Langues et authenticité culturelle dans le cas d’Haïti
Par Nadève Ménard
Université d’État d’Haïti, École normale supérieure
Communication présentée au Cidihca, à Montréal, le 2 avril 2018
L’AUTEURE
Après des études à Haïti et aux États-Unis, Nadève Ménard a obtenu son doctorat en 2002 de l’Université de Pennsylvanie avec une thèse intitulée : The Occupied Novel : the representation of foreigners in Haitian novels written during the US occupation, 1915-1934. Elle continue depuis de s’intéresser à la représentation littéraire des événements historiques, comme le massacre des Haïtiens en République dominicaine en 1937. Elle a aussi travaillé sur les littératures francophones de l’Afrique et des Antilles françaises. Ses articles ont été publiés dans des revues telles International Journal of Francophone Studies, Conjonction et le Cahier des anneaux de la mémoire. Elle enseigne aujourd’hui à l’École normale supérieure de l’Université d’État d’Haïti et, avec Régine Jean-Charles, vient de lancer Tande, un blog sur la culture haïtienne. (Source : Karthala)
Deux remarques avant de commencer : je sais que le sujet linguistique suscite beaucoup d’émotions dans le contexte haïtien. Je veux donc dire clairement dès le départ que je suis pour une inclusion totale du créole à tous les niveaux dans la société haïtienne, y compris dans le système éducatif et dans l’Administration publique. Deuxième chose, si vous avez l’impression d’avoir déjà entendu les propos qui vont suivre, c’est parce que je me suis inspirée de l’article que j’ai écrit pour la revue Haïti Perspectives, publiée par GRAHN (2015) dans la préparation de mon intervention d’aujourd’hui. Je travaille actuellement sur un manuscrit dans lequel j’analyse différents mythes mis en œuvre dans la lecture et l’analyse de la littérature haïtienne, surtout à l’extérieur du pays. Ce qui suit est tiré en grande partie de mon chapitre sur le paysage linguistique haïtien.
Il est commun de faire référence à la langue française comme étant celle de l’élite dans le contexte haïtien, tandis que le créole, lui, est reconnu comme la langue du peuple. Kreyòl pale, kreyòl konprann. Mais il est temps de dépasser ce paradigme simpliste dans le discours critique. Alors que la Caraïbe est célébrée pour son métissage et multiculturalisme, il y a un déni de la pluralité linguistique des Haïtiens dans le discours universitaire. A titre d’illustration : en 2011, dans le cadre d’un colloque international, j’ai participé à un panel sur la littérature haïtienne de l’après-séisme. Lors de la discussion qui s’en est suivie, quelqu’un a noté que les livres mentionnés dans ma présentation, bien qu’écrits par des auteurs haïtiens, ne visaient pas un public haïtien, étant donné qu’ils étaient écrits en français, et souvent publiés en France. Cette façon de voir les choses m’a tout de suite intriguée puisque depuis le temps que j’enseigne la littérature haïtienne en Haïti, il ne m’est jamais venu à l’esprit que les livres que je lis avec mes étudiants ne nous sont pas destinés. Je me suis donc mise à me poser des questions sur l’image d’Haïti qui rendait possible une telle perspective. Il me semble que le statut du français en Haïti est beaucoup plus complexe que ce qu’on a tendance à présenter.
La façon dont nous parlons du paysage linguistique haïtien renvoie à des questions d’identité, d’authenticité, et de droits linguistiques, entre autres. Quelle langue parle l’Haïtien authentique ? Quelle langue a-t-il le droit de parler ? Ce sont les questions qui seront en arrière-plan tout au long de mon intervention.
Haïti est souvent représenté comme une société qui comprend seulement deux groupes : la majorité authentique constituée de locuteurs monolingues du créole qui seraient pauvres, sans éducation formelle, analphabètes et rudes travailleurs et une minorité aliénée constituée de locuteurs du français qui seraient tous riches, formellement instruits et en train d’opprimer les membres du premier groupe. On trouve ce genre de généralisation dans les articles de journaux comme dans les travaux de chercheurs et dans les discussions publiques. S’il est vrai que les divisions de classe en Haïti demeurent assez rigides, cela pose quand même problème de faire correspondre une langue à chaque classe. Que fait-on des habitants des villages frontaliers par exemple, qui sont souvent bilingues en créole et espagnol ou les rapatriés des Bahamas, Turks et Caicos ou encore les États-Unis qui parlent l’anglais ? Si elle s’appuie sur une situation sociologique bien réelle, c’est-à-dire, un système éducatif en faillite et une disparité socioéconomique alarmante, l’idée que la simple capacité d’utiliser une langue autre que le créole haïtien place une personne dans la catégorie sociale la plus élevée est néanmoins fausse.
Michaëlle Ascencio résume la situation ainsi :
Cette caractérisation de la situation haïtienne comme étant formée par deux communautés linguistiques distinctes […] permet de préciser que ce 13% de la population qui parle les deux langues fait partie de la bourgeoisie urbaine, définie comme la classe qui se tourne vers les valeurs occidentales. Elle permet aussi de situer le romancier haïtien comme membre de ce groupe qui parle créole et français, et comme individu qui possède, comme d’autres intellectuels et artistes, la compétence pour utiliser le français oral et écrit à des fins académiques, politiques, scientifiques et artistiques.[1]
Cette représentation manichéenne de la situation linguistique haïtienne s’accompagne d’un jugement de valeur, que tous les Haïtiens francophones souscrivent à des valeurs occidentales, des valeurs qui seraient étrangères à une identité culturelle authentique. Par exemple, le critique littéraire Maximilien Laroche affirme :
On sait en effet que de par le fait de la diglossie haïtienne la différence culturelle du français et du créole est aussi une différence sociale de classes. Seuls ceux qui sont passés par l’école parlent, lisent et écrivent le français. Et comme il ne s’agit que d’une minorité (dix pour cent de la population) celle-ci devient, de par la possession même des leviers de commande que l’instruction lui remet, une minorité possédante et dominante.[2]
En d’autres termes, par le simple fait d’aller à l’école et d’y recevoir une éducation, on serait capable d’intégrer la classe dominante et d’exercer un certain pouvoir dans la société.
Le linguiste et poète Robert Berrouët-Oriol voit la situation différemment pourtant et remet en question ce lien quasi-naturel entre classe et langue. Dans un ouvrage collectif sur la situation linguistique haïtienne, il pose la question à savoir,
Comment, par exemple, situer un élève des classes terminales d’un lycée public, né et vivant dans un quartier populaire de Port-au-Prince, dont les parents unilingues créolophones sont de très pauvres petits commerçants de manje kwuit et qui s’exprime dans un français relativement bien maitrisé ? Appartient-il, par la magie d’un erratique cliché, aux ‘classes dominantes’ du seul fait qu’il a appris le français à l’école ?[3]
On ne peut que répondre « non » à une telle question. De nombreux jeunes sont dans la situation décrite : enfants de parents pauvres et analphabètes qui parviennent à les envoyer à l’école.[4] Mais les représentations traditionnelles de la situation linguistique haïtienne ne tiennent pas compte des élèves répondant à ce profil.
Le poète Georges Castera aussi nous met en garde contre les tentatives d’appréhender la situation linguistique haïtienne par le seul biais des divisions de classe. Dans un entretien, il déclare
Je me refuse à penser que le français dans notre pays serait seulement la langue des nantis, et le créole exclusivement celle du peuple. Penser ainsi serait entre autre attribuer une essence aux langues, une fois pour toutes faisant abstraction des pratiques langagières, qui, elles ont un caractère de classe.[5]
Castera ne prétend pas qu’on devrait occulter les questions de classe, mais dit plutôt qu’il ne faut pas les normaliser, les voir comme des caractéristiques essentielles. L’insistance sur le statut monolingue d’une classe comme marque d’identité, preuve d’authenticité, cache d’autres aspects plus urgents du conflit de classes. Il est beaucoup plus facile d’apprendre une deuxième ou troisième langue que de changer de statut social. Présenter tous les francophones comme faisant partie de la classe dominante donne la fausse impression que tout ce qu’on doit faire pour améliorer ses conditions de vie est d’apprendre le français. Les choses ne sont malheureusement pas aussi simples.
Les représentations de la langue française dans le contexte haïtien qui voient tous les locuteurs de français comme faisant partie de la même classe sociale signifient aux gens de conditions modestes qui ont appris le français qu’ils n’auraient pas dû le faire ou sont moins authentiques pour l’avoir fait (on peut faire la comparaison avec les Noirs Américains accusés de se comporter en Blancs quand ils utilisent un anglais standard.) Darline Alexis, éducatrice de longue date nous rappelle que : « les langues s’enseignent et s’apprennent et ne sont pas l’apanage de petits groupes » (Conjonction, 143).
Il me semble que plutôt que d’identifier des limitations linguistiques comme étant des caractéristiques essentielles, on devrait faire l’effort d’encourager l’inclusion de plus de langues dans le répertoire de tout Haïtien. En 2010, l’Organisation internationale de la Francophonie (j’aurais bien aimé me référer à des statistiques haïtiennes sur la question, mais je n’en ai pas encore trouvé) a identifié 12% de la population haïtienne comme parlant couramment le français avec un autre 30% identifié comme étant des francophones partiels.[6] Cela voudrait dire que 42% de la population haïtienne aurait un certain degré de connaissance du français. Le corps estudiantin de l’Université d’Etat d’Haïti comprend plus que 20 000 étudiants.[7] Les jeunes qui fréquentent les universités publiques ne sont certainement pas représentatifs des clans haïtiens les plus riches dont les enfants ont tendance à étudier à l’étranger ou dans certaines institutions supérieures privées. Cependant, ce sont des francophones (avec des niveaux de compétence dans la langue qui varient) et ils consomment la littérature nationale dans les deux langues. Dans un entretien datant de 1998, les propriétaires de la librairie La Pléiade, probablement la plus importante du pays, affirment: « Paradoxalement – et cela n’a pas changé depuis la création de cette librairie – les gens qui forment notre clientèle proviennent pour la grande majorité d’une catégorie à faible pouvoir d’achat. Ils sont étudiants à l’université, professeurs du secondaire ou de l’université ».[8] C’est aussi ce même public qui achète et lit les livres usagés vendus dans la rue ou dans les kiosques aux alentours des universités.
Les écrivains haïtiens comme les libraires, savent bien que ceux qui achètent des livres ne sont pas principalement issus de l’élite économique du pays. En témoigne le fait que les auteurs haïtiens qui publient régulièrement à l’étranger, quelque soit leur pays de résidence, publient aussi des éditions haïtiennes de leur textes pour être vendu à de prix plus abordables que les versions originales. Les livres haïtiens écrits en français visent donc les Haïtiens. Le français n’est peut-être pas parlé ni compris par tous les Haïtiens, mais il n’est pas non plus une langue étrangère en Haïti. Il fait partie du patrimoine haïtien. Les Haïtiens qui ne maîtrisent pas le français sont conscients du fait qu’ils leur manquent un outil auquel leurs compatriotes ont accès. Comme le dit Lyonel Trouillot dans Repenser la citoyenneté, les citoyens haïtiens ont tous droit aux deux langues: “Deux langues (le créole et le français) pour chaque haïtien. Constituer un patrimoine linguistique commun à tous. Démocratiser l’une. Valoriser l’autre. Parallèlement. Tant qu’il y aura appropriation privative de l’une par un petit groupe, même la valorisation systématique de l’autre ne comblera le déficit de citoyenneté dans ce domaine.”[9]
La majorité des auteurs haïtiens écrivant aujourd’hui (en Haïti) utilisent les deux langues nationales. L’on pourrait se demander pourquoi ne pas privilégier le créole, étant donné qu’elle est maîtrisée par la majorité de la population. En fait, beaucoup de critiques littéraires et autres analystes de la culture posent cette question depuis des années. Mais, est-ce que les textes littéraires en créole sont vraiment plus inclusifs de la population haïtienne ? Les Haïtiens monolingues, lisent-ils la littérature en créole? A ma connaissance, il n’y a pas encore eu d’étude évaluant si le lectorat des écrivains varie selon la langue utilisée dans leurs textes. Cependant, j’ai tendance à croire que ceux qui lisent la littérature produite en créole sont les mêmes qui lisent celle produite en français. Comme l’affirment les éditeurs de l’ouvrage Introduction aux littératures francophones, « Les deux corpus visent la plupart du temps le même lectorat sur le plan national ou régional si on pense à tout l’espace créolophone allant d’Haïti aux iles Mascareignes, en passant par les Antilles. »[10] En plus, dans un entretien dans lequel on lui a demandé s’il y a des poètes unilingues en créole en Haïti, Georges Castera de répondre: “Non. Personnellement, je crois que l’écriture est une pratique fondamentalement petite-bourgeoise en Haïti, influencée par l’écrit français. Il serait ainsi difficile pour le moment de penser un itinéraire littéraire unilingue. »[11] Quelle que soit la langue d’expression qu’ils choisissent, ceux qui écrivent doivent d’abord lire. Et dans le contexte haïtien, tenant compte de notre système éducatif, il est évident que la majorité des écrivains lisent surtout des textes en français. C’est pour cette raison que l’écrivain Yanick Lahens voit le français et le créole comme étant tous les deux étrangers à l’écrivain haïtien. Elle explique: “Cet écrivain étranger à la langue française, l’est aussi à la langue de sa communauté d’origine, le créole. Son apprentissage de l’écrit s’est fait ailleurs, dans la langue française. La nouvelle littérature qu’il écrit dans cette langue n’est pas fécondée par la tradition de l’oralité du créole.»[12] Il n’y a donc pas de division stricte entre la littérature écrite en français et celle écrite en créole, une situation évoquée par Rodney St. Eloi quand il affirme: « Car trop longtemps, les écrivains haïtiens ont développé un rapport conflictuel à la langue. Le débat s’est porté sur le choix d’une langue de manière polémique, qui pourrait se résumer ainsi, pour faire bref : écrire en français, opter pour l’aliénation versus écrire en créole, opter pour une nation. »[13] Du point de vue de Saint-Eloi, les auteurs actuels ne réfléchissent plus en ces termes. Et dans les années récentes, il y a eu en effet une nette augmentation du nombre d’auteurs qui écrivent dans les deux langues.
Certains critiques littéraires, sociologues, anthropologues et journalistes ont perpétué la notion selon laquelle le créole est surtout une langue orale, qui ne doit pas être contaminée par la culture écrite. Par exemple, dans leur introduction à Écrire en pays assiégé, Haïti, Marie-Agnès Sourieau et Kathleen Balutansky déclarent que “deux cultures ont émergé de l’évolution de l’histoire haïtienne : une culture intellectuelle urbaine associée à une élite dont la formation est française, et une culture orale principalement d’origine rurale, associée à une population dont la langue est le kreyòl.”[14] Elles ne sont pas les seules à faire cette distinction. Dans son livre Cultures and Customs of Haiti, Michael Dash affirme que “l’histoire d’Haïti a facilité l’émergence de deux cultures, une urbaine et élite, l’autre rurale et paysanne » (95). Cette insistance sur la séparation totale et permanente des cultures en Haïti est contraire à la thèse de Jean Price-Mars dans Ainsi parla l’oncle selon laquelle certains éléments-clés de la culture haïtienne sont partagées parmi les différentes classes sociales. En plus de telles déclarations, celles de Balutansky, Sourieau et Dash, semblent complètement ignorer les réalités d’un espace géographique à dense population avec des réseaux familiaux et sociaux qui traversent les divisions de classes et la division rurale/urbaine.
Mais, de toutes les façons, j’affirme que l’insistance continue sur la langue créole comme étant une langue orale ne rend pas service à cette langue. La vaste majorité des langues se forge à partir d’une tradition orale. Cela ne veut pas dire qu’elles sont condamnées à n’être que parlées. Le créole haïtien ne pourra se développer comme langue littéraire, scientifique, académique s’il doit toujours se référer à la tradition orale. Pourquoi alors insister sur cette oralité au lieu d’explorer tout ce que la langue peut offrir ? Dans son Vœu de voyage Jean-Claude Fignolé maintient une distinction entre le créole haïtien « ma langue » et le français, « la langue de l’ailleurs. » Il refuse ainsi de prendre possession de la langue française.[15] Cependant, il évoque aussi le “silence imposé par une langue étrangère. Si étrangère qu’il m’a fallu prouver que la langue de ma terre pouvait, elle aussi, installer ses prétentions dans le domaine privilégié de l’écriture.”[16] Ainsi, il voit le développement d’un créole littéraire comme un signe de progrès linguistique et une affirmation de son égalité avec les autres langues.
On peut faire le contraste entre la perspective de Fignolé et celle de Gérard Barthélémy qui félicite l’utilisation du créole par Frankétienne dans Dezafi pour son authenticité. Il dit: “C’est en utilisant une langue créole paysanne, à la fois riche, authentique et truculente, parfois même hermétique pour l’élite citadine, que l’auteur du roman Dezafi a essayé d’exprimer un certain nombre de concepts, d’émotions et de sensations pratiquement intraduisibles en français.»[17] Pourquoi une œuvre ou les mots qu’elle contient seraient-ils intraduisibles? Des textes récemment traduits en créole haïtien inclus Le Petit Prince d’Antoine de Saint-Exupéry et l’Étranger d’Albert Camus.[18] Pourquoi le processus ne pourrait-il pas s’entreprendre dans l’autre sens? Barthélémy n’est pas seul dans sa façon de considérer la traduction du créole haïtien. En introduction à son recueil Mi-figue, mi-raisin, Mona Guérin confie que “les traductions qui se trouvent à la fin du livre et qui sont destinées au lecteur non créolophone me semblent bien approximatives et parfois arbitraires, tant il est vrai que certaines expressions de notre savoureux créole sont intraduisibles; mais la fonction de ces traductions étant uniquement d’aider à ne pas perdre le fil du récit, il était nécessaire de les publier » (Guérin, n.p.). Cet extrait semble suggérer que Guérin vise l’Haïtien bilingue comme lecteur, mais fait quelques concessions aux lecteurs qui ne le sont pas. La référence à “notre savoureux créole” est intéressante. C’est la langue créole qui indique l’appartenance du lecteur au groupe privilégié, mais en même temps, l’adjectif “savoureux” quoiqu’un compliment suggère aussi que la langue créole n’est pas aussi « sérieuse » que le français qui demeure la langue principale du texte.
Pour revenir à Gérard Barthélémy qui parle de Dezafi, il continue: « il ne s’agit pas d’une simple transmission de contes ou d’autres matériaux folkloriques mais plutôt de la transmission de tout un langage réapproprié par un homme de la ville qui s’adresse enfin à tous.»[19] Mais qui a lu Dezafi quand il fut publié en 1975 ? Qui le lit aujourd’hui? Est-ce les paysans auxquels Barthélémy fait référence ou l’élite urbaine qu’il semble mépriser ? Jean-Claude Fignolé lit le roman autrement. Pour lui, “Dezafi établit définitivement campement au lieu de la rupture parce qu’il a pu prouver que de langage (lien et communication) mon parler pouvait se transformer en langue littéraire (création et suggestion).”[20] Ainsi, pour Fignolé, la langue utilisée par Frankétienne dans ce roman-phare n’est pas la langue du quotidien du paysan haïtien, mais une création littéraire. J’ose dire que prétendre autrement serait diminuer l’aspect littéraire du texte.
Dans un entretien, l’écrivain Jean Métellus affirme: « j’écris bien sûr pour mon peuple, pour mon pays, pour le paysan haïtien, c’est à lui que j’ai pensé avant tout quand j’ai écrit mon premier recueil de poèmes. »[21] Une telle déclaration peut nous paraître absurde, étant donné l’état du système éducatif haïtien ainsi que les grandes disparités sociales du pays. Cependant, même si on pouvait affirmer avec certitude qu’aucun paysan haïtien n’a jamais lu un recueil de Jean Métellus, il faudrait quand même se garder de prétendre que la situation sera toujours pareille.
Dans L’Avènement de la littérature haïtienne, Maximillien Laroche déclare que la littérature haïtienne n’existe pas pleinement parce qu’elle n’est pas écrite en créole: « La littérature haïtienne arrive en effet. Ce qui signifie qu’elle est mais n’existe pas pleinement encore. Comment imaginer une littérature sans lecteurs » ? [22] Au moment où il écrivait ceci en 1987, Gouverneurs de la Rosée, Dezafi, Amour, Colère, Folie, Zoune chez sa ninainne, Mon pays que voici et Margha avaient tous été publiés. Comment classifier ces textes ? N’appartiennent-ils pas à la tradition haïtienne ? Et que dire des personnes qui les lisent ? Comment comprendre le fait qu’elles soient si facilement rejetées? On revient à cette idée d’authenticité. Les lecteurs des textes publiés avant la déclaration de Laroche sont rejetés parce qu’ils ne sont pas des Haïtiens authentiques du fait d’être francophones.
Le mythe du lecteur haïtien monolingue (le titre de mon article dans Haïti Perspectives) est dangereux parce qu’il dépend sur l’idée d’une identité définie par une situation de manque et ne fait que renforcer un déni de justice. Car ce n’est pas le cas qu’une majorité d’Haïtiens ait simplement décidé de ne pas apprendre le français. C’est un choix qui a été fait pour eux par ceux qui détiennent le pouvoir, ce qui explique le fait que tant d’Haïtiens aient évolué à l’intérieur d’un système éducatif dont le français est la langue principale, sans pour autant développer une compétence adéquate dans cette langue. L’accès au français leur est refusé. Cela me parait donc étrange de célébrer ce refus comme marque d’identité cultuelle.
Dans son ouvrage sur l’apprentissage du français en Haïti, l’éducateur Fortenel Thélusma affirme: “Je doute qu’il existe deux pays au monde où des êtres humains puissent consacrer plus de quinze ans de leur vie à apprendre une langue sans parvenir à l’utiliser adéquatement en situation de communication. Il est absurde de situer le problème au niveau de la langue. Il faut le chercher dans le choix méthodologique. On pourrait se demander pourquoi les jeunes haïtiens qui partent poursuivre leurs études aux États-Unis atteignent un niveau d’anglais en un an leur permettant de suivre les cours dans cette langue» (101). Alors que Thélusma met l’accent sur les choix méthodologiques et pédagogiques qui impactent la performance des élèves, nous ne pouvons ignorer les facteurs psychologiques et sociologiques qui aggravent la situation.
En plus, affirmer qu’un écrivain haïtien qui écrit en français n’écrit pas pour ses compatriotes sous-entend que le travail de l’auteur ne va pas durer au-delà de l’époque contemporaine. Quel pourcentage de la population anglaise pouvait lire les Canterbury Tales au moment de leur publication? Est-ce que la majorité des Français étaient capables de lire Le Cid au moment de sa parution? Qui peut affirmer avec certitude que la majorité des Haïtiens ne pourront pas lire Gouverneurs de la Rosée en sa version originale au cours de ce siècle? L’insistance sur l’Haïtien monolingue illettré comme seul authentique promeut cette situation comme étant l’état naturel de l’Haïtien. Un état auquel on serait condamné à ne jamais échapper. C’est une représentation désespérément statique de la culture et de la société haïtienne. S’il est vrai qu’on ne peut pas prétendre que dans un avenir proche tous les Haïtiens seront bilingues ou multilingues, il me semble excessivement pessimiste d’exclure cette possibilité pour l’éternité. La société n’est pas statique, mais plutôt dynamique. On ne peut ignorer ou refuser des changements sous prétexte de préserver une certaine authenticité. Le penseur Stuart Hall rappelle que l’identité est une production, un processus, qu’elle est toujours en cours. Il ne s’agit pas d’un produit final.
Que je n’ai parlé que des langues créole et française jusqu’ici peut paraître évident. Ce sont les deux langues officielles d’Haïti et celles qui sont le plus souvent en opposition dans ce genre de discussion. Mais comme je l’ai indiqué au début de mon intervention, d’autres langues sont aussi pratiquées sur le territoire national. Prenons le cas de l’espagnol, par exemple. Le nombre d’Haïtiens parlant couramment l’espagnol n’est pas négligeable. Il y a encore aujourd’hui des enfants Haïtiens inscrits à l’école en République Dominicaine traversant la frontière tous les jours. Mais cette langue, l’espagnol, n’est pas souvent évoquée quand il s’agit de discuter de la situation linguistique haïtienne. De mon point de vue, cette négligence est en partie due au fait que l’espagnol ne soit pas perçu comme étant un marqueur de classe comme l’est le français, par exemple. Dans l’imaginaire haïtien, l’espagnol est surtout associé aux migrants Haïtiens en République Dominicaine, qui sont eux vus comme appartenant aux classes défavorisées. Puisque être pauvre fait partie de l’image de l’Haïtien authentique, que des Haïtiens pauvres parlent l’espagnol ne pose pas de problème. On ne remet pas en question leur authenticité du fait qu’ils parlent une langue qui n’est pas haïtienne.
Le cas est différent en ce qui concerne l’anglais. Tandis que certains voient dans l’anglais une langue plutôt démocratique dans la société haïtienne, du fait qu’il soit utilisé par des jeunes de différentes classes sociales, d’autres considèrent que l’anglais joue aujourd’hui le rôle joué par le français dans le passé, le voyant plutôt comme outil de ségrégation. Alors que le français est un marqueur de classe, l’anglais serait un marqueur de classe, mais aussi marqueur de génération. Ceux qui se voient refuser l’accès au français ont de plus en plus l’option de l’anglais pour faire valoir leur standing dans la société. Globalisation oblige, aidée par la position géopolitique d’Haïti, l’anglais est partout, et la pression pour « bien parler » cette langue n’est pas aussi forte qu’elle l’est pour le français. Mais, selon Évelyne Trouillot, « l’entrée de l’anglais dans les conditions présentes, participe du même mouvement d’accaparement et de maintien de privilèges par une minorité » (Conjonction, 133). Un exemple en guise d’illustration. Il y a eu beaucoup de débats récemment sur la décision du gouvernement haïtien de mettre en application la loi exigeant que toute marchandise sur le territoire soit libellé en gourdes et non pas en dollars américains. En expliquant cette décision, les officiels ont fait mention explicite des pancartes pour les spectacles, des affiches pour les bals et des menus de restaurants. Dans le cadre de notre discussion aujourd’hui, ce qui est intéressant à noter, c’est qu’en plus d’être libellé en dollars, tout ce que je viens de mentionner – pancartes, affiches, menus — sont souvent écrits en anglais. Mais cet aspect de la question est rarement évoqué. Tout comme afficher les prix en dollars, faire la publicité ou vendre en anglais, est une façon de signifier son privilège, son appartenance a un groupe sélectif. Je dois aussi dire en passant que dans les différents articles et livres des chercheurs et journalistes, je n’ai jamais rencontré de questionnement d’authenticité par rapport à l’anglais. Au contraire, on a tendance à mettre l’accent sur l’aspect démocratique de l’utilisation de l’anglais en Haïti. Cependant, dans les discussions informelles, cette question d’authenticité est posée par quelques internautes haïtiens, lors de la participation des Haïtiennes au concours de beauté internationaux, par exemple.
Ce qui nous ramène à une question essentielle. Qui a le droit ou le pouvoir de déterminer ce qui est authentique ou ne l’est pas ? Le rapport entre langue et authenticité culturelle varie selon la perspective de la personne qui l’analyse. Un Haïtien qui habite en Haïti peut considérer que la capacité de parler créole, de « bien » parler créole est une preuve d’authenticité, peut-être même une preuve suffisante pour prouver son appartenance au groupe. Ainsi, un Haïtien en Haïti qui ne parlerait que français, par exemple, ou qui parlerait créole avec un fort accent peut être vu avec suspicion par les autres membres du groupe. Mais cela ne veut pas dire pour autant que parler français serait de lui-même une cause de rejet. Or, de la perspective de bon nombre de chercheurs en dehors d’Haïti, les Haïtiens authentiques ne parlent que créole. Tous ceux qui parlent français font partie de la classe aisée et par extension, ne sont pas de « vrais » ou de « bons » Haïtiens.
D’après moi, cette façon d’utiliser la langue pour parler des classes socioéconomiques induit beaucoup de chercheurs en erreur. Cet amalgame mène à une absence d’analyse nuancée sur l’appartenance de classe des Haïtiens plurilingues, par exemple. Où sont les études sur l’impact de l’acquisition d’une langue particulière sur la position de classe de l’apprenant dans la société haïtienne ? Le problème d’illettrisme serait-il évacué si la langue française était éliminée comme langue officielle? Est-ce que les disparités économiques disparaitraient si tous les Haïtiens parlaient une seule langue ?
En fin de compte, la situation linguistique haïtienne ne reflète pas simplement un problème de langues, et donc la solution ne serait pas simplement de produire plus ou seulement des textes en créole au profit d’un groupe mythique de lecteurs monolingues créolophones. À la base, la question linguistique haïtienne est un problème d’accès. Comme le souligne Lyonel Trouillot dans (Re)penser la citoyenneté et encore dans Refonder Haïti?, la situation haïtienne n’est pas comparable à celle de la Belgique ou du Canada où on peut trouver des communautés linguistiques distinctes. Au contraire, il y a une seule communauté linguistique haïtienne avec un grand nombre de ses membres qui se voient refuser l’accès à une de ses langues:
C’est un partage inégal de nos richesses linguistiques: il ne s’agit pas de deux communautés avec un patrimoine linguistique différent (comme dans certaines sociétés, il y a des communautés anglophones et francophones), il s’agit d’une société entérinant le fait et se donnant des mécanismes pour perpétuer le fait que certains citoyens ont plus de langues que d’autres et partent avec un avantage social.[23]
La situation linguistique en Haïti reflète les divisions qui existent au sein de la société, et si elles ne sont pas résolues, quelque soit la langue dans laquelle la littérature est produite, seul un nombre restreint des Haïtiens pourront la lire. Cependant, cela ne veut pas dire que les Haïtiens ne constituent pas le lectorat visé par les écrivains. Le problème avec cette question d’authenticité culturelle est le fait qu’elle implique une “inauthenticité”. Faire la distinction entre les deux est une lourde responsabilité que personnellement je ne saurais accepter. Je termine avec une citation de Stuart Hall: « l’identité culturelle est autant une question de « devenir » que d’ « être ». Il appartient à l’avenir autant qu’au passé. Ce n’est pas quelque chose qui existe déjà, transcendant le lieu, le moment, l’histoire et la culture. Les identités culturelles viennent de quelque part, ont une histoire. Mais, comme tout ce qui est historique, elles subissent constamment des transformations. Loin d’être à tout jamais figées dans un passé essentialisé, elles sont sujettes au « jeu » constant de l’histoire, de la culture et du pouvoir. Loin d’être ancrées dans un simple recouvrement du passé, qui attend d’être retrouvé, et qui, quand trouvé, sécurisera notre sens de nous-mêmes pour l’éternité, identité est le nom que nous donnons aux différentes façons dont nous sommes positionnés par et dont nous nous positionnons par rapport aux récits du passé » (225).
Bibliographie
Darline Alexis, « Le français à l’École normale supérieure » dans Conjonction 212, 2005, 137-143.
Mona Guérin, Mi-Figue, Mi-Raisin, Port-au-Prince : Deschamps, 1980.
Stuart Hall, « Cultural Identity and Diaspora” Identity: Community, Culture, Difference, 1990, 222-237.
Nadève Ménard “Le mythe du lecteur haïtien monolingue” Haïti Perspectives, vol. 4, n. 2. Été 2015, 36-39.
Fortenel Thélusma, L’enseignement-apprentissage du français en Haïti : constats et propositions, Delmas : C3 éditions, 2016.
Evelyne Trouillot, « Ni ange ni bête : du devenir de la langue française en Haïti » dans Conjonction 212, 2005, 131-135.
Notes
[1] Michaëlle Ascensio, « Le bilinguisme dans le roman haïtien (Bilingualism in the Haitian Novel), »
Cahiers d’Études Africaines, 37, Cahier 148, La Caraïbe: Des îles au continent (1997) : 944.
[2] Maximilien Laroche, La Littérature Haïtienne. Identité, langue, réalité. (Port-au-Prince : Mémoire, n.d. [1981]), 55.
[3] Robert Berrouët-Oriol et al., L’aménagement linguistique en Haïti: enjeux, défis et propositions. (Montréal et Port-au-Prince : CIDIHCA et Éditions de l’Université d’Etat d’Haïti, 2011), 168.
[4] Voir le chapitre 3 de l’“Enquête sur les conditions de vie en Haïti-ECVH2001,” publiée en juillet 2003. http://www.ihsi.ht/pdf/ecvh/ECVHVolumeI/education.pdf.
[5] Georges Castera. Entretien avec Bonel Auguste et Nadève Ménard dans Écrits d’Haïti. Perspectives sur la littérature haïtienne contemporaine (1986-2006). (Paris: Karthala, 2011), 401.
[6] La langue française dans le monde: http://www.dglf.culture.gouv.fr/publications/References12_la_langue_francaise_dans_le_monde.pdf.
[7] Site officiel de l’Université d’État d’Haïti: http://www.ueh.edu.ht/admueh/index.php.
[8] Monique Lafontant, Solange Lafontant, et Paul Dubois. Entretien avec Dominique Batraville. Notre Librairie 133 : 182.
[9] Lyonel Trouillot, Repenser la citoyenneté, (Port-au-Prince: HSI, 2001), 107.
[10] Christiane Ndiaye, Introduction aux littératures francophones : Afrique, Caraïbe, Maghreb. (Montréal : Presses de l’Université de Montréal, 2004), 41.
[11] Georges Castera. Entretien avec Rodney Saint Eloi dans Notre Librairie 133 (1998): 100.
[12] Yanick Lahens, L’Exil : entre l’ancrage et la fuite, l’écrivain haïtien. Port-au-Prince : Deschamps, 21.
[13] Rodney Saint-Eloi, “Le renversement de Babel ou le plaisir intercalaire des langues” Notre Librairie 133, (1998) : 90.
[14] Marie-Agnès Sourieau et Kathleen M. Balutansky, Écrire en pays assiégé Haïti Writing under siege. (Rodopi, 2004), 18.
[15] Fignolé a par la suite publié de nombreux romans en français.
[16] Jean-Claude Fignolé, Vœu de voyage et intention Romanesque. (Port-au-Prince : Fardin, 1978), 88.
[17] Gérard Barthélémy, “La société haïtienne et sa littérature” Notre Librairie 132, (1997) : 17.
[18] Guy Junior Régis a traduit L’Étranger (Etranje!) en 2008 et Gary Victor a traduit Le Petit Prince (Ti Prens Lan) en 2010.
[19] Barthélémy, 17.
[20] Fignolé, 92.
[21] Jean Métellus. Entretien dans Notre Librairie 133, (1998) : 149.
[22] Maximilien Laroche, L’Avènement de la Littérature Haïtienne, (Sainte-Foy, Québec: GRELCA, 1987), 5.
[23] Lyonel Trouillot, « Politique Linguistique et éthique républicaine » in Pierre Buteau, Rodney Saint-Eloi et Lyonel Trouillot, éds., Refonder Haïti ?, (Montréal: Mémoire d’encrier, 2010), 340.