Jacques Roumain : « Préface à la vie d’un bureaucrate »
Par Wébert Pierre-Louis
Le Nouvelliste, 7 mai 2019
« Préface à la vie d’un bureaucrate » est la première nouvelle du recueil La proie et l’ombre de Jacques Roumain, réédité en juin 2007 aux Éditions presses nationales d’Haïti. Il compte trois autres nouvelles: fragments d’une confession ; propos sans suite ; la veste.
À travers « Préface à la vie d’un bureaucrate », le narrateur raconte l’histoire de Michel Rey qui, il y a cinq ans, est retourné en Haïti avec une grande joie après un séjour en Europe. De retour au pays natal, il est vite rattrapé par son passé douloureux et par la société, notamment par la réalité de ce Port-au-Prince corrompu, hypocrite et bassement bourgeois. Hostile face à la vie mondaine de cette société et un peu colérique de surcroit, Michel aspirant à une vie d’intellectuel libre aime la société haïtienne en même qu’il la désaime. Apres bon nombre d’illusion et de désillusion, sa femme Jeanne et sa belle-mère, la veuve, Ballin, l’encouragent à accepter un travail de bureau au sein du Ministère de l’intérieur.
Entre réalisme, dramatisation et moment critique
Le souci du réalisme est présent tout le long de la nouvelle. En effet, depuis la première page de cette nouvelle, écrite en cinq parties, le narrateur fait référence à Haïti, un pays des grandes Antilles, mais également il a parlé de l’Europe, souvent appelé le Vieux Continent, composée de beaucoup de puissants pays tels que la France et l’Allemagne. Il a cité des lieux comme Turgeau, Bois-Verna, Bolosse, Petit-Goâve, Place Pigalle, Manhattan, Amsterdam, France, etc., qu’on reconnait dans la vraie vie. On reconnait ce souci du réalisme notamment quand le narrateur évoque des noms comme Lamartine, Shakespearien, tout comme lors qu’il parle du Ministère de l’intérieur. Autres éléments qui le prouvent c’est qu’on peut se reconnaitre dans la tension entre Michel et sa belle-mère dans la vie courante.
La dramatisation critique est présente dans le texte. En effet, la dramatisation critique a commencé depuis le premier paragraphe du texte où le narrateur dit que Michel Rey « souriait d’un sourire particulier : une sorte de rictus douloureux… ». C’est à partir de ce moment qu’on commence à se poser des questions et à attendre des réponses. De là, on se demande perplexe, pourquoi Michel sourit faux ? Pourquoi dans son sourire y a-t-il la marque de la douleur ? De quelle douleur souffre-t-il ? On attend au fil du récit que le narrateur nous éclaire. Cette dramatisation a continué quand le narrateur dit que Michel, en songeant à nouveau à son passé, résuma : J’ai étreint la vie trop fort, trop bien. Je l’ai saisie à la gorge, étouffée. Ses sautes d’humeur et ses moments de colère ont suivi. Lors que dans la partie II Michel croit que sa vie se deroulera comme un va-et-vient à aquatique, amer et monotone où lors qu’il se saoule (parie II) en parlant des paysannes et des nègres à Amsterdam, où quand il est censé injurié par sa femme (partie IV) parce qu’il ne veut pas céder et que cela aboutisse à une saute d’humeur et du désespoir, on comprend que les questions de départ commencent à être élucidées dans le texte. Et le moment le plus fort dans la dramatisation critique c’est quand le narrateur (partie V) présente Michel en interrogateur et où il prend son arme et la pose contre sa tempe pour se suicider. Comme il dit lui-même avant de se ressaisir : « un geste, une simple pression du doigt, et à ma tempe, à ma vie, à toutes mes misères, je mets un rouge point final ».
Et le moment critique dans le texte c’est quand Michel, comme le dit le narrateur lui-même, « ne referme pas le tiroir, mais, saisissant soudain une feuille blanche, il commença lourdement, lentement » : « Monsieur le Secrétaire d’Etat, « J’ai l’avantage… ». Ce moment critique s’explique par le simple fait que Michel, tout le long de la nouvelle, se battait avec lui-même pour ne pas finir comme bureaucrate et de mener une vie d’intellectuel libre. Ce geste, ce moment précis où il prend une feuille pour écrire sa lettre de motivation comme on dit, c’est le point culminant du texte qui aurait pu être compris comme L’échec dans la question de la Généalogie de l’échec si on tenait à analyser les actions successives.
Les personnages
Cette nouvelle contient sept personnages : Michel Rey, le personnage central, Jeanne, sa femme, Mme Ballin, sa belle-mère, Horatio Basile, son ami, Bréville Basile, le père d’Horatio. La majorité de ces personnages sont des ébauches, des esquisses, et on ne sait pas grand-chose d’eux, ce qui fait qu’on ne saurait dresser un trait de caractère pour chacun d’eux.
Au regard de l’essai Le conte et la nouvelle (Paris : Armand Colin, 1997) de Jean-Pierre Aubrit, on pourra dire que les personnages de Préface à la vie d’un bureaucrate sont presque sans identité. En effet, Michel est un personnage de qui on ne sait pas grand-chose sinon sa haine et son amour pour sa terre. Même son métier échappe aux lecteurs. Et d’ailleurs, lors que Mme Ballin, sa belle-mère, lui parle de ses livres, il ne répond pas ; ce qui fait qu’on ne peut dire grand-chose sur son métier c’est-à-dire évoquer l’idée qu’il soit un bon ou un piètre écrivain. De Mme Ballin, on ne sait que son nom, mais aussi qu’elle a une quincaillerie. De jeanne, on ne sait que son prénom et qu’elle est la fille de Mme Ballin. De père d’Horatio, on sait simplement qu’il est spéculateur de café et homme de sens pratique et d’Horatio lui-même, on sait qu’il avait commencé des études de droit. Dans cette nouvelle, Jeanne, par exemple, est un cas particulier car on sait d’elle uniquement son prénom. Ce n’est pas sans raison que Jean-Pierre Aubrit écrit que les personnages de la nouvelles sont parfois réduits à leur prénom, un simple pronom personnel, une caractéristique physique (La nouvelle, p154). Mme Ballin, Jeanne, ne sont-elles pas carrément des anonymes ? Oui. Elles sont des personnages dont on ne parle pas et des personnes sans conviction, sans idéalisation.
Tenant compte de Thierry Ozwald dans son essai critique La nouvelle (Paris :Hachette, 1996) au chapitre Le personnage de la nouvelle, on pourra dire que Michel Rey est un personnage qui, de jour en jour, éprouve les sentiments auxquels il fait face. Au départ il était dans la résistance face à la bureaucratie jusqu’à ce qu’il ait cédé. Il fait rupture par rapport à son intime conviction d’autrefois pour se conformer au besoin de l’heure : la bureaucratie. C’est effectivement un personnage élémentaire, incapable de poursuivre ses convictions jusqu’au triomphe. Frustré dans la mesure où il subit difficilement le poids de la société et de ce lieu-là il est en proie avec ses démons, ses rêves, ses chimères et ses utopies. C’est un personnage qu’on ne pourra pas cerner psychologiquement dans la mesure où il aime et désaime en même temps la société. Cette haine ambiguë et ambivalente se manifeste surtout dans son rapport avec sa belle-mère, Mme Ballin, personnage symbolique qui représente les contradictions de la société. Dès le commencement du texte, le narrateur écrit que Michel sourit d’un sourire particulier qui est une sorte de rictus douloureux et il se demande pourquoi il sourit à la lumière, morte, à la chambre aux pauvres meubles. Et s’il ne sait pas pourquoi il sourit, dès le premier paragraphe du texte, on comprend tout de suite qu’il est tiraillé entre plusieurs mondes et contient des zones d’ombres, d’indiscernabilité, des trous au niveau de sa personnalité. Ces trous ou ses troubles s’expriment plus clairement parce qu’il prend plaisir à faire du mal à sa belle-mère alors qu’elle constitue ce qui lui rend la vie supportable. Et même avec cette haine il sait d’une façon certaine qu’il pleure à son enterrement si elle meure un jour.
Ce cote psychologique incernable s’exprime également chez Mme Ballin parce que, quand elle s’en va chez Michel, elle s’attend au préalable à ce qu’il l’injurie, mais elle y va quand même. Son existence, à cet effet, n’a de sens en dehors de ces propos qui la blessent mais qu’elle provoque.
Crise et déchéances
Le personnage Rey vit dans un éternel présent angoissant. Alors qu’il est ému de retrouver la terre natale, il est tout de suite rattrapé par le passé, ce qui fait que chez lui le présent n’existe pas. Il ne peut pas enjamber la passé, c’est un territoire trop long et épineux, pavé de trop d’angoisse et de sentiment d’impuissance face à la réalité qui ne bouge pas d’un pas. Il est habité par un passé-présent comme confondu de sorte qu’il devienne inerte. Comme on pourrait le comprendre à partir de Thierry, c’est que le Michel traverse une crise de conscience et, symétriquement, du temps. La première partie de la nouvelle élucide cette crise de conscience et la troisième partie, de son coté, explicite le moment où il est dénué de conscience, se soule la gueule, sombrant dans l’inconscient où il parle des paysannes et des nègres : « J’ai vu à Amsterdam deux acrobates nègres, fauves enfin nus, pendus au trapèze comme une double-croche, p. 26 ».
C’est un personnage qui n’a pas l’énergie et la richesse psychologique, comme le soulignerait Thierry Ozwald (La nouvelle, p. 85). c’est un être embryonnaire sur qui on connait peu de choses et qui est incapable d’aller vers l’accomplissement de lui-même car sa décision de devenir bureaucrate à la fin de la nouvelle nous montre ce côté-renoncement chez lui et non une forme d’entêtement pour matérialiser ses objectifs, son souci de vaincre la vie lui impose la société. Il est incapable de se référer au passé pour comprendre le présent et de ce fait croire en l’avenir. Comme le montre Thierry, on dirait que le personnage de Michel n’ a pas de passé, mais plutôt des antécédents dans la mesure où il n’a pas un rapport lucide avec ce passé et c’est toujours en fonction des travers du présent qu’il songe au passé comme quelque chose qui se répète. Avant son séjour en Europe, il avait une idée du pays et son retour, malgré ses joies des premières heures, débouche sur ce même rapport douloureux à l’espace, à une réalité qui n’avance pas d’un cran. Imprévisible parce qu’il prend la décision de devenir bureaucrate, étrange parce qu’il fait des choses sans explication comme le faire de nuire à sa belle-mère, énigmatique au sens qu’il y a une forme de mystère dans sa vie individuelle et du même coup insaisissable, Michel est ce personnage qu’on ne connait pas en réalité.
Dans le texte, on ne saisit pas le cheminement et la trajectoire du personnage de Michel car il est arrivé comme ça, comme par hasard et on le voit dans l’encombrement de lui-même. Au cours du déroulement de la nouvelle, on ne sait pas ce qu’il va faire pour résister à ce que la société lui propose et on est presque sûr qu’il n’a pas vraiment l’étoffe pour résister puisqu’on ne sait pas sa force de caractère. Il est un personnage, comme le dit Ozwald, qui permet de poser le problème du sens dans le sens que, quand il agit, on se demande pourquoi. On le voit prendre plaisir à faire la peine à Mme Ballin et on se demande à quelle finalité. Son envie de vouloir embrasser les gens, d’appeler les gens frère, sœur, dans la première partie, explique le problème de sens que pose sa vie. On pouvait faire référence à une espèce d’humanisme de sa part mais à bien comprendre, on verre qu’il s’agit d’un personnage dans la tourmente. Chez Horatio Basile, on peut également poser le problème du sens en se demandant à partir de quoi il rate ses examens, au profit de quelle idée supérieure, quels sont ses objectifs dans la vie , qu’est-ce qui lui empêche de faire l’Université. La non-réponse à ces questions montre clairement que ces personnes échappent aux analyses. Le rapport que Michel développe avec Horatio est ambigu. Il ne lui dit pas ses incompréhensions par rapport à ce qu’il écrit ou dit alors qu’ils boivent ensemble.
Cette ambigüité, chez Aubrit, n’est autre qu’une forme d’incommunicabilité. On la voit dans les rapport que Michel entretiennent avec sa belle-mère (injures, haine, et autres) et ses rapports avec Horatio. Les personnages ne se rencontrent pas. Ils sont enfuis dans l’humanité et la frustration (Aubrit, p155).
Contrairement aux romans qui dressent des personnages élaborés et aux contes qui mettent en évidence des personnages beaucoup plus spontanés, ceux de la nouvelle s’éprouvent dans le temps mais ils sont sans consistance, sans force de caractère, sans un vrai parcours et une psychologie. Bref, ce sont des personnages en crise. C’est ce qui est arrivé avec le personnage principal de la nouvelle Préface à la vie d’un bureaucrate de Jacques Roumain, publié dans le recueil La proie et l’ombre (éditions presses nationales d’Haïti, juin 2007). Ils sont tous des personnages sans idéalisation, que ce soit Jeanne, Horatio, Mme Ballin. On les voit agir sans trop savoir pourquoi comme s’il s’agirait des actes qui se sont produits en dehors de leur volonté, leur pleine conscience. On eut dit qu’il y a une forme de fatalité dans leurs actes. Ils sont insaisissables à tous les points de vue, englués dans un mode de vie qu’ils n’aiment pas vraiment et en ceci Mme Ballin constitue un bon exemple. Cela se comprend aussi lors qu’il conseille à son gendre d’accepter un job au Ministère de l’intérieur sans prendre en considération ses convictions même si elles n’ont pas de solides bases. On peut pas parler de leurs caractères, leurs véritables origines, leurs actions et leur avenir. Ils sont comme des personnages dépaysés qui agissent sans qu’ils soient pleinement conscients de la signification de leurs actes.