Les fils d’Aimé Césaire. De la Martiniqueau Québec
Ching Selao
Université du Vermont
Hiver 2012
Article reproduit en mars 2017
Résumé
Cetarticle propose de se pencher sur le legs d’Aimé Césaire en mettant enparallèle la révolte de ses fils martiniquais et le détournement de ses filsquébécois dans leur appropriation de la négritude. Il s’agira de voir commentla révolte des écrivains de la Martinique concerne l’héritage politique dupère, malgré sa poésie de protestation et de revendication de liberté absolue,alors que ce même héritage politique ne semble pas avoir été pris enconsidération par les poètes engagés et indépendantistes du Québec qui voyaienten Césaire un modèle. Plusieurs questions surgiront en cours de route, de sorteque c’est davantage une exploration que nous proposons dans les pages quisuivent qu’une analyse tranchée sur l’héritage particulier de Césaire.
Aimé Césaire […]. En vos phrases couvait une tellecharge de vérité vraie que les nègres blancs du Québec s’en emparèrent, que lesnègres sémites de Palestine les déclamaient dans leurs camps désertiques, quetous « les Nègres de la terre » (au sens créole du terme,c’est-à-dire de quelque couleur qu’ils fussent) le firent leur, et entreprirentde jeter bas le monstrueux orgueil de l’Occident. –RaphaëlConfiant, Aimé Césaire. Une traversée paradoxale du siècle
Les questions defiliation en ce qui concerne Aimé Césaire ne sont pas simples. Sans doutesont-elles complexes pour tout écrivain qui laisse une oeuvre véritable, pourtout grand fondateur d’un mouvement. Mais dans le cas de Césaire, chantre de lanégritude et inventeur du néologisme, le legs littéraire semble être entachépar ses décisions politiques, du moins pour les écrivains de la Caraïbe et enparticulier ceux de la Martinique qui adhèrent au mouvement de la créolité,comme si le père avait éveillé chez ses enfants le besoin de liberté par sonretentissant cri poétique, pour ensuite les « trahir », les maintenirdans la domination et l’aliénation avec la fameuse loi de 1946 qu’il arapportée, « péché originel de l’assimilation [2] », et qui a transformé la Martinique, laGuadeloupe, la Réunion et la Guyane en Départements français d’Outre-mer. Danssa biographie « ressentimenteuse », pour reprendre l’épithète de MarcAngenot [3], Raphaël Confiant yva d’une charge contre l’auteur du célèbre Cahier d’un retour au pays natalen affirmant d’entrée de jeu que son livre « se veut le cri sincère d’unfils qui estime avoir été trahi par ses pères et en l’occurrence par le premierd’entre eux, Aimé Césaire [4] ».Réagissant aux propos de Confiant qui juge que la négritude apparaît désormaiscomme une « coquille vide » et que Césaire, dans sa« créolophobie [5] », arenié la langue créole et par conséquent la créolité des Antilles, l’essayisteet poète Annie Lebrun a répondu avec virulence aux attaques de Confiant, danslesquelles elle reconnaît « la malhonnêteté, la bassesse et labêtise », bref, « [t]outes les pusillanimités de la révolte contre lepère [6] ».
Dans son essai quin’a pas le ton polémique du pamphlet de Lebrun, Pascale Casanova abonde dans lemême sens au sujet du mouvement de la créolité, qui n’aurait connu aucun échoau centre de la « république mondiale des lettres » sans le père dela négritude :
Depuis la révolution de la négritude lancée par Aimé Césaire, reconnueet consacrée au centre, il y a une véritable histoire littéraire antillaiseconstituée, c’est-à-dire un patrimoine littéraire propre. Le mouvement dit dela « créolité » s’adosse donc sur une histoire littéraire etpolitique : leur affirmation littéraire s’appuie sur une lutte spécifiqueet une reconnaissance historique acquise au plan mondial [7].
Casanovaet Lebrun veulent évidemment souligner que le mouvement de la créolité en estun du « centre », mais elles réagissent aussi contre la déclarationdes auteurs de la créolité selon laquelle la littérature antillaisen’existerait pas, car elle est toujours écrite pour l’Autre : « Lalittérature antillaise n’existe pas encore. Nous sommes encore dans un état deprélittérature : celui d’une production écrite sans audience chez elle,méconnaissant l’interaction auteurs/lecteurs où s’élabore unelittérature [8]. » Sedéclarant « à jamais fils d’Aimé Césaire [9] », ces écrivains destituent du mêmesouffle le père de son rôle fondateur dans la reconnaissance des lettresantillaises, ce qu’ils démentiront eux-mêmes quelques années seulement après lapublication du manifeste [10].
Cette« production sans audience chez elle » a par ailleurs eu une grandeaudience hors du pays, créant une interaction entre Césaire et les poètes duQuébec dans les années 1960. Si l’engouement pour Césaire est particulièrementpalpable durant cette décennie, surtout pour les écrivains qui tournent autourde la revue Parti pris, il n’est cependant pas évident d’en dater ledébut avec exactitude. Gaston Miron, qui découvre l’oeuvre césairienne aumilieu des années 1950 [11], acertainement joué un rôle important dans la diffusion de ses textes, mais lepoète Gilles Hénault a confié à Paul Chamberland que « déjà circulait dansle milieu [surréaliste québécois] Aimé Césaire, Les Armes miraculeuses[qui paraît en 1946] [12] ».Une chose toutefois est sûre, c’est que, comme le souligne la citation deConfiant mise en exergue à cet article, l’écho des écrits de Césaire, enparticulier son Cahier d’un retour au pays natal et son Discours surle colonialisme, a résonné au-delà des frontières de l’Europe et de laCaraïbe, touchant les Noirs autant que les Blancs un peu partout dans le mondeavec les « armes miraculeuses » de son verbe [13]. N’en déplaise à Confiant et aux autresauteurs de la créolité, c’est pourtant bien grâce à la France, en l’occurrenceà Paris, que le dialogue entre le poète et ses lecteurs francophones a eu lieu,et ce, même dans le monde insulaire. Cet article propose de se pencher sur lelegs de Césaire en mettant en parallèle la contestation de ses filsmartiniquais et le détournement de ses fils québécois dans leur appropriationde la négritude. Il s’agira de voir comment la révolte des écrivains de laMartinique concerne l’héritage politique du père, malgré sa poésie deprotestation et de revendication de liberté absolue, alors que ce même héritagepolitique ne semble pas avoir été pris en considération par les poètes engagéset indépendantistes du Québec qui voyaient en Césaire un modèle. Plusieursquestions surgiront en cours de route, de sorte que c’est davantage uneexploration que nous proposons dans les pages qui suivent qu’une analysetranchée sur l’héritage particulier du père de la négritude.
Desfils noirs aux fils blancs
Enrévolte contre le père qui aurait remplacé l’illusion européenne par uneillusion africaine, les auteurs d’Éloge de la créolité ont, de manièrepresque paradoxale, reconnu la paternité de Césaire pour mieux revendiquer unautre père, un père adoptif, Édouard Glissant. Si la créolité puisefortement dans les notions de créolisation et de poétique de la relation deGlissant, il importe sans doute de rappeler que celui-ci a d’abord refusé cerôle, laissant les fils révoltés contre le père orphelins d’un nouveaupère. Dans un entretien accordé à Lise Gauvin, l’écrivain martiniquais a eneffet précisé :
C’est sûr que les arguments qu’on trouve dans l’Éloge de la créolité,sont inspirés du Discours antillais ou de l’Intention poétique oumême de Soleil de la conscience, c’est-à-dire de mes essais, et que lessignataires du manifeste leur ont ainsi rendu un hommage direct. Mais je croisqu’il y a eu un malentendu parce que dans le Discours antillais j’aibeaucoup parlé de créolisation. Pour moi la créolité c’est une autreinterprétation de la créolisation. La créolisation est un mouvement perpétueld’interpénétrabilité culturelle et linguistique qui fait qu’on ne débouche passur une définition de l’être. Ce que je reprochais à la négritude, c’était dedéfinir l’être : l’être nègre… […] Or, c’est ce que fait lacréolité : définir un être créole [14].
Malgréle « malentendu », la revendication de cette paternité n’est pasfortuite, puisque Glissant compte non seulement parmi les premiersintellectuels antillais à avoir souligné les limites de la négritude dans lesannées 1950, mais il était aussi un indépendantiste convaincu jusqu’à son décèsle 3 février 2011. Un peu comme Frantz Fanon, mais de façon plusmarquée, Glissant nourrissait à l’égard de Césaire une admiration où se mêlaitméfiance et contestation. Fanon a mentionné dans son fameux Peau noire,masque blancs qu’avant Césaire « aucun Antillais n’était capable de sepenser nègre » et a insisté sur la nécessité de sortir du mimétisme de la« peau noire » et des « masques blancs », mais il a aussiconclu que « le Nègre n’est pas. Pas plus que le Blanc [15] », rejetant ainsi le principe au coeurmême de la négritude. Dans Le discours antillais, Glissant réitéraitpour sa part sa perception de la départementalisation comme l’« une desformes les plus pernicieuses de colonisation : celle par quoi on assimileune communauté », et qui a plongé les Antilles « dans l’horrible sanshorreurs d’une colonisation réussie [16] ».
Aumoment où les fils aînés antillais de Césaire [17] commençaient déjà à mettre en cause sonconcept de négritude et sa loi de 1946 perçue comme le début d’un processusd’assimilation, les poètes québécois embrassaient ce père à la fois proche etlointain, s’appropriant son néologisme pour développer une notion qui ne pourraêtre saisie qu’au Québec, celle de « négritude blanche ».« Abandonné » par ses fils noirs comme le Roi Lear par ses filles [18], Césaire trouve ainsi chez les écrivainsquébécois de nouveaux fils, des fils blancs, des fils « nègresblancs ». Ce legs de Césaire est reconnu par l’histoire littéraire, maisdemeure un sujet peu commenté par la critique québécoise qui suscite un certainmalaise, puisqu’il faut bien avouer que l’oxymore fait sourire, pour ne pasdire rire, tant il semble exagéré et né dans un élan de provocation. Serait-cedans un mouvement de désespoir que les poètes québécois se sont enthousiasméspour Césaire, au moment où ses fils « légitimes » commençaient à sedétourner de lui ? Ou plutôt parce que l’écrivain québécois,« écrivain liminaire », vit dans cette « absence dumaître » qui fait qu’il « emprunte à gauche et à droite, dans une sortede désordre chronologique et géographique tout à fait symptomatique du systèmehétérodoxe qui caractérise son écriture [19] » ?En ce sens, la littérature québécoise serait une écriture« rapaillée » et Césaire aurait été un modèle parmi tant d’autresdans ce rassemblement hétéroclite. L’auteur du Cahier aurait-ilreprésenté un modèle « parfait » pour les poètes québécois,c’est-à-dire inspirant sans être encombrant étant donné la distancegéographique qui les séparait de lui ? Peut-être est-ce cette distance, àlaquelle s’ajoute sans doute une sorte de déni ou d’aveuglement par rapport auxdécisions politiques du chantre de l’anticolonialisme, qui expliquent que despoètes farouchement indépendantistes comme Chamberland n’aient pas soulevé le« paradoxe » césairien, celui que politiciens et écrivains antillaisn’ont cessé de lui reprocher, à savoir l’écart entre ses écrits poétiques etcritiques et ses actions politiques.
Ce que Confiantdénonce avec amertume dans son livre sur la « traversée paradoxale »du siècle de Césaire, les détracteurs de ce dernier le lui avaient déjàreproché plus de vingt ans auparavant. En 1971, lorsque Lilyan Kestelootaborde ce sujet avec le poète, celui-ci se défend en affirmant que les deuxmondes ne sont pas liés, que l’un s’effectue dans l’absolu, l’autre dans descirconstances contraignantes :
On veut dire que je compose ? Eh bien […] je trouve qu’il n’y aabsolument aucun conflit. Il est tout à fait évident que les deux situationssont totalement différentes : un écrivain écrit dans l’absolu ; unpolitique travaille dans le relatif ; je n’y peux rien. L’écrivain esttout seul avec lui-même, avec son esprit, avec son âme ; le politique,pour ne pas dire le politicien, doit tenir compte malheureusement descontingences, il essaye de diriger mais aussi, il compose avec les contingenceset si un mot d’ordre n’est pas lié à la réalité des choses, ce mot d’ordren’est que littérature. Par conséquent je trouve qu’il n’y a aucunecontradiction entre ce que j’écris et ce que je fais, il s’agit simplement dedeux niveaux différents d’action [20].
Reprenantdes fragments de cette justification de Césaire, Confiant se demande dèslors : « à quoi sert la littérature [21] ? » Si ces deux domaines étaient« séparés » pour l’auteur du Cahier, son fils martiniquais n’atoutefois pas tort de rappeler que « la littérature de Césaire n’évoquepas les colibris, les petites fleurs et le ciel bleu (ou des angoissesmétaphysiques) mais qu’elle est profondément engagée, au sens sartrien duterme, dans le réel, qu’elle est animée d’une volonté de changer ce dernier, dele bousculer [22] ». Cetengagement sartrien explique de fait, en partie du moins, l’engouement pourCésaire des jeunes écrivains de Parti pris pour qui, justement, lalittérature devait servir leur cause. Est-ce la séparation des deux mondes quifait que Césaire a atteint l’absolu poétique qui semblait inatteignable pourles poètes québécois des années 1960 ?
« L’étouffoirdu génie césairien »
Césairesemble avoir représenté un idéal poétique grâce à cette séparation, comme siles poètes québécois avaient fait fi de ses décisions politiques ou, en toutcas, les avaient ignorées. Devrait-on voir dans ce constat un paradoxe quiajoute aux difficultés de la poésie à se définir dans un contexte où le poèmes’impose par le non-poème ? Ou plutôt y déceler l’aveu d’une différenceimportante entre la capacité d’indépendance du Québec et celle des pays duSud ? Césaire, par-delà les enjeux politiques de sa négritude, paraîts’être situé au-dessus de ce qui se passait au Québec, comme une ombrepaternelle insufflant l’inspiration sans être concernée par les préoccupationsde ses fils lointains. S’il est vrai que l’oeuvre de Césaire aspirait àébranler le monde, à dénoncer les injustices, il est sans doute tout aussi vraique sa poésie — puisque ce sont les poètes québécois qui ont été sensiblesà son verbe — ne pouvait être confinée à une cause tant elle pouvait êtreobscure, pour ne pas dire hermétique.
Loindes poètes québécois, mais physiquement près des écrivains caribéens, Césairelègue un héritage impossible à surpasser malgré les intentions de ses fils, caron sent bien, derrière les révoltes successives au sujet de ses politiques, ladifficulté de se dégager de son legs poétique. Ce n’est peut-être pas un hasardsi les deux autres grands noms associés à sa petite île, en l’occurrenceÉdouard Glissant et Patrick Chamoiseau, et le plus« ressentimenteux » de ses fils, à savoir Raphaël Confiant, sont tousdes romanciers. Glissant est aussi poète, mais il est surtout (re)connu pourson oeuvre romanesque et essayistique. À cet égard, on fera également remarquerque parmi les penseurs de la décolonisation dont les écrits ont eu un impact auQuébec, c’est-à-dire Frantz Fanon, Albert Memmi et Jacques Berque, Césaire estle seul poète et le seul à avoir eu une carrière politique [23]. Comme l’a montré Dominique Chancé dans sonouvrage Les fils de Lear, l’élection et la départementalisation de« Papa Césaire » attestent, pour Glissant, la mort du pèresymbolique, celui vers qui la trace devait remonter et qui est incarné dans sonoeuvre par Papa Longoué. Chancé examine, entre autres, l’oeuvre glissantienneplacée sous le signe du manque, du vide, de la quête incessante du père en vued’une fondation. Son analyse très éclairante montre que l’absence oul’impuissance du père dans les sociétés issues de la tragique traversée et del’esclavage rend difficile le projet de fondation, car « la traces’enlise, “s’envase”. La parole est recouverte de discours, de silence etd’oubli [24] ».
Mais sila figure du père est liée au manque, au vide ou à l’absence qui nourrit laquête incessante de l’origine dans les romans, le père semble prendre trop deplace dans l’histoire littéraire, avoir une présence étouffante. Dans Lettrescréoles, Chamoiseau et Confiant parlent d’une « explosion detalents », après 1975, qui « vont prouver qu’on peut reprendre flammesous l’étouffoir du génie césairien [25] »,déclaration qui sonne davantage comme un voeu que comme une affirmation. Cegénie qui a « étouffé » les autres voix n’a pas laissé un lourdhéritage seulement à ses fils martiniquais. Lors d’une soirée en hommage àCésaire, peu de temps après son décès le 17 avril 2008, Chamoiseau avaitimplicitement réitéré la difficulté de faire oeuvre après celle d’un aussigrand poète, avant qu’Alain Mabanckou ne pose cette question, empreinted’admiration et de regret : « Comment écrire aprèsCésaire [26] ? » Enplus des écrivains antillais et africains, Miron a pour sa part avoué, dès lesannées 1950, se sentir « écras[é] par l’effarante parenté [27] » qu’il ressentait à l’égard de Césaire.À la différence toutefois de Chamoiseau et de Mabanckou, qui sont romanciers,Miron ne se sentait pas écrasé par l’imposante figure que Césaire représentaitavec son mouvement de la négritude et sa place majeure dans l’histoirelittéraire antillaise (ou sa popularité en Afrique), mais par une filiationpoétique qui l’accablait profondément, voire l’affolait. Tout se passe comme siCésaire avait été la cause du silence poétique de Miron en réussissant à sortird’un silence historique, tragique, au moment où le poète québécois cherchait,tâtait encore les mots qui pourraient exprimer son mal. Miron l’a confié àClaude Haeffely dans quelques lettres fort révélatrices qui dévoilent le sentimentd’avoir été devancé par le poète martiniquais : « Toute ma poésie estune poésie de coïncidences. Aimé Césaire, par exemple, a rendu bon à rien toutce que je puis écrire [28]. »La lecture de sa correspondance avec Haeffely montre bien sûr que, pour Miron,tout pouvait contribuer à son silence poétique : la domination culturelleet linguistique, ses problèmes d’argent, ses peines d’amour, ses engagementspolitiques, sociaux et éditoriaux. Néanmoins, que Césaire précisément soitnommé révèle que le poète martiniquais avait trouvé les mots justes pourexprimer le mal de ceux qui se sentaient opprimés, un peu partout dans lemonde.
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