Omniscience et polyphonie : esthétique de l’engagement dans L’espace d’un cillement de Jacques Stephen Alexis
Par Józef Kwaterko
Université de Varsovie
Article publié dans Il Tolomeo. Rivista di studi postcoloniali. A Postcolonial Studies Journal. Journal d’études postcoloniales, 21/2019, pp. 52-66, et reproduit en septembre 2020 avec l’aimable autorisation de l’auteur.
En 1959, année de la parution chez Gallimard de L’Espace d’un cillement, Jacques Stephen Alexis mène une activité politique particulièrement intense. Devenu leader du Parti d’entente populaire qu’il a créé, il rédige le « Manifeste programme de la seconde Indépendance » où il prône la création d’un Front national uni. Membre du Parti communiste haïtien séduit par le marxisme, il participe la même année au XXXe congrès de l’Union des écrivains soviétiques à Moscou et fait un premier voyage en Chine avant d’y retourner en 1960 où il fera une rencontre avec Mao Tse Tung et Ho Chi Minh[1].
Cette expérience politico-littéraire, hors du cadre national, n’éloigne pas Alexis du réalisme merveilleux, tel qu’il l’a formulé en 1956 et en 1957[2]. Plusieurs critiques estiment que la théorisation du réalisme merveilleux aura permis à Alexis de se mettre à distance aussi bien de l’indigénisme que de la négritude, trop marqués par un nationalisme et un passéisme idéalistes[3]. Maximilien Laroche parlera à cet égard d’un réalisme socialiste spécifiquement caribéen dont Alexis se ferait artisan: « Le réalisme merveilleux doit se définir à partir du réalisme socialiste qui ne devient merveilleux qu’à partir du moment où un Caribéen a voulu inscrire sa différence dans l’espace du réalisme européen »[4]. Or, Alexis lui même n’emploie pas de terme de « réalisme socialiste », il parle plutôt du « réalisme social » qui « prône un art humain par le contenu mais profondément national par sa forme »[5]. En ce sens, le « national » chez Alexis ne se réduit pas à une identité culturelle figée et homogène ; il est plutôt associé à l’ensemble d’une culture, entendue comme un espace de circulation de signes hétérogènes. Se situant plus près de la dimension esthétique, Amaryll Chanady affirme à cet égard que le réalisme merveilleux d’Alexis « opère un collage et une transculturation » et « illustre une tentative pour textualiser l’hybridité culturelle haïtienne » dont le syncrétisme constitutif reste marqué par « le mélange de religions, de langues, de moyens d’expressions (oral et écrit, populaire et érudit) »[6].
On peut se demander dès lors dans quelle mesure les idées et les préceptes du « réalisme merveilleux » composent avec ceux du « réalisme socialiste », et, en particulier, comment la pratique d’écriture, conçue par Jacques Stephen Alexis comme engagement littéraire, prend en charge l’idéologie inhérente à cette doctrine politico-esthétique. Une lecture sociocritique de l’Espace d’un cillement[7] permettra de repérer les conditions de lisibilité du roman par rapport à l’inscription du social dans le texte et d’interroger du même coup le statut de l’idéologie dans le texte.
Organisation plurilinguale du roman
Dans Compère général soleil (1955) et Les arbres musiciens (1957), la visée idéologique de l’auteur au niveau diégétique et axiologique semble plutôt clairement signifiée : dénoncer la domination américaine sur la société haïtienne des années 1930, pour le premier ; appeler à la solidarité entre les paysans et les couches inférieures de la petite-bourgeoise haïtienne afin de lutter contre la même mainmise, pour le second. A cet égard, L’Espace d’un cillement apparaît comme le roman le plus polysémique d’Alexis. En effet, l’engagement d’Alexis, ses prises de position, n’y ont pas de caractère aussi intelligible. L’individuation de l’intrigue, le chevauchement, sur un mode spéculaire, des points de vue de deux personnages endiguent un message collectiviste au service d’une cause nationale. Aussi le projet idéologique qui organise la fiction semble-t-il disséminé, ouvert à des effets de retardement au fil de six « mansions » (reparties en six « cillements » de six journées) et un « coda »[8]. Autrement dit, l’investissement idéologique du roman devra effectuer tout un trajet de sens, à même ses ambivalences et ses tensions internes, avant d’être dévoilé par le travail textuel. Cela place d’emblée le roman d’Alexis à l’écart de la transparence de l’écriture réaliste socialiste, fondée sur la clarté de la langue (et celle du discours narratif) et sur l’univocité du message. Comme l’observe Régine Robin dans son ouvrage sur l’esthétique du réalisme socialiste :
Romans de la maîtrise qui impliquent une claire conscience des buts à atteindre, une transmission des savoirs dans une potentialité de compétence généralisée, romans de la conscience droite, de l’agir, et du savoir qui organise et rend l’efficace l’action, roman de la raison et du triomphe de la science et de la technique, des valeurs collectives primant sur l’individualisme, la fiction du réalisme socialiste se veut une anticipation du nouvel imaginaire social de la société socialiste[9].
Si le roman d’Alexis reste piégé par ces contraintes, il y résiste en les rendant ambiguës. La polyphonie qui traverse de part en part L’Espace d’un cillement apparaît ici comme le premier obstacle à la clarté postulée par l’esthétique du réalisme socialiste et ses a priori, dû à la représentation d’une diversité des formes d’expression orales et écrites (linguistiques, stylistiques, narratives). Cette diversité multiplie des voix, des points de vue, des discours et, de ce fait, ouvre l’idéologie qui affleure au roman à l’ambivalence et à la migration des sens.
La polyphonie à l’œuvre s’inscrit ici intensément par ce que Bakhtine appelle l’hétéroglossie, associée à la diversité de langues[10]. Dès l’entrée en matière, le roman se donne à lire comme un univers de paroles et d’une intense agitation langagière qui se manifestent par le brassage des langes nationales (l’anglais des marines en permission, l’espagnol de La Niña Estrellita, des manolitas et des chulos du « Sensation-Bar », le créole haïtien des bandes de raras), des jargons de métiers (celui des prostituées et des maquereaux, des ouvriers syndiqués et des cols blancs,). Cet effet se trouve renforcé au fur et à mesure par le mélange des musiques, des tonalités et des rythmes : le « rabordaille » (181) des Raras, le bolero-son, « La Desesperacion », chanson préférée de la Niña Estrellita (283) , le « congo-méringue » mêlé à une « cancion cubana de Celia Cruz, (84; 86), le swing (75) et le blues de « Sentimental Journey » (p. 70), les « chalbarrique », « ruffs » et «vaccines » (182) des jazz-band défilant dans les rues pendant la Semaine Sainte. Ces langues, chansons, danses et musiques, mises en contact, représentées par des paroles effectives (le plus souvent mises en italiques) ou évoquées par leurs appellations, configurent ainsi un espace supranational qui permet de prendre la mesure d’une société multiple, bariolée, variée et contradictoire. Par conséquent, la traditionnelle culture haïtienne, rurale, vaudouisante et créole, devient ici diffuse, déterritorialisée ou, comme le dit Martin Munro, « dé-haïtianisée » (de –Haitianized )[11]. Vue à travers le microcosme du « Sensation Bar » et du bordel « La Frontière » qui le jouxte, Port-au-Prince, ville interlope, se donne à lire comme une ville polyglotte, plurilingue, « jargonnante ». En ce sens, elle apparaît comme un lieu de médiation où les langues et les cultures s’éclairent mutuellement – là où le « nous » haïtien et le « nous » pan-caribéen s’imbriquent dans un univers pluriel : « Nous gens de la Caraïbe sommes […] fils d’un vieil alizé qui est boléro, méringue, calypso, biguine, rumba, congo-paillette, mahi, remous, et le soleil, notre père, est un rond tourbillon de clarté (286) ».
Il n’en reste pas moins que, progressivement, à travers ces manifestations pluriculturelles, l’espace festif, carnavalesque, de la Caraïbe va acquérir une signification politique. On le voit bien dans des passages où, plus ou moins explicitement, le narrateur intervient comme porte-parole à la fois des personnages principaux (El Caucho et La Niña Estrellita) et de l’auteur lui-même afin d’exprimer ses idées et ses convictions idéologiques. De manière significative, deux topoï s’entrelacent ici, non sans entrer en compétition : le topos de la Caraïbe et le topos d’Haïti. Le premier, construit sur un axe paradigmatique figuré par Cuba, englobe et dépasse l’horizon haïtien, en se nourrissant de la vision panaméricaine de José Marti et de son idéologème [12] de « Nostra America » :
El Caucho, un hombre total, un digne fils du peuple cubain et de la Caraïbe fraternelle […] Il foule une terre ensoleillée, chaude, une île, bien plus, une île de la Caraïbe, l’île sœur de Cuba tout en sucre… Cuba et Haiti, la Fleur et la Perle des Antilles… Du temps de José Marti et de Maceo, c’est ici que des milliers de gens de chez lui venaient reprendre souffle, panser leurs plaies en attendant les nouvelles flambées de la grande bataille libératrice de Cuba. L’Amérique latine, le panaméricanisme, la liberté et l’égalité ont fait leurs premières armes sur cette terre haïtienne, se sont développées ici avant d’essaimer ensuite du Nord au Sud. Vingt républiques sœurs sont nées. Ces nègres haïtiens quand même! Quels enragés ! Ils ont trouvé le moyen d’aller se battre à Savannah pour l’indépendance nord-américaine, pour les « blancs ‘méricains’, pour des yankees! […] Ils ont été se battre jusqu’à Missolonghi en Grèce ! Sur ce coin de rivage, là où lui, El Caucho, pose maintenant le pied, le général Mexicain Mina, Miranda ou Bolivar ont peut-être posé le leur en se promenant… […] Les problèmes ici et là sont analogues, les mœurs presque superposables, les élans aussi fougueux. Autour d’Oriente, les dizaines de milliers de travailleurs haïtiens qui y ont fait souche ont apporté quelque chose à la musique cubaine… […] On ne peut reprocher à un homme d’avoir son village, son clocher, pas vrai ?…Il sait cependant qu’un jour naîtra la grande Fédération Caraïbe. Quelques hommes qui ont le don de la voyance y rêvent déjà. Une fédération libre d’hommes de même race, de même sang, de même cœur, ayant passé par les mêmes géhennes, les mêmes servitudes, les mêmes combats… La libération ne sera définitive que le jour où se seront fédérées les énergies, toutes les personnalités locales caraïbes, en dépit des différences réelles créées par l’insularité et l’histoire. Ainsi, lui, El Caucho, fils de la Caraïbe, il est avant tout un gars de Cuba […] (110-112).
Or, il est significatif que le topos caribéen, scellé par une histoire commune et par la vision fondatrice de fédération (« Il sait cependant qu’un jour naîtra la grande Fédération Caraïbe. » (112)[13], se trouve réinterprété et mis à l’épreuve par le topos haïtien. Dans la mansion « Odorat » par exemple, lorsque La Niña Estrelita « approche » sur un mode sensoriel son futur homme, on verra se configurer deux isotopies « nationales », l’une associée au « tabac », l’autre au « rhum ». Structurant le récit comme unités sémantiques et comme marqueurs culturels saturés d’imaginaire social, elles fissurent de l’intérieur l’unicité du topos caribéen. Le « tabac » possède ici une fonction d’ « indice » qui implique, selon Régine Robin, une mémoire collective culturelle et participe d’un discours identitaire[14] ; il ne dénote pas simplement une valeur authentique, exclusivement cubaine, mais est également porteur de tout un imaginaire collectif qui va tracer dans la diégèse le motif central du « retour vers soi », permettant à l’héroïne déracinée de remonter à ses origines :
Voilà un homme qui fume des « Delicados » cubains…Pour fumer ce tabac noir, rude, riche, sirupeux, net et naïf, il faut être un Cubain véritable, un « autentico », aimer Cuba avec toute sa chair parce qu’on en connaît tous les détours, toutes les cachettes, y avoir grandi, y avoir joué, être au fait de toutes les fumeries des vents de l’île …Cet homme n’est pas seulement attaché à la terre cubaine, il la vit, il l’aime avec jalousie, avec partisanerie… […] La Niña Estrelita revoit des visages et des silhouettes de vieux Cubains, Cubains jusqu’à la moelle des os, fumant lentement au soleil des dimanches ce tabac de la Cuba coloniale […]. Les « Delicados »… Quel homme est donc cet inconnu, qui donc La Niña a devant elle ? (116-117).
Le « rhum », quant à lui, est aussi un marqueur identitaire fort. Toutefois, s’il réfère à l’imaginaire de fusion/fédération (caribéenne), il possède son historicité et sa socialité propres, plus étroitement associées à Haïti. Aussi son statut sémiotique et idéologique semble-t-il être différent étant donné que l’isotopie « nationale » qui l’encadre renvoie à la fois aux temps précolombiens et à la culture populaire des prolétaires des zones suburbaines, espace « autre » auquel La Niña Estrellita n’adhère pas (du moins pas encore) pleinement :
Haïti !… Comme il s’est adapté à cette terre !…Ça ne se décèle pas dans le rhum qu’il boit maintenant à petites lampées… Le rhum, naturellement, Haïti, dont le rhum est non pareil. Tout homme qui connaît vraiment bien la Caraïbe et en a pénétré l’esprit sait que qui n’a pas encore bu le rhum d’Haïti ne connaît pas le pétillement irisé, subtil, charnel, radiant, rêveur, tout l’art de vivre que peut receler le rhum… […] Le « Bacardi » de Cuba, bien sûr, le « Cidra » dominicain, les autres eaux-de-vie de canne à sucre, jamaïcaines, martiniquaises, portoricaines, etc., ce sont des bonnes choses, mais le rhum d’Haïti, c’est l’esprit du pays de la Fleur d’Or, de Toussaint Louverture et de Dessalines. […] Cet homme s’est lissé dans l’arcane secret de cette terre! Ce qui impose Haïti dans ce tourbillon implacable et discret de fluences, c’est cette bonne odeur du clairin trempé, le « bois-cochon », le « zo-douvant », cette citronnelle et cette absinthe des faubourgs populaciers, tout frémissants encore des fragrances de l’alcool vierge… […] Seuls les Haïtiens véritables, fils légitimes de leur peuple et souchés à la terre natale consomment ces alcools. Or El Caucho en porte le panache léger! Recherchant toutes les nuances, tous les arcs-en-ciel de la vie et des sens, La Niña elle aussi a parfois bu de ces alcools, dans ses moments d’amertume, pour endormir son cœur… (118-119).
Au fil des pages de la mansion « Odorat », d’autres marqueurs culturels vont conforter le discours identitaire du narrateur. La « brillantine » par exemple, que La Niña Estrelita aperçoit sur les cheveux d’El Caucho, aura pour effet de « réconcilier » les deux topiques « nationales » :
Ce qui se dégage des cheveux, ça c’est autre chose. Ça vient de plus loin, de pays que La Niña ne connaît pas mais dont elle a retenu les effluves sur les corps des innombrables hommes qui ont meurtri sa chair. Ça c’est l’Amérique centrale, c’est le Panama, Honduras, Costa-Rica… L’Amérique centrale… […] Presque tout le monde se coiffe avec des « choses » comme ça… La Niña évoque cette vie dont, bien souvent, elle a entendu parler. Là se sont mélangés les hommes de toute l’Amérique centrale et latine […] Les Haïtiens aussi y sont nombreux… En ces contrées, les brillantines ont cette insinuante odeur de moelle de bœuf, de nards orientaux et de la lavande… Cet homme a donc voyagé, il a vécu la dure vie des migrateurs d’Amérique centrale à la poursuite du travail et de l’impossible pain quotidien (119-120).
Ces trois exemples éclairent déjà certaines modalités d’inscription du « réalisme merveilleux des Haïtiens » dans la fiction. Face au discours programmatique du Manifeste, idéaliste et participant de l’axiologie de l’auteur préexistante au roman[15], le réalisme mis en texte dans L’espace d’un cillement s’élabore comme un jeu des codes culturels ouvert aux ambivalences, à des représentations identitaires superposées en contrepoint, aux polémiques cachées, sous-jacentes à un regard rassembleur. En tant qu’indices, elles minent de l’intérieur les « effets de thèse », en produisant, comme nous l’avons vu, des « effets de réel », des effets de « déterritorialisation » et de « reterritorialisation » langagière, créant par là-même une tension non résolue au sein de toute cette matière verbale hétérogène du roman, lequel, comme le dit Philippe Hamon forme « un carrefour de normes et carrefour d’univers de valeurs dont les frontières et les compétences ne sont pas forcément, toujours, parfaitement ajustées, complémentaires ou distinctes »[16].
Une écriture de la transe
La même dynamique textuelle qui contribue à la richesse polysémique du roman est à déceler au niveau de l’hétérophonie que Bakhtine, parlant du dialogisme romanesque, définit comme une diversité des voix individuelles et des registres sociaux de la langue qui les encadrent[17]. L’hétérophonie implique une coprésence des voix sur un mode contrapuntique à l’intérieur des structures narratives, là où s’opère « la stratification interne du langage (i.e. du discours narratif), la diversité des langages sociaux et la divergence des voix individuelles qui y résonnent »[18]. Elle a trait aussi à la variété des registres stylistiques employés (familier, épique, lyrique, pathétique, etc.), là où « l’élément narratif peut être considéré du point de vue non pas de sa qualité représentative, objective, mais de celui de sa valeur expressive subjective »[19].
D’ordre général, mis à part les rares répliques effectives dans les dialogues des personnages, le discours narratif dans L’Espace d’un cillement repose sur un discours mental. Ce dernier se décline sur trois instances narratives assumées par El Caucho, La Niña Estrellita et un narrateur omniscient qui s’interpose entre les deux premières et agit dans la structure énonciative comme auteur implicite, celui qui émet des jugements de valeurs, commente les pensées des personnages et organise le récit en tant qu’instance supérieure. Or, dans le roman d’Alexis, cette position en surplomb ne peut être assumée arbitrairement, l’ordre du récit, sa composition en une suite de six mansions, devant permettre aux deux amants de s’approcher et de se connaître graduellement, par intervalles. Cela implique un statut particulier de l’omniscience narrative étant donné qu’elle doit composer avec les voix des personnages. D’où, fréquemment, à l’intérieur des ingérences du narrateur qui veut susciter l’adhésion du lecteur en multipliant des opinions, voire de longues tirades sur tel ou tel aspect social, on a affaire à l’usage du discours indirect libre et, parfois, du monologue intérieur ; grâce auxquels ce même narrateur renonce à son emprise et permet à ses personnages d’accéder à l’autonomie expressive.
Voici un exemple où le narrateur, tout en prenant position au profit de ses intentions didactiques, prolétariennes, voire « populistes » – comme cela arrive aux narrateurs chez Zola)[20] – épouse le point de vue situé et limité de son héroïne, reposant entièrement sur une perception « olfactive » du réel qui entoure El Caucho. Si cette perception se fait écho des idées du narrateur, l’usage du style indirect libre authentifie la voix de La Niña Estrellita, tout en donnant l’impression que cette dernière organise le récit en train de se faire :
Oui, elle parvient à recueillir le soupçon vague d’une odeur de pétrole, une pointe, dans le cocktail d’arômes qui se dégage de l’homme enkysté contre le bar dans un rêve mélancolique. On dit de ceux qui ont été ouvriers pétroliers qu’ils ne peuvent jamais se débarrasser complètement, leur vie durant, de cette odeur de benzène. Elle colle à eux comme un musc racial. La Niña en a eu la preuve avec des Vénézuéliens de rencontre dont elle a bercé les nostalgies, les désespoirs et les solitudes dans son lit amer de putain penchée sur la douleur humaine… Cet homme a peut-être travaillé au Venezuela. A moins que cette odeur ne vienne de son métier actuel de mécanicien. Non. Enfin… […] La violente odeur de l’huile retient à son tour la narine de La Niña Estrellita. Ah oui ! Ceux-là peinent pour vivre, ils se salissent les mains en chantant, ils se vautrent sur le sol, couchés sous les moteurs qui pissent sur eux leurs déjections infâmes, bleues, sirupeuses, nauséeuses… Pour vivre, il, leur faut faire l’amour avec la machine, se glisser sous elle, se souder à son corps, marier le leur avec le ventre trémulant des mécaniques, épouser les calandres, caresser les boyaux, faire gémir leurs entrailles où palpitent des pistons, des courroies de transmission, des cadrans, des roues dentées, des moyeux dantesques. Les tuyaux d’échappement leur lâchent leurs pets à la figure, les batteries d’accumulation urinent sur leurs bras des acides, les soupapes éjaculent sur eux leur sperme de leurs graisses lourdes, épaisses et noires […] Ses doigts gourds, craquelés, fissurés, sont imprégnés à la vie à la mort par les goudrons carburés, huileux, épais et musqués… Cette odeur de bataille pour la vie, cette odeur de bataille pour le mouvement des mécaniques dont l’oreille suppute amoureusement les moindres plaintes, les moindres quintes de toux, cette odeur de bataille pour l’homme lancé à la conquête de la puissance et de l’humanité à travers les âges résonne pour la première fois aux narines de La Niña Estrellita comme une fanfare triomphale, barbare, interlope, mais tant belle qu’elle en est toute remuée… Tout amour à deux aspects, le revers et l’avers, l’aspect spirituel, la participation, et l’aspect physique, l’accouplement. L’amour, tout amour, contient en soi la possibilité d’une prostitution. Il en est de même pour le sentiment que révèle cette odeur. La Niña Estrellita perçoit enfin l’odeur de la sueur humaine, – cette même sueur que chante la Bible! – et cette dernière essence achève de bouleverser son olfaction. Elle plonge soudain en elle-même en un point de son existence qu’elle avait cru à jamais effondré dans l’arcane nocturne, sans fond de sa personnalité aliénée par sa prostitution… (120-123, nous soulignons).
On le voit : si les pensées de La Niña Estrellita restent mises au service d’un discours « socialiste » et idéaliste, exhibant le langage des machines, le lexique de l’amour-haine du travail, les sociolectes du labeur ouvrier, de l’endurance, du sacrifice – un langage soucieux de donner un visage humain à l’aliénation des prostituées (ce qu’indiquent nos soulignements) –, sa « finalité » n’altère pas l’autonomie langagière de la petite putain du « Sensation Bar », ajustée à sa perception sensorielle du monde ambiant. Qui plus est, le discours indirect libre gagne en lisibilité en tant que voix oblique, rabaissant le pathos associé à la cause ouvrière à un registre associé au bas du corps qui ne dédaigne pas l’abject (« musc racial », « pets », « pisser », « éjaculer », « sperme ») et qui, sur un mode carnavalesque, se nourrit de l’image eschatologique de la finale Rédemption de l’homme-ouvrier (« cette même sueur que chante la Bible ! »). La parole marxiste et les résidus langagiers de la religiosité (cet « opium du peuple ») ne se trouvent ici pas dans un rapport antinomique, mais dans un rapport dialogique, au-delà des contradictions réelles (extra-littéraires). Observé à ce niveau, le contenu social, gros d’intentions marxistes qui envahissent le texte, subit des glissements, des dévoiements, s’ouvrant à un jeu d’ambiguïtés et donnant lieu à une configuration sémantique complexe. On peut dire dès lors que du moment où les points de vue s’enchevêtrent, validant tout à la fois la totalisation (généralisation) et l’individualisation de la parole, le roman « socialiste », avec ses effets de thèse, perd en intelligibilité; en revanche, il gagne en réalisme et en lisibilité, donnant prise à l’interprétation et invitant le lecteur au questionnement.
Ce type d’énonciation hybride qui ressortit à l’hétérophonie est perceptible également lorsque le roman subit ce que Charles W. Sheel appelle une « exaltation auctoriale », en parlant du réalisme merveilleux et du réalisme magique : « En l’occurrence, le travail auctorial de la narration traduit manifestement une exaltation, seule capable de produire l’incandescence nécessaire à la fusion des codes (in extenso : le code réaliste et le code merveilleux) dans le discours de la narration » [21]. Dans L’Espace d’un cillement, l’exaltation auctoriale se manifeste à l’intérieur du discours indirect libre chaque fois que le narrateur, en tant que porte-parole de l’auteur, tient à montrer le comportement « objectif » de ses personnages, tout en feignant de s’effacer et de limiter par là même son omniscience. Cette ruse est particulièrement saillante dans les séquences qui racontent les approches « olfactives » d’El Caucho par La Niña Estrellita. Le discours indirect libre, mû par une identification émotionnelle avec les personnages, produit alors de puissants effets de poétisation et d’érotisation du langage :
Écartant de la main les admirateurs qui s’approchent d’elle, La Niña se dirige tout droit vers le bar […] elle navigue comme un steamer opiniâtrement orienté, nuit et jour, vers son cap, droit à l’homme qui, du bar, la regarde venir. […] Soudain, la mâle odeur de l’homme l’envahit. Elle ne peut plus parler, le souffle coupé, humant malgré elle ce musc de chair masculine. Toute odeur de travail, toute senteur rémanente a disparu de ce corps […] Elle se dit qu’elle respire sonhomme!… Son homme est là… Elle en a reconnu l’aromate. C’est bien ça. Un mélange ardent et embrasé, quelque chose comme les fanes d’herbe « madame-michel » en été, les feuilles de malaguette brûlées ou ces pollens de la Saint-Jean que le vent apporte à satiété avec les papillons. Ça suggère un goût des pistaches des Indes, les dols que les enfants grillent à la belle saison pour les croquer et aussi le bouleversant bouquet des « nœuds » de taureau, rôtis et accommodées à la sauce piquante… La gorge de La Niña est sèche, contractée, se seins revivent, son sexe palpite sous son slip. Ses sens morts depuis de longues années se sont électrisées, se sont ranimés! […] Comme un animal tirant sur sa loge, elle tourne autour du piquet qui la retient prisonnière, elle le halène, buvant sans cesse la mâle odeur, la humant, la mussant, l’odorant, la flairant, ravagée de froid et de chaleurs (143-145 en italique dans le texte).
Or, il faut noter que des effets similaires marquent également le discours du narrateur lequel reste commecontaminé par le même registre émotionnel, quoique sans se rétracter complètement. Dans la mansion « Le goût », par exemple, ce même langage compulsif, réactivé par une accumulation effrénée de verbes, la prolifération de substantifs synonymes et de comparaisons, signale en même temps l’irruption du merveilleux dans le texte. Le merveilleux, transparaissant à même la matière verbale, acquiert alors le statut de langue-image, une langue matricielle, tellurique et baroque[22], qui ramène à la mémoire une richesse « gustative » diffusée par la bouche de la femme aimée :
Une fois El Caucho est allé se promener avec une petite voisine… Peut-être n’est-ce qu’un souvenir de rêve?… Qui était-ce encore, cette petite fille? … […] en mauvais garçon qu’il a toujours été, El Caucho a embrassé la fillette… Toute la mer de la Caraïbe était dans cette bouche! … Depuis lors, il en a cherché, des bouches qui aient le même goût ! … El Caucho, tu auras beau chercher, fouiller la terre entière, soulever les pierres, écarter les feuilles mortes, grimper aux arbres, courir les plages, les ravins, les dunes, les savanes, les vallées, les lagunes, les plaines, les montagnes, tu sais bien que tu ne retrouveras jamais la joie unique de ton enfance, tu sais bien que tu ne découvriras jamais la bouche humaine qui ait le même goût. Cette bouche c’est toute ta jeunesse, El Caucho. […] Puis cette langue est descendue et a remonté le long des gencives, elle a frôlé les dents. Elle s’est changée en quelque chose de mentholé, de frais, de spirituel qui a couru au créneau des incisives comme une fontaine d’avril. Alors, soudain, les muqueuses de ta bouche se sont soudées aux muqueuses de l’autre bouche : une cayemitte, El Caucho, une cayemitte, le fruit de la vieille Caraibe! Un fruit qui est chair vivante, chair violette, qui est suc et gel, qui est glace, qui est gélatine, un fruit qu’on ne créera pas une autre fois sur terre! … La conjonction de deux bouches a précédé le miracle. Le miracle est advenu Il a surgi sous la forme de ce corps charnu, vénusien qui recherchait la bête gommeuse de ta langue et les deux bêtes se sont battues, se sont enroulées et déroulées. Une bête goulue, une bête danseuse aussi bonne danseuse que La Niña, une bête sauvage, féroce et voluptueuse qui recherchait son épousée, qui l’a traquée, coincée et faite prisonnière, qui l’a tenue, ravie, enchantée de son propre enchantement… (250-251).
Cependant, l’exaltation narrative (auctoriale) avec sa profusion de lexies érotiques, ne peut pas être dissociée de l’espace-temps qui la motive. La valeur chronotopique du « Sensation Bar » et du bordel « La Frontière », où vont se cristalliser la métamorphose et le ressaisissement identitaire de deux amants, acquiert ici toute sa densité sémantique. Le chronotope du bar/bordel figure d’une part le lieu essentiel de la crise d’identité éprouvée par les deux héros; d’autre part, il figure le lieu de transgression de l’ordre du réel et renvoie à un hors-lieu qui est de l’ordre du rêve et de l’imaginaire où le temps n’a ni unité ni entité. C’est là, en effet, où s’opèrent la purification, la quête orphique de l’amour et de la dignité ainsi que l’accession finale à la mémoire individuelle et collective des deux héros. C’est aussi un espace-temps sensoriel, régi par la formule compositionnelle du roman divisé en une suite de mansions, mais aussi un espace-temps de soliloques, d’introspections où s’opère ce que Bakhtine appelle l’ « approche dialogique de soi-même »[23] qui permet aux deux amants d’exprimer leur aliénation et leur mal-vivre et de se découvrir mutuellement. Enfin, c’est un lieu interlope par trop réel, là où se chevauchent les discours sociaux et s’articulent les tensions entre eux. A ce niveau, le roman s’ouvre à l’hétérologie, associée par Bakhtine à la diversité de discours sociaux que le roman est susceptible de mettre en scène, et laquelle, comme l’explique Todorov, « naît spontanément de la diversité sociale »[24] .
À la croisée des discours sociaux
Dans L’espace d’un cillement, l’hétérologie retrouve ses assises dans l’imaginaire social dont le roman est un puissant réceptacle. En effet, à côté du discours médical et syndical qui trahissent la formation et l’activité de Jacques Stephen Alexis, on peut y appréhender deux discours sociaux qui s’enchâssent l’un dans l’autre, non sans tension. Il s’agit au premier chef de la « parole prolétarienne » qui ressortit à l’horizon politique et idéologique de l’auteur. Dans le cas d’Alexis, cet horizon se lit aisément à partir des indices extra-textuels disséminés dans le texte : l’action se situe pendant la Semaine Sainte en avril de 1948 ; on l’apprend par une lettre datée du 22 janvier 1948 qui annonce l’assassinat à Manzanillo de Jesus Mendez, syndicaliste cubain, figure tutélaire d’El Caucho (107). C’est aussi l’année où le Président Dumarsais Estimé, accusé de « noirisme » par l’opposition (237), à la merci des intérêts américains (268), s’apprête à organiser une exposition universelle pour développer le tourisme (268; 273) et envoie les militaires à la frontière de la République Dominicaine (268) pour menacer le Président Leonidas Trujillo, responsable des « Vêpres dominicaines », le fameux massacre en 1937 des travailleurs de la canne haïtiens immigrés. Un autre référent important signalé par le texte : la grève générale organisée en 1947 par les ouvriers syndiqués de la F.T.H. (Fédération des travailleurs haïtiens) dont El Caucho est un des activistes (268; 271).
Ce réseau d’indices permet de cerner le système de valeurs par rapport auquel Alexis va se situer dans son roman. Le texte va se saisir de ce cadre axiologique, tantôt par des maximes explicites – « C’est ça l’action révolutionnaire véritable dans la Caraïbe, donner une base économique à l’indépendance nationale, une base industrielle. » (273), – tantôt par le truchement des idéologèmes qui font écho à l’idée d’émancipation collective, chère à l’écrivain : « En dernière analyse, les seins lubriques de Luz-Maria témoignent pour l’homme ! Par mille petits signes avant-coureurs l’époque annonce la perspective de grands changements. » (189) –, tantôt par des formules galvanisées par la doxa militantiste : « […] étant donné qu’il est impossible qu’une putain trouve et vive un amour véritable, que tous ses actes sont faussés par cette morale sociale qui la condamne et par les exigences pratiques de sa fallacieuse révolte dans la lutte pour l’existence, cette chimère est en conséquence inutile. Pas d’utopie pour moi, C.Q.F.D. !… Hélas! » (218). Il est à noter aussi que l’usage de l’indirect libre permet à la parole prolétarienne du protagoniste de contaminer celle du narrateur :
La vie est un jeu, aventure, exploration, qu’a-t-il à perdre en saisissant à bras-le-corps cette ébauche de femme déséquilibrée par la vie? … Tout de même, Cuba et Haïti, ça se ressemble drôlement. Bien sûr, là-bas la classe ouvrière est plus nombreuse, on se bat mieux, on a plus d’expérience dans un certain sens, mais la pénétration impérialiste est plus profonde, en somme ça s’équilibre… Ici le peuple a plus de traditions révolutionnaires, les autres classes sociales sont moins conservatrices et moins organisées… Des deux côtés on fait des blagues : question de couleur et « authentiques » en Haïti, autenticos, revolucionarios, ortodoxos et divisions ouvrières à Cuba. […] Camarade El Caucho, dans tes amours, n’oublie pas la Caraïbe qui t’attend et espère l’effort de millions de El Caucho… (274-275, en italique dans le texte).
En contrepoint de la parole prolétarienne qui ne laisse rien au hasard et pointe vers un « avenir radieux », le roman laisse apparaître un discours humaniste chrétien, moins déterministe et plus volontariste, tenant davantage à l’incitation qu’à une explication rationaliste de type marxiste. Fondé sur l’idée fraternelle de « la belle amour humaine » (246), idée-image disséminée dans le texte, ce discours apporte un complément de sens au premier et l’« humanise » en quelque sorte.
À cet égard, force est de constater que ce discours est humaniste et chrétien car il s’agrège des bribes du langage religieux, porteur du message évangélique. Nous avons vu déjà combien la référence au religieux est importante pour la Niña Estrellita qui associe « la sueur humaine » à la parabole biblique de la résurrection des hommes, et qui cherche la délivrance de son « calvaire » (122) sous l’invocation de sa patronne, la Virgen del Pilar. Or, il est frappant d’observer que cette isotopie « évangélique » est également visible en creux de la parole ouvrière. Le discours humaniste chrétien trouve ici son appui sur des sentences : « Qui donc après cela peut croire que les vrais Jesus sont mortels. Eux qui se sont fait hommes parce que tous les hommes sont des dieux en puissance, les seuls …» (129). Parfois, il prend la forme des envolées épico-héroiques et visionnaires :
Tous, bourgeois, épaves, travailleurs, prêtres, révolutionnaires, mystiques, explorateurs, aventuriers, intellectuels, mendiants, tous, ils poursuivent désespérément la même chimère, la communion, la fusion avec quelque chose qui n’est pas eux mais dont ils devinent la grandeur. Non! Il n’est pas possible que tant de passion gaspillée au long de la longue marche de l’humanité n’ait en définitive son couronnement. Quelque chose de grand en sortira. L’amour total est une certitude et ce sera la divinisation ultime de l’homme. (188).
Le discours humaniste chrétien est également perceptible sur un mode plus humble et intime qui exprime une véritable fascination pour le Mystère de la Passion, organisé dans l’église le Jeudi saint :
Les voûtes résonnent du phrasé modulé et divisé du plain-chant. Mille voix contraires ondulent, des cris, des plaintes, des appels graves, pressants, angoissés, se mêlent, s’entrechoquent pour constituer une polyphonie grandiose. Au milieu des fumeries d’encens, des brûleries des cierges et des harmonies sourdes des instruments d’église, c’est une immense et unique interrogation exprimée sous toutes les formes. Il ne faut pas s’en moquer, c’est toute l’histoire de la planète Terre qui est incluse dans ces psaumes, ces hymnes et ces lamentations. C’est l’humanité qui continue d’interroger. Sa question est grave, haute, tragique. Il ne faut pas s’en moquer. Voilà des millénaires que l’humanité supplie. Il faut écouter chapeau bas si l’on veut comprendre où on est et comment l’humaine nature se dirigera demain (279).
Et, c’est significativement au son du « carillon déchaîné et l’alléluia des cloches » (p. 334) et au rythme « des tambours exaltés des Rara » (346), de la musique afro-chrétienne du vaudou, que se clôt le récit, tandis que le « Coda » en forme d’épilogue est précédé d’une épigraphe tirée d’un poème de la Sœur Inès de la Cruz, poétesse mystique du XVIIe siècle baroque mexicain. Par conséquent, la pertinence et la légitimité du religieux n’ont rien d’extérieur ou de superflu par rapport à la place occupée dans le texte par la parole prolétarienne. Sans transgresser cette dernière, sans en réduire la portée ou en bloquer le sens, le discours humaniste chrétien et son corollaire, le discours idéaliste de l’amour humain, la perturbent, en affleurant sans cesse dans le tissu discursif du roman en tant que parole oblique, ambiguë et opaque par rapport au projet idéologique de l’auteur, ne le laissant pas complètement tourner aux prophéties du roman socialiste. Vu au prisme de cette intense interaction discursive, immanente à l’écriture du roman, Alexis apparaît comme un écrivain fasciné par le communisme, certes, mais prenant ses distances par rapport à lui.
Dans L’Espace d’un cillement, la polyphonie à l’œuvre signale, tout compte fait, une coexistence des contraires, des oppositions non contradictoires, sans domination. Elle laisse apparaître en permanence le travail du texte sur l’idéologie en tant que processus de sa textualisation et de son esthétisation, donnant à lire des écarts et des dysfonctionnements vis-à-vis des sens univoques du roman socialiste. Appelant une attention à l’hybridité et l’hétérogénéité de la structure discursive du roman, la polyphonie contribue sans doute à une véritable esthétique réaliste de Jacques Stephen Alexis et au plaisir de la déchiffrer dans toute son épaisseur.
Notes
[1] Cf. Michel Séonnet, Jacques-Stephen Alexis ou « le voyage vers la lune de la belle amour Humanie », Toulouse, Pierres Hérétiques, 1983, p. 16 (coll. « Pierres hérétiques »).
[2] Jacques Stephen Alexis, « Du réalisme merveilleux des Haïtiens », Présence Africaine 8-9-10, juin-novembre 1956, p. 245-271. Nous nous référerons à l’édition numérisée de Présence africaine, 2002/1, nos 165-166, pp. 91-112; « Où va le roman ? Débat autour des conditions d’un roman national chez les peuples noirs », Présence Africaine 13, avril-mai 1957, p 81-101. https://www.cairn.info/revue-presence-africaine-2002-1.htm (consulté le 15 février 2019).
[3] Maximilien Laroche, L’Avènement de la littérature haïtienne, Québec, GRELCA, 1987, p. 109; Marie-Denise Shelton, Image de la société dans le roman haïtien, Paris, L’Harmattan, 1993, p. 160; Michael Dash, « Mervellous Realism.The Way out of Negritude », Caribbean Studies, 13/14, 1974, pp.57-70.
[4] Maximilien Laroche, Contribution à l’étude du réalisme merveilleux, Québec, GRELCA, 1987, pp. 11-12 (coll. « Essais » numéro 2). Un peu plus loin, Laroche ajoute: « Aussi Alexis a-t-il plaidé pour le réalisme socialiste en tant que théorie et a défendu son application en Union Soviétique. Mais si, d’une part, ses convictions le portaient vers un art qui soit en même temps engagement, le sens profond qu’il avait que rien n’était jamais fixé, que tout était ouvert en direction du futur, devait le porter à rechercher un réalisme socialiste qui soit conforme à l’autonomie culturelle du peuple haïtien. Ibid.,p. 24.
[5] Jaques Stephen Alexis, « Du réalisme merveilleux des Haïtiens », version numérisée, op. cit. p.37. https://www.cairn.info/revue-presence-africaine-2002-1.htm (Consulté le 15 février 2019).
[6] Amaryll Chanady, Entre inclusion et exclusion. La symbolisation de l’autre dans les Amériques, Paris, Champion, pp. 360-361.
[7] Jacques Stephen Alexis, L’espace d’un cillement, Paris, Gallimard, 2010 (coll. « L’imaginaire »). Désormais, toutes nos références et citations référeront à cette édition et l’indication de pages sera placée entre les parenthèses.
[8] Yves Chemla voit dans le découpage du roman en « mansions » une réactualisation par Alexis de la représentation des mystères du théâtre du moyen Âge qui interpelle le lecteur en tant que participant-spectateur et dont la fonction « vise à une conversion des participants qui se trouvent sollicités et compromis par leur mise en scène tatnôt positive, tantôt négative ». Voir Yves Chemla, La question de l’Autre dans le roman haïtien; Guyane-Guadeloupe-Martinique-Paris-Réunion, Ibis Rouge éditions, p. 236-237.
[9] Régine Robin, Le réalisme socialiste. Une esthétique impossible, Paris, Payot, 1986, p. 290.
[10] Voir Tzvetan Todorov, Michaïl Bakhtine : Le principe dialogique. Suivi de Écrits du Cercle de Bakhtine, Paris, Seuil, 1984, p. 85; 88-89 (coll. « Poétique »).
[11] Martin Munro, Exile and Post-1946 Haitian Literature. Alexis, Depestre, Ollivier, Laferrière, Danticat, Liverpool, Liverpool University Press, 2007, p. 64 (coll. « Contemporary French and Francophone Cultures » 7).
[12] Selon Marc Angenot, l’idéologème désigne « toute maxime, sous-jaçente à un énoncé », Marc Angenot, Glossaire pratique de la critique contemporaine, Montéral, Hurtubise HMH, 1979, p.99-100.
[13] Alexis semble anticiper ici la vision politique et culturelle d’ « antillanité » qu’Édouard Glissant explicitera dans son Discours antillais en 1981, à cette différence près que l’idée de fédération de José Marti est résolument opposée à l’impérialisme des États-Unis, alors que chez Glissant, elle est tournée contre l’hégémonie métropolitaine et le néocolonialisme français.
[14] Régine Robin, « Pour une sociopoétique de l’imaginaire social » dans La poétique du texte. Enjeux sociocritiques (textes réunis et présentés par Jacques Neefs et Marie-Claire Ropars), Lille, Presses Universitaires de Lille,1992, p. 112.
[15] Rappelons-en les trois postulats de base : « Pour se résumer le Réalisme Merveilleux se propose : 1. de chanter les beautés de la patrie haitienne, ses grandeurs comme ses misères, avec le sens des perspectives grandioses que lui donnent les luttes de son peuple, la solidarité avec tous les hommes ; atteindre ainsi à l’humain, à l’universel et à la vérité profonde de la vie ; 2. de rejeter l’art sans contenu réel et social ; 3. de rechercher les vocables expressifs propres à son peuple, ceux qui correspondent à son psychisme, tout en utilisant sous une forme renouvelée, élargie les moules universels, en accord bien entendu avec la personnalité de chaque créateur ; 4. d’avoir une claire conscience des problèmes précis, concrets actuels et des drames réels que confrontent les masses, dans le but de toucher, de cultiver plus profondément et d’entraîner le peuple dans ses luttes », Jacques Stephen Alexis, « Du réalisme merveilleux des Haïtiens », version numérisée, op. cit. p.36.
[16] Philippe Hamon, Texte et idéologie, Paris, Quadrige/Presses Universitaires de France, 1997, p. 220.
[17] Tzvetan Todorov, op. cit., p. 56; 89..
[18] Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, Paris, Gallimard, 1978, p. 90.
[19] Mikhaïl Bakhtine, ibid., p. 91.
[20] Voir Claude Grignon et Jean-Claude Passeron, Le Savant et le populaire. Misérabilisme et populisme en sociologie et en littérature, Paris, Sueil, 1986.
[21] Charles W. Scheel, Réalisme magique et réalisme merveilleux. Des théories aux poétiques, Paris, l’Harmattan, 2005, p. 214.
[22] Cf. Marie-Denise Shelton, Image de la société dans le roman haïtien, Paris, l’Harmattan, 1993, p.179-180.
[23] Michaïl Bakhtine, La poétique de Dostoïevski, Paris, Seuil, 1970, p. 167.
[24] Tzvetan Todorov, op. cit., p. 90.