Le prix de la liberté – Méditation en fragments
Par Stephane Martelly
Montréal, juillet-août 2018
Au rythme des tambours se déroulaient les chants.
Les vases d’Orient pétris d’éclats étranges
S’ouvraient comme une fleur sous les rideaux orange,
-Entends-tu ces appels et ces cris déchirants? –
Je suis blotti contre toi, blanche Mosquée!
Ces voix d’hommes ont des fêlures de métal,
Les mêmes qui tremblant au fond des spirituals
Montaient tristes et lourdes des glèbes mouillées.
As-tu senti, Toinon, quand j’ai serré tes doigts,
Que mon regard n’est qu’un reflet mélancolique
De la Flamme qui guide à travers l’Amérique
L’immense désespoir d’un peuple de parias?
Jean Brierre, « Toinon », Chansons secrètes, 1933
Le prix de la liberté est toujours la responsabilité. Grande ou petite. Simple ou ardue. Quand on a l’habitude d’avoir tous les droits, on tend à l’oublier.
Cela fait quelques semaines que je tente d’aligner mes mots et que je trébuche. Ce déséquilibre et cette hésitation me sont familiers. Ils annoncent le plus souvent le vertige singulier qui précède pour moi le geste de la création. Vertige-terreur qui me rappelle que ce n’est pas rien, l’écriture, que c’est un saisissement à chaque fois, à la mesure de sa puissance et de ses possibles.
Plus encore, ce bégaiement survient aussi quand l’objet même de mon discours entrave ma parole, la complique, se met en travers de ma gorge. Alors qu’il aurait fallu être à la hauteur, avoir des mots forts et une pensée solide pour se tenir devant ce qui nous fait si considérablement vaciller. Mais j’avoue que moi aussi, me voilà atteinte, refusant une fois de plus de me soumettre à la transparence, à la respectabilité d’un argument recevable.
Je ne sais que trop que ne peut être reçu que ce qui est nommé et reconnaissable. Pourtant, la réflexion que je propose ici en fragments n’attendra pas, pour exister, le moment de pouvoir être reçue. « Qu’elle ne s’attarde plus sur l’attente de l’aurore, puisque l’aurore est retardée » (Yanick Jean).
Il m’aurait fallu déployer un excès de moyens, mais comment dire excessivement une chose plutôt simple, une chose qui devrait aller de soi : les personnes noires font partie de l’humanité. Ce n’est pas parce que les sortir de l’humain est un geste d’une grande banalité sur de nombreux territoires qu’aborder la question de leur déshumanisation par la traite et l’esclavage n’est pas un immense sujet, un sujet aux frontières de l’indicible et de l’inhumain qu’il ne faut approcher qu’avec la plus grande prudence et humilité.
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Qu’elle était étonnante cette manifestation qui a accueilli la première de SLAV ! On tente aujourd’hui de jeter l’opprobre sur ces manifestants, afrodescendants, noirs, si vous préférez, qui ont crié des insultes aux acteurs et aux spectateurs. Il y avait ce jour-là deux noires sur la scène, à qui Betty Bonifassi faisait la leçon sur leur propre histoire et deux noires dans la salle qui ne se sont pas levées pour acclamer le spectacle certainement insoutenable de leur dépossession.
On a parlé beaucoup de la violence des manifestantes qui hurlaient leur douleur et leur rage face à la machine qui les excluait, malgré tous les avertissements raisonnables, malgré les collaborations possibles, qui avaient eu lieu avant. Mais, peut-être que cette narration qu’on nous proposait n’était pas la nôtre et qu’il fallait bien que nous soyions absents pour la permettre. Peut-être que le dispositif de la mise en scène, construit tout autour de la «découverte» de Betty Bonifassi, n’aurait jamais permis que les chants qui nous ont sauvés puissent être vraiment ici, audibles.
Nous, bien sûr, n’avons rien découvert que nous n’ayons déjà imaginé. Ces chants, créations poignantes qui rythmaient les gestes répétitifs de notre travail volé, qui l’inscrivaient dans une temporalité propre à nous; ces chants qui s’insinuaient lancinants dans la nuit profonde de notre désespoir, réitéraient en même temps notre humanité niée, nous réinscrivaient sujets dans l’histoire, dans un geste imprévisible, magnifique, sublime qui seul pouvait nous sortir de l’animalité attribuée à nos corps sensibles, qui seul pouvait nous arracher à la destinée d’objet que l’on nous assignait sous couvert de notre peau. Ces chants nous sauvaient, nous les chantions et ils nous énonçaient sujets tout à la fois.
Évidemment que l’esclavage n’est pas la servitude. Ne pas le comprendre constituait déjà une nette impossibilité d’accueil de ces chants de liberté et de survie.
Évidemment que nous n’avions pas besoin de découvrir ce qui se chantait chaque jour, dans différentes déclinaisons, sur nos scènes et nos églises, ce qui se faufilait dans nos danses et nos foisonnantes élaborations sur plusieurs espaces du continent. Nous ne l’avions jamais oublié.
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Comme ils étaient forts, nos enfants qui criaient au meurtre devant le Théâtre du Nouveau Monde! Ces enfants nord-américains, afro-québécois, noirs canadiens que nous vous avions confiés pour les élever, et qui, malgré tout, ont compris profondément, viscéralement que quelque chose leur était volé quand on ne les considérait même pas pour les premiers rôles de leur propre histoire, quand ils ne participaient pas à la narration. Comment ont-ils fait pour se tenir, malgré tout, debout, alors que tous les jours, l’accès à cette histoire leur est refusé, la pleine expression de leur citoyenneté ne leur est pas permise, alors qu’encore et toujours sur ce continent nord-américain, ils sont tués?
Comment ne pas comprendre que dans ces demandes se déclinaient une exigence d’appartenance à la société où ils sont nés, une appartenance singulière qui ne leur demanderait pas de se renier.
Quel formidable élan de vie ces cris ont-ils été !
Ensuite, avec la fureur venait l’action réfléchie – cette réflexion que l’on cherche à nier aujourd’hui, en réactivant le vocabulaire raciste de la colère, du débordement et de l’impulsivité. Ils sont tellement mieux civilisés les Autochtones, voyez. Voyez comment ils sont raisonnables, eux! Alors que depuis 1803, depuis 2012, nous sommes nous aussi des Indigènes, occupés comme eux de la lutte qui nous rapatrie nos corps et les âmes de nos ancêtres. Nous sommes effectivement si peu civilisés, nous de culture ancestrale, quand la civilisation se confond avec la colonisation.
Cette jeunesse a demandé l’annulation de cette pièce, elle a fait pression et elle l’a obtenue. Un musicien Afro-américain a fait connaître son refus. Un festival qui repose presque entièrement sur la culture afro-nord-américaine, afro-diasporique n’avait pas le choix que d’entendre cette colère et d’y répondre correctement. Sinon qu’en resterait-il? Que resterait-il de ce festival si nous partions?
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En demandant et en obtenant l’annulation de SLAV, nos jeunes ont assumé jusqu’au bout les conséquences de leurs gestes imparfaits, jusqu’au bout les conséquences de leurs critiques et de leurs actes. En ceci réside leur bravoure: ils n’étaient pas certains de gagner, mais ils savaient que la note serait très élevée. Ils la paient d’ailleurs, jusqu’à aujourd’hui.
Il y a toujours une dette de l’indépendance à régler.
Ceux qui se drapent dans de vagues notions de liberté pour pleurer la fin de leurs prérogatives le savent-ils?
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Je n’ai rien à dire sur la censure, car je n’aime pas les supercheries.
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Pendant ce temps, j’enterrais doucement mon oncle dans une terre pleine de vent et de mer, au large de ces côtes. Il y avait trouvé une autre île à quitter chaque année, au moins deux fois. Il y avait trouvé d’autres gens à aimer, qui le lui rendaient bien et qui étaient présents. C’est le premier des nôtres à être enterré ailleurs que chez nous, dans l’Ayiti des hautes montagnes.
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Maintenant, on voudrait rapprocher des choses incomparables. Alors qu’il n’y a aucune commune mesure entre une critique vigoureuse qui, contre toute attente, aboutit, et des vies volées, avilies, dérobées, disparues, démembrées, noyées, démenties, tuées.
Zong ! disait vrai.
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Depuis un certain temps, je réfléchis à cette difficile question de l’écriture avec l’autre, et non sur et contre lui. Je pense à cette notion magnifique de l’autorité partagée, ce qui veut dire l’auctoriat, ce qui veut dire le pouvoir, ce qui veut dire la haute exigence éthique de la relation, ce qui veut dire le décentrement de soi et la fin de la toute puissance. Ce moment paradoxal où l’écriture serait cet espace intersticiel, polyvocal de partage. Ce « texte authentique », puisque c’est là l’étymologie de l’autorité, j’arrive à peine à l’imaginer, voire le mettre en oeuvre. Et pourtant.
Depuis toujours, je crée et je pense à la création. Quand j’entends que l’on répond à une violence historique et une demande d’écoute urgente, par la prétention « d’avoir le droit », j’ai la certitude que toute écoute est impossible. Que la réponse s’exprime sur le droit plutôt que sur l’humilité et le silence est bien la preuve que la démarche est viciée, qu’elle reproduit le geste colonial de l’extraction et de l’exploitation. Dans une prétention universelle, elle veut nier que noirs ou blancs, dans un état colonial qui n’a jamais été défait, les corps sont déjà marqués.
Alors que.
Il faudrait trouver une parole pour aborder cette violence qui ne fige pas les êtres dans les postures qui les asservissent. Il faudrait admettre que cette parole existe déjà et qu’elle n’est pas à posséder. Il faudrait l’entendre avant d’envisager qu’il est possible d’en faire quelque chose.
Peut-être que ce n’est pas possible.
Tous les penseurs du génocide, que nous aimons bien citer à la hâte, nous l’avaient dit. Peut-être que ce n’est pas possible. Ce n’est certainement pas à la portée de tous.
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Surtout, il faudrait remonter aux origines de l’archive, ce lieu silencieux qui ressemble parfois aux cimetières. John et Alan Lomax ont enregistré 17 000 fois. Ils aimaient le folklore et voulaient le conserver dans leurs petites machines. Ils ont parcouru l’Amérique pour le chercher. Ils mettaient dans ce sacerdoce une haute exigence. Et l’archive est importante et inestimable. Mais c’est aussi un site de violence.
Les Lomax aimaient la pureté de la culture noire. Sur le territoire étatsunien du moins, ils n’aimaient pas la voir altérée de son altérité. Ils ne la trouvaient jamais aussi pure que quand elle exprimait la souffrance, négligeant d’enregistrer les chants de joie. Et quand le prisonnier noir ne voulait pas livrer son chant, Lomax demandait aux gardes blancs de le terroriser pour le forcer à chanter.
Il y avait aussi des policiers pour protéger les honnêtes gens devant le TNM.
En Haïti par contre, Alan Lomax a rencontré des chants d’une liberté telle qu’ils pouvaient le regarder en face. Observant de loin des haïtiens cultiver les champs, il se rapprochait un peu chaque jour de cette liberté qu’il n’avait jamais vue. Pour l’apprivoiser peut-être. Pour l’enregistrer. Quand il fut assez près pour qu’on puisse lui parler, il apprit que les paysans chantaient: ce blanc sur la montagne qui nous regarde, peut-être descendra-t-il nous rencontrer.
Soudain, il était vu. Sa « prétention à l’Être » et à la neutralité était démasquée. C’est nous qui le regardions.
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Parfois, je me demande si nous parlons de la même chose quand nous parlons de création. Je viens d’un peuple noir créé de lui-même et de toutes ses pièces, dans un territoire inconnu à qui il a, sans faillir, redonné son nom Taïno. Notre histoire et notre culture mêmes sont celles d’un immense geste créatif.
La création, pour moi, ne se nourrit pas de chair humaine. Si elle n’est pas morale, elle est nécessairement éthique dans sa transgression de la norme et dans sa volonté de défaire la mainmise du pouvoir sur le sens. Elle émancipe, dans tous les sens possibles. Elle ne cherche pas à fossiliser les personnes, elle aspire à la vie plutôt qu’à la mort. Elle ne fixe pas, elle remet en mouvement. Elle est traversée par des affects soudain libérés de leur socle; par une pensée agissante plutôt que par un refoulé qui ne connait pas son nom; elle introduit une digression providentielle dans l’ordre du monde plutôt que d’en reproduire hébétée les violences. Elle concerne avant tout la liberté.
Cette liberté-là, encore faut-il la mériter.
Car il y a toujours un prix à payer. Et pour certains, ce prix est la mort, encore et quelquefois.
Before I’ll be a slave,
I’ll be buried in my grave
O Freedom
O Freedom
(Anonyme, Freedom song)
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Bibliographie non exhaustive, peu orthodoxe, par ordre d’introduction
- Brierre, Jean. « Toinon, Cette Mosquée », dans : Chansons secrètes, Port-au-Prince: Imprimerie Haïtienne, 1933
- Sartre, Jean-Paul. L’existentialisme est un humanisme, Paris: Nagel, 1946.
- Jean, Yanick. La Fidélité non plus, Montréal, Mémoire d’encrier, [1986] 2003.
- Firmin, Anténor. De l’égalité des races humaines (anthropologie positive). Paris: F. Pichon, 1885.
- Molins, Louis-Sala. Le Code Noir ou le calvaire de Canaan, Collection Quadrige, Paris : Presses Universitaires de France, 2012.
- Craft, Marilou. « SLAV, le bilan de Marilou Craft » dans: Urbania, Montréal, Juillet 2018 [En ligne], [https://urbania.ca/article/slav-bilan-de-marilou-craft/] .
- Sumney, Moses. Lettre au Festival de Jazz de Montréal. 2018 [En ligne] [http://mosessumney.tumblr.com/post/175516153503/i-recently-decided-to-pull-out-of-the-montreal].
- Brophy, Judy; Barnes, Matthew. The Alan Lomax Sound Archive Now Online: Features 17,000 Blues & Folk Recordings, [En ligne], [http://www.openculture.com/2012/03/the_alan_lomax_music_archive_now_online.html], 2012.
- How Alan Lomax segregated music, WNYC,[En ligne], [https://www.wnyc.org/story/how-alan-lomax-segregated-music/], 2015.
- Philip, Marlene NourbeSe. Zong!, Middletown, CT : Wesleyan University Press, [2008] 2011.
- Massacre du Zong, [En ligne], [https://fr.wikipedia.org/wiki/Massacre_du_Zong]
- Frisch, Michael. « Sharing Authority: Oral History and the Collaborative Process», dans: The Oral History Review, Vol. 30, No. 1 (Winter – Spring, 2003), Oxford University Press, p. 111-113.
- Adorno, Thedor. Dialectique négative, 1966 et Critique de la culture et société, 1967; cité par : Vanborre, Emmanuelle Anne. Lectures blanchotiennes de Malraux et de Camus, New York: Peter Lang Ed., 2010, p. 47-54.
- Martelly, Stéphane. « Un cri sans ordre pour le tuer », dans: En Amour avec Marie, Emmelie Prophète (dir.), Anthologie en l’honneur du centenaire de Marie Vieux Chauvet, Port-au-Prince: Le Nouvelliste, 2016, p. 141-150.
- Giddens, Rhiannon. Songs that bring history to life, TED talk, [En ligne], [https://www.ted.com/talks/rhiannon_giddens_3_songs_that_bring_history_to_life]
- Madiou, Thomas. Histoire d’Haïti, Port-au-Prince, 1847.
- Déclaration d’accueil et de parenté entre la grande famille algonquienne et la famille haïtienne vivant sur ces terres. [En ligne], [http://redtac.org/possibles/2016/03/23/declaration-daccueil-et-de-parente-entre-la-grande-famille-algonquienne-et-la-famille-haitienne-vivant-sur-ces-terres/]
- Liberté ou La Mort. Armée Indigène – Déclaration d’Indépendance, Port-au-Prince, 1er Janvier 1804.
- Oh Freedom! Interprété par The Golden Gospel Singers, [En ligne], [https://www.youtube.com/watch?v=veiJLhXdwn8]