le fruit (qui ne semble plus connu maintenant : Prudent, en nous livrant ses considérations sur l’usage, ne faisait pas allusion au fruit et avouait son ignorance de l’étymologie de « mabolo »), soit une référence à la perturbation mentale d’un individu.
6 On signalera le travail passionnant entrepris par Danièle Bégot : « Une bibliothèque de colon à la fin du XVIIIe siècle : Antoine Mercier à La Ramée » (Créoles de la Caraïbe, Alain Yacou, éd., Karthala – CERC, 1996, pp. 123-141).
7 Ces romans et quelques autres ont été republiés en 1977, aux Editions des Horizons Caraïbes dans un recueil en trois tomes qui porte le titre de Romans antillais du XIXe siècle.
8 La distinction littérature française / littérature francophone, sans doute très discutable, est une donnée apparemment acceptée par la critique universitaire et qui se répercute dans les disciplines universitaires. Sur ce point on lira avec profit l’article de M. Beniamino; 1995: «Les études francophones: esquisse d’une problématique », in Etudes créoles, vol. XVIII n° 2, 1995, n° spécial « Littératures francophones », éd. M. Beniamino, pp. 13-30, et surtout son ouvrage de 1999 : La francophonie littéraire. Essai pour une théorie, Paris, L’Harmattan, UPRESA 6058 du CNRS – Université de la Réunion, 462 p.
9 Ce n’est que tout récemment que l’on s’est avisé d’une « antillanité » de St John-Perse.
10 Pour plus de détail sur cette littérature francophone des Antilles, on se reportera à Jack Corzani, Léon- François Hoffmann, Marie-Lyne Piccione, 1998 : Littératures francophones – II. Les Amériques. Haïti, Antilles- Guyane, Québec, Paris, Belin-Sup, PP. 85-184 (partie rédigée par J. Corzani).
11 Cf. tableau en annexe.
12 L’ACRA, fondée le 27 juillet 1957, a exposé ses objectifs dans la Revue Guadeloupéenne [revue qui a paru entre 1945 – 1973], dans un article « Vive l’ACRA » signé par Gaston Bourgeois (n° 37, juillet-août-septembre 1957, p. 21) : « … faire l’inventaire de notre trésor linguistique : établir la signification des mots et locutions proverbiales, ainsi que leur généalogie, avec remarques et anecdotes, s’il y a lieu ; rechercher, en particulier, les sources de langues qui coulent dans le langage créole ; fixer la graphie ; révéler le génie de l’idiome et le défendre contre le français, un de ses pères envahissant et abusif. »
13 Gilberte Coranson, 1997, « La langue créole dans les textes publiés en Guadeloupe entre 1940 et 1970 ». Mémoire de DEA Université de Provence, 120 p. + annexes.
14 J’ai eu l’occasion de dire à propos de Chamoiseau qu’il « écrit le créole directement en français » pour essayer de rendre compte de son style particulier.
15 En écrivant en créole, les auteurs antillais ne sont d’ailleurs pas plus assurés d’être lus aux Antilles, les locuteurs créolophones soulignant toujours l’extrême difficulté qu’ils rencontrent à lire le créole –dont ils ne connaissent ni les principes graphiques ni le fonctionnement formel, et qui, en découvrant un jour sur le papier la langue qu’ils parlent, ne la reconnaissent pas !
16 On pourra sur ce point se reporter à M.C. Hazaël-Massieux, 2000, « Français et créole dans la nomenclature des dictionnaires des Petites Antilles », in Danièle Latin et Claude Poirier, avec la collaboration de Nathalie Bacon et Jean Bédard, éds. : Contacts de langues et identités culturelles, Les Presses de l’Université Laval, AUPELF-UREF, 2000, pp. 333-352.
17 L’œuvre de Gratiant était devenue introuvable, et l’on ne peut que se réjouir de cette republication.
18 Un très bon inventaire du théâtre créole a été publié en anglais par Bridget Jones et Sita E. Dickson Littlewood : Paradoxes of French Caribbean Theatre. An annotated Checklist of Dramatic Works, Guadeloupe, Guyane, Martinique from 1900, printed by Intype (London), Department of Modern Languages, Roehampton Institute ; tout récemment un inventaire du théâtre antillais, écrit en créole ou en français, a été mis à la disposition des internautes sur le site de LAMECA (Médiathèque Caraïbe Bettino Lara en Guadeloupe : inventaire réalisé par Laureen Bade : http://perso.wanadoo.fr/lameca/.
19 C’était le nom qu’était censé représenter le sigle GEREC à cette époque. Mais il est passé par de nombreux avatars pour être finalement maintenant le GEREC-F Groupe d’Etudes et de Recherches en Espace Créolophone et Francophone.
20 Anthologie de la nouvelle poésie créole (Caraïbe – Océan Indien), Editions Caribéennes-ACCT, 526 p.
21 La littérature réunionnaise d’expression créole (1858-1982), Paris, L’Harmattan, 439 p. Anthologie de la poésie haïtienne d’expression créole, Haïti, s.p.
22 Anthologie de la poésie haïtienne d’expression créole, Haïti, s.p.
23 Même si l’on peut supposer que les choses vont sans doute changer dans les années qui viennent avec la création du CAPES de créole, qui entraînera ici ou là la nomination de « professeurs de créole » dans les établissements scolaires.
24 Ce que j’ai pour ma part analysé soigneusement dans un ouvrage paru en 1993 : Ecrire en créole, L’Harmattan.