Le Port-au-Prince intime d’Emmelie Prophète au Yanvalou
Par Eunice Eliazar
Le Nouvelliste, le 17 décembre 2018
Il faut faire la part des choses. Comme l’a dit l’un des anciens secrétaires généraux de la Francophonie, M. Abdou Diouf, dans son discours d’investiture le 16 mai 2008: « L’économie n’est pas simplement affaire de chiffres et de modèles : elle est aussi une affaire de langage et de négociation. » Négociation sur la langue, négociation sur les mots qu’on choisit d’utiliser. Le vendredi 14 décembre 2018, une vente-signature organisée au Yanvalou a tissé ce maillage d’économie de mots en mettant l’œuvre littéraire de la romancière et poétesse haïtienne, Emmelie Prophète, au cœur du spectacle. En effet, différentes voix ont lu à tour de rôle des extraits du dernier roman en date de l’auteure : « Un ailleurs à soi ». D’autres romans et poèmes sortis en poche chez Mémoire d’encrier ont été lus et portés sur mesure en invitant le public familier à partager « le meilleur du monde » par la littérature, la musique et la sensibilité des mots que l’auteure a su choisir pour exprimer devant la douleur et l’indifférence « des paroles de femmes pour qui l’espoir et le bonheur sont des terres inhabitées».
À travers son premier roman « Le testament des solitudes » qui lui a valu le grand prix littéraire de l’Association des écrivains de langue française en 2009, Emmelie Prophète se plonge dans le monde des femmes, le monde des interdictions et du silence. « Trois générations de femmes souffrent sans paroles et sans témoins. Échouées dans l’errance, la solitude et l’exil, elles se cherchent et se racontent dans l’oubli, le déni et la révolte».
La fiction de la réalité qui se dessine dans les contours de ce roman « exigeant et beau tissé dans un univers féminin » est un cri déchirant et percutant au fond de la nuit. C’est un legs sur l’abandon, l’exil et le voyage à l’intérieur de soi qu’effectuent les femmes qui brodent, le cœur lacéré, la honte du passé et la honte du présent pour pouvoir raconter.
Dans chaque problème et réalité sociaux évoqués dans ses textes, dans justice rendue et malgré l’ombre du doute qui persiste, un chemin se trace. « L’espace intime éclate, les filles ne parlent alors à leur mère que pour rompre la chaîne : « Chère mère, je suis une porteuse de nouvelles. J’ai peur. Je refuse votre héritage de corvées, de servitudes, de solitudes séculaires. Je refuse vos regards tristes, vos résignations, vos peurs. »
Aborder les thèmes autour de l’exil, la solitude, la peur, le voyage, l’oubli en littérature exprime et formule les contrées interdites et solitaires que tout homme vit un jour. Toutefois, porter dans un univers féminin la souffrance, la révolte, le désespoir et la joie qui sait se glisser quelquefois entre la douleur et la folie est un acte exigeant et délicat qui réveille l’espoir et une certaine idée du bonheur.
À l’heure où les femmes dénoncent les maux qu’elles subissent au quotidien et invitent à questionner un monde où il ne fallait pas naître femme si l’on veut avoir une certaine légitimité d’agir, Emmelie Prophète, née à Port-au-Prince, est de cette lignée d’écrivaines qui s’y emploient à sa mesure pour étendre ce début du long processus de : « Paroles de femmes. » Dans le contexte du partage et l’extension des échanges de la soirée du 14 décembre dernier, l’artiste Érol Josué a gratifié le public de sa prestation. L’évidence s’est inscrite dans la durée, puisqu’il fallait faire l’économie de mots pour articuler ces « histoires de femmes qui enseignent que le meilleur moment de tous les voyages est le retour».