Le territoire, la langue et le sujet : lieux mouvants et inter-pénétrables
L’expérience littéraire singulière d’un jeune écrivain caribéen
Par Jean-Durosier DESRIVIÈRES
Article reproduit en mai 2020 avec l’aimable autorisation de l’auteur.
Cette communication a été prononcée à la Faculté des lettres et sciences humaines de l’Université des Antilles (Campus de Schoelcher, Martinique), le 15 avril 2016, dans le cadre des journées d’étude du CRILLASH, ayant pour thématique : « Caraïbe, la prégnance du lieu ».
Définir comme on peut
Bien avant de partager avec vous quelques bribes de réflexions et témoignages relatifs au sujet de ma communication que j’intitule instinctivement : « Le territoire, la langue et le sujet : lieux mouvants et inter-pénétrables », permettez que je partage avec vous quelques questions préliminaires, spontanées, qui ont travaillé mon esprit à la lecture de la thématique de ce colloque : « La prégnance du lieu dans la Caraïbe ». En quoi le rapport au lieu et l’expression du lieu, constituent-ils une obsession chez de nombreux créateurs caribéens, notamment haïtiens ? Le jeune créateur que je suis, évoque-t-il le lieu dans son écriture pour ramener simplement ce lieu à sa propre existence, sa propre présence, ou pour se rappeler son appartenance à ce lieu, ou pour l’exorciser, ou pour signifier tout autre chose ? Enfin, en quoi et comment le lieu s’impose-t-il consciemment ou inconsciemment au créateur et / ou à la création ? Autant de questions auxquelles je me vois incapable de répondre de manière satisfaisante.
Néanmoins, je me propose de vous livrer une parole qui saura vous dire comment je tire mon épingle des jeux perpétuels du réel et de l’imaginaire face à la question des lieux qu’il m’est donné de hanter et qui me hantent en retour, comme cela arrive à d’autres créateurs de la Caraïbe et d’ailleurs. Je tâcherai au préalable de définir comme je peux ces lieux que je dis mouvants et inter-pénétrables :
1 – Le territoire est un terme générique qui, selon mon expérience, renvoie à un lieu pluriel, composite, constitué de plusieurs espaces géographiques, partant d’Haïti pour arriver à la France, en passant par une partie des Etats-Unis et quelques îles de la Caraïbe, telles la Martinique, la Dominique, la Guadeloupe et la Barbade. En résumé, le territoire qu’est le mien est composé de divers espaces géographiques parcellaires ou fragmentaires. Et on peut déjà se demander de façon légitime, si, parmi ces espaces, il y en a un qui l’emporte sur tous les autres au niveau des représentations littéraires.
2 – La langue – terme tout aussi générique – englobe le créole et le français, mon bilinguisme avéré, teinté de quelques idiomes anglophones et lié au territoire. Comme vous pouvez le supposer sans doute, le poète a sa propre langue, son propre langage, son univers linguistique, négociant souvent sa perte, son originalité et sa ressemblance vis-à-vis d’un fonds linguistique commun et partagé avec ses prochains.
3 – Le sujet, on dira de façon lapidaire que c’est l’écrivain : c’est cet être solitaire et solidaire, cet individu conscient de son être au monde, de son rapport avec le territoire et la langue qui lui permet d’énoncer celui-ci et les fantasmes, et les fantaisies, et les obsessions du sujet lui-même. C’est lui, notre sujet – on le nommera ainsi désormais, « Notre sujet » ; c’est lui qui projette son regard sur le territoire et la langue favorisant l’expression de lui-même et du territoire ; c’est lui, Notre sujet, qui provoque les déplacements du territoire et de la langue dans ses itinérances, à travers le magasin de ses images subjectives, son musée imaginaire.
Notre sujet serait donc un créateur de drôles d’hétérotopies sur le plan de l’imaginaire (rappelons que les hétérotopies, selon le concept de Michel Foucault, ce sont des « espaces autres », à la fois en liaison et en contradiction avec tous les autres emplacements de passage, de « halte provisoire » ou de repos.[1]) Notre sujet serait donc un drôle de lieu-liant, un lieu ambulant, assurant la liaison entre les espaces du dedans et du dehors, faisant penser à l’un de ces milliers d’individus qui rendent possibles la réalité d’une Caraïbe fraternelle, en mouvement, traduite de façon métaphorique par le poète haïtien René Philoctète, à travers le titre de sa fameuse composition poétique : Ces îles qui marchent[2]. Et notre poète de s’emballer dans une toute autre composition de haute voltige, intitulée péremptoirement Caraïbe :
« Toutes de vertiges nos terres portent le message de la sève intense annoncent la mâle alliance des bras distribuent le métal humain coulé dans la force du tambour ;
[…]
le don de l’un s’accouple avec la chance de l’autre
l’attente de l’un s’ébranle dans la chaleur de l’autre
la langue de l’un charrie la condition de l’autre :
du pain dominicain sur la table portoricaine !
le jour de la grenade dans les clartés des bahamas !
le panache de mon pays pour le rêve de la martinique !
l’enfant de la barbade dans les bras de sainte lucie !
les cloches de cuba pour les noces de la jamaïque ! »[3]
Notre sujet et son expérience singulière
Avant d’aborder de façon franche l’expérience singulière de Notre sujet, j’aimerais mettre en exergue deux citations très significatives qui commandent le fond et le sens de mon propos. Il s’agit d’abord de ces vers, extraits d’un poème-épistolaire du poète haïtien Georges Castera, intitulé « Lettre sur mer » :
« Ville absolue dans l’éphémère
ville abrutie dans le mal vivre du poème
ville pour l’anecdotique vie
sans importance
sans porte de secours
sans porte de sortie
vie portée à vue par la mer
sous poids de barbelés »[4]
Il y a aussi cet « Argument » de René Char auquel je suis très sensible et qui est consigné dans « L’avant-monde », la première partie de sa composition poétique intitulée Seuls demeurent :
« L’homme fuit l’asphyxie.
L’homme dont l’appétit hors de l’imagination se calfeutre sans finir de s’approvisionner, se délivrera par les mains, rivières soudainement grossies.
L’homme qui s’épointe dans la prémonition, qui déboise son silence intérieur et le répartit en théâtres, ce second c’est le faiseur de pain.
Aux uns la prison et la mort. Aux autres la transhumance du Verbe. »[5]
Au commencement, était le territoire premier : Port-au-Prince, capitale de la presqu’île de la République d’Haïti. Au commencement, étaient les langues parlées sur le territoire : le créole, langue populaire dominée et aminorée ; le français, langue dominante et privilégiée. Au commencement, donc, étaient un territoire avec ses langues et son histoire, et ses histoires, et sa mémoire sanguinolente. Ici, en ce territoire premier, est né Notre sujet qui y a vécu vingt-six années sans interruption. Ici, grandit Notre sujet pour qui l’écriture devient, relativement tôt, une manie. Ce territoire, ce pays natal, c’est aussi son pays d’exil. L’exil intérieur. Ce territoire, c’est son lieu d’asphyxie… Donc, le large l’appel… Prendre le large, pense-t-il… Et il prendra le large. Peu importe les modalités du départ, il a pris le large… Et dans ses itinérances archipéliques et continentales, au fil d’une quinzaine d’années, l’écriture finira par s’imposer à lui comme une affaire sérieuse, entre la gravité et la légèreté. Et l’espace littéraire sera le lieu fondamental des représentations de ses déplacements et des interrelations entre lui et ses divers lieux linguistiques et géographiques.
Il importe de souligner le fait que Notre sujet a pris le soin d’expliquer pour la première fois, en pointillé, de façon consciente, sa relation au territoire premier, dans un texte hybride – mi poétique, mi critique – un texte à caractère autobiographique qu’il intitule « Mise en orbite d’un beau conflit ». Ce texte répondait à une commande de la Maison des écrivains étrangers et des traducteurs de Saint-Nazaire qui proposait pour leurs 14èmes Rencontres littéraires internationales, la thématique suivante : « Comme en 14 ». Notre sujet ne pouvait s’empêcher d’appréhender cette thématique que de son territoire et de sa langue, de ses lieux premiers. Voici un extrait assez important de la version française du texte proposé à la revue Meeting, car le texte paraît également dans sa version créole dans la revue (les premières idées du texte s’étant présentées à Notre sujet dans un élan d’expression créole, avec notamment cette phrase qui commande le leitmotiv du texte : « depi m piti se nan lalin mwen rete ») :
« J’ai longtemps habité la lune, bien avant de goûter la fraicheur des jeunes filles en fleur et de préférer le murissement des femmes fortes, tel un amour de mangues mûres à point, bien avant d’entendre dire souvent de Thérèse, la voisine corpulente et généreuse du quartier, d’entendre souvent dire d’elle, vous dis-je, et de nombreuses autres dames d’ailleurs, qu’elle avait fait la guerre 14, moi ne doutant point que la faute était aux multiples taches noires criblant ses longues jambes potelées, servant ainsi de preuves fantasques, bien avant d’entendre d’aucuns préciser même, que ces femmes tatouées aux guibolles de cette manière-même, étaient porte-drapeau-même, de cette guerre-même…
…et que dire de celles dont on disait qu’elles avaient fait toutes les guerres, celle de l’indépendance d’Haïti incluse, pour notifier leur statut de collectionneuses et de jouisseuses, quand elles n’étaient que de sournoises résistantes à ceux qui avaient la rage au pantalon, et de comprendre qu’une Marie-Jeanne vaut bien une Jeanne d’Arc, et de me demander si la guerre de l’indépendance et la guerre pour la survie ne valaient pas toutes les guerres de France…
***
J’ai longtemps habité la lune, vous dis-je, bien avant d’apprendre dans mes livres d’histoire, que Elie, le président élu, fou à lier pour sûr, avait déclaré la guerre aux puissances de l’Axe, sous l’influence de son grand Oncle Sam ; je l’ai su, bien avant de traverser les rues brûlantes et fumantes de Port-au-Prince, au lendemain du départ du jeune dictateur, fils du docteur dictateur, en février 86, en plein concert des balles crépitantes, à bout portant, de nos soldats inintelligents, de nos généraux bouffons, jugeant bon d’étouffer nos cris dans l’œuf, bien avant de savoir que je pouvais supporter le canon froid d’un colt 38 braqué sur mon tympan, à l’angle de l’avenue John Brown et de la ruelle Berne, un soir de couvre-feu ; que je pouvais surprendre sans broncher le canon d’un 22 à me chatouiller la colonne vertébrale, parce que je me retrouvais par hasard à Delmas 19, chez mon camarade de classe de 3ème dont la mère était faussaire et recherchée par des clients abusés ; que je pouvais chier littéralement dans mon froc après le départ de ce bâtard de léopard qui avait pointé sa mitraillette sur ce journaliste vénézuélien et moi, son jeune guide, dans le décor sinistre du massacre perpétré par les militaires du régime de transition démocratique, à l’école nationale Argentine Bellegarde, à la ruelle Vaillant, en cette date fatidique du 29 novembre 1987, jour d’élection avortée…
…et me voici aujourd’hui traversant le monde, d’une île inquiète à l’autre, d’une mer vagabonde à l’autre, d’un continent fier à l’autre, presque au-dessus de la mêlée, oblitérant mon beau savoir, ah ! mon beau savoir : ma belle paire d’oreilles experte dans la distinction de divers genres de détonations d’armes lourdes et légères – Mitraillette, Glock, Tank, Uzi, Fusil, Obus… – et autres « Klowats » de noël, joyeux explosifs de ma ville boursouflée d’étoiles, de sel et de saleté…
…et pourtant, ma mémoire n’a d’égal que mes mots en sûreté, pour éviter d’exécuter les avis de tirs ordonnés par mes rêves trempés de rhum, mes rêves en sursaut, bien avant de saisir mon être en espace mouvant, de tout temps… »[6]
Il serait intéressant de considérer le processus de la mise en œuvre de toutes les compositions poétiques et dramatiques de Notre sujet, afin de chercher à bien comprendre le degré de traitement d’un lieu (géographique ou linguistique) par rapport à un autre dans l’univers de chacune de ses créations. Mais je me contenterai plutôt d’attirer votre attention sur quatre de ses compositions chargées de significations : Paroles en crue, théâtre (2009 et 2010) ; Bouts de ville à vendre, Poésie d’urgence (2010) ; Magdala et Marques déposées, théâtre (2012), La jupe de la rue Gît-le-Cœur. Théâtre comme audience d’un petit roman, récit théâtral (2012, 2013, 2014). Aborder le processus de la mise en œuvre des compositions retenues pour saisir le traitement des lieux dans l’écriture, correspond certainement à une démarche relevant relativement de la critique génétique, incluant forcément un aspect socio-psychologique. Ainsi, je vais essayer de m’y appliquer.
Notre sujet laisse la Martinique en 2008 et se rend à Lyon pour des études de théâtre, avant de tenter un retour définitif au pays natal. La ville des frères Lumières lui affiche tout de suite une certaine posture raide, une image d’antipathie insolite, sur le plan humain. Et pourtant, quelques nouvelles connaissances se montrent plutôt compatissantes vis-à-vis de lui, en apprenant à la fin de l’année 2008, que quatre cyclones – Fay, Gustav, Hanna et Ike – ont successivement frappé mortellement Gonaïves, surnommée la Cité de l’Indépendance de la République d’Haïti. Notre sujet ne pense qu’à écrire – du théâtre – pour exorciser cette compassion insipide et ce nouveau sort, semble-t-il, jeté par les dieux sur le pays natal. Un titre s’impose à lui : Paroles en crue. Stimulée par les images de la Saône (la rivière) et du Rhône (le fleuve), l’histoire viendra au cours de l’année 2009, au moment où Notre sujet se trouve sérieusement confronté à la difficulté des relations avec l’autre dans cette mégapole lyonnaise. Et il ne saurait expliquer pourquoi et comment les premiers espaces sources d’inspiration de cette composition dramatique – la Saône et le Rhône – se sont subtilement effacés, au profit d’un no man’s land particulier, un huis clos externe, qui n’en n’est pas moins un bout du pays natal que Notre sujet ose à peine suggérer. Voici l’essentiel de la fable :
A la Cité de l’Indépendance, un soir de pluie diluvienne, Maton (prénom franco-créole, fortement symbolique) et Voltaire (prénom cristallisant des valeurs occidentales), se retrouvent par hasard sous le porche d’un magasin, où ils se réfugient, en attendant une éventuelle accalmie pour pouvoir rentrer, l’un chez sa compagne, l’autre chez son amante. Entre-temps, l’eau monte lentement, et la difficulté pour nos deux personnages à communiquer se complique : Maton, ce rural à la peau noire, est assez cultivé et enjoué ; Voltaire est un cadre à la peau blanche qui paraît être un Etranger hautain. Pourtant nos deux personnages ont la même citoyenneté en partage. Leur dialogue déséquilibré évolue donc au fil de l’eau, de plus en plus menaçante. Leurs paroles fusent et précisent (in)consciemment le rapport de chacun au monde et à l’autre, alors que se dessine progressivement le tragique.
Le tragique. Ce mot arrive à point nommé et fait écho à ce retour au pays natal de Notre sujet en août 2009, cinq mois avant le séisme qui a scellé l’échec de ce retour. Dans la souffrance de son ignorance du pays laissé et dans une ambiance prémonitoire, naîtront ses Bouts de ville à vendre qu’il sous-titre désespérément Poésie d’urgence. Une sorte d’anti-cahier d’un retour au pays natal. Une série de quatrains vifs, tranchants, à lire tels des clichés poétiques, métaphoriques, des instantanés d’un Port-au-Prince en déliquescence. Notre sujet en donne le ton avec cette citation de Giorgio Agamben : « Contemporain est celui qui reçoit en plein visage le faisceau des ténèbres qui provient de son temps » ; et son préambule renforce le ton :
« Les mots et les choses, les êtres aussi, s’effritent pareillement, ici. La terre n’est plus la même : elle ne dit pas bonjour. Les liens viciés. Même la parole résiste encore au désir et au don. Comment faire pour raviver la flamme de la promesse ? la pratique vive de l’espérance ? Comment conjurer les vrais démons : les laideurs en soi et hors de soi ? […] Autant proche qu’inactuel de tout, ici. »[7]
Et les mots s’affrontent à tous les détours lamentables de la ville. Et Notre sujet écrit ainsi ses cris de désolation :
« Aux jours de rage
les murs de mes poèmes
se gavent de graves
graffitis
Notre vie notée
entre indices des bourses
et reflux d’immondices
chétive
Nos trottoirs
pavés d’écolières sans arrêt
grâce à l’école cuissonnière
la nuit
Vie de vacarme
vilains au ventre vide
bouffons bouffant et fumant
légendes et poussières
La mer étale
nombre de marques déposées
aux pieds de la capitale
dé(ca)pitée »[8]
Survient le séisme, tout de suite après l’écriture de ses Bouts de ville à vendre. Notre sujet s’en rappelle et l’évoque également dans son texte « Mise en orbite d’un beau conflit » :
« J’ai longtemps habité la lune, bien avant de rater ma mort de dix secondes, un 12 janvier 2010, à 16h53 précises, moi tremblant sous l’effet d’une magnitude de 7,5 sur l’échelle de Richter, dans le bureau des anciens généraux, à l’ancien quartier général des forces armées d’Haïti, transformé en haut lieu symbolique de la culture, c’est-à-dire de l’élevage et du contrôle approximatif de l’art et des artistes en terrain d’état miné »[9]
En mars 2010, Notre sujet se retrouve à Prague pour assister à une mise en lecture de Paroles en crue : il relit le tapuscrit de ses Bouts de ville ; le quatrain évoquant « la capitale décapitée » le surprend. Comment lui est venue cette vision, dirait-on, prophétique ? Ce retour en ce territoire premier, insufflait-il à la langue du poète la puissance maximale de dire au mieux la vérité de ce lieu qui migrait avec lui sans trop oser se nommer clairement dans la création ? Enfin, il faut en finir avec ce lieu… Passons à autre chose, se dit-il en lui-même…
Mais un lieu premier « hanté » est plus fort que soi. On le chasse par la porte de la conscience, il revient par les interstices de l’inconscient et de l’imaginaire. Entre-temps, comme une sorte de création-bémol, Notre sujet parachève l’écriture d’une composition poétique franco-créole dont l’ébauche, en Martinique, remonte assez loin dans le temps. La composition, Lang nou souse nan sous – Notre langue se ressource aux sources, publié en 2011 (Ed. Caractères, préfacé par Robert Berrouët-Oriol), a été envisagée à un moment où Notre sujet sentait que son créole perdait de la vitesse face au créole martiniquais qui le pénétrait incessamment. Cette création-bémol une fois exécutée, la Compagnie de la Gare rappelle Notre sujet à l’ordre du territoire premier, à la fin de l’année 2011, à travers une commande de deux pièces courtes portant sur « les désordres de l’eau ». Bien entendu, la perversité exquise du commanditaire veut qu’il sollicite, non pas l’écrivain en devenir qu’est Notre sujet, mais l’haïtien qui sommeille en lui et qui a été frappé par la violence des débordements de l’eau.
Dans son petit appartement-atelier parisien avec vue sur une Seine tranquille, comme un contrepoint à ses histoires agitées, Notre sujet entend deux titres éblouissants frapper à la porte de son imagination : Magdala et Marques déposées[10]. Oui, ses histoires arrivent souvent sur la pointe des pieds de leurs titres.
Magdala, écrite en double version créole-français, raconte, à la manière d’un conte poétique, l’histoire d’une sœur et de son jeune frère, presque deux enfants, désemparés face au décès de leur mère, emportée par les débordements de la rivière. Les jeux ont donc fait place à la crainte, face à cette rivière. La mère a disparu, pourtant on l’imagine encore là, Magdala, maitresse de la rivière apaisée… L’on suppose que l’histoire se déroule dans une campagne quelconque de la Caraïbe…
Marques déposées est un clin d’œil à ce quatrain évoquant la baie de cette « capitale décapitée ». Les mots de cette pièce poétique et très rythmée, qui devait être livrée dans la langue de Molière, les mots, dis-je, ont commencé à trotter dans la tête de Notre sujet en créole. La fable : un dialogue poétique instauré entre une femme et un homme, métamorphosés soudain en Simbi (gardienne des sources) et Agwe (maître de l’océan), deux loas, deux Mystères, deux divinités vaudous. Simbi, la bienaimée, va transcender les douleurs des eaux du canal « Bois-de-Chêne » et de leurs traces jusqu’à la baie crasseuse et polluante de Port-au-Prince… Avant de vous livrer un extrait de cette courte pièce, il n’est pas inutile de souligner le fait que Notre sujet a composé sa pièce dans un vacillement de mots et d’images, brouillant ses perceptions et son imaginaire mixte, le ballotant entre le créole et le français, entre le canal Levassor (à Fort-de-France) et ce Bois-de-Chêne, la grande ravine de sa ville sinistrée. Je vous livre le texte dans sa double version créole-français, le choix du créole, ici, s’accommodant du plaisir de lire quelques mots poétisés de cette langue qui, contrairement à son homologue francophone, n’a pas toujours le privilège de se faire entendre en haut lieu :
« Epi nou tout jete kò nou nan lavalas gwo ravin lavil lan… Nou melanje kò nou nan gwo ravin lavil la… Pi gwo ravin lavil la… Bwadchèn ki pran tèt li pou gwo flèv kapital la… Bwadchèn k’ap envante bòdlo lamizè… Bwadchèn k’ap manje wòch ak lachè… Bwadchèn k’ap makiye ak dlo fatra… Bwadchèn san proteksyon san limit… Bwadchèn ak baryè lejand miray pou defann kannannan… Bwadchèn k’ap trennen ti-trip-gwo-trip Pòtoprens san limit, san limit, san limit… Bwadchèn fin dechennen ak gwo lapli gwo loray san rete… Bwadchèn ap desann nan randevou koneksyon tout kouran dlo… N’ap desann… N’ap desann… N’ap desann… N’ap desann ak kèk kadav kò pyebwa, kèk kò pyebwa dechouke, kèk kò pye bwa tou lèd… tou lèd… N’ap desann… N’ap desann… N’ap desann… N’ap desann ak vye ajoupa sire ki bò dyòl bakle ravin lan… N’ap desann… N’ap desann… N’ap desann… N’ap desann ak tèt yon bann bèt ki pran nan leman yon bò ravin ki pa itil anyen… N’ap desann… N’ap desann… N’ap desann… (Yo tonbe rele) Pwofite de dlo-a pandan l’ap monte-a, mesyedam, pwofite! se yon bagay eksepsyonèl! se nouvo sèvis dlo fatra lameri-a k’ap kannale desann! Pwofite! Pwofite ! Pwofite de nouvo sèvis dlo fatra lameri-a pandan l’ap kannale desann lan pou nou voye jete zonbi tout vye bagay initil nou pa bezwen anba planpye lanmè Pòtoprens, se yon bagay eksepsyonèl ! Pwofite ! Pwofite ! Pwofite pou nou ofri Agwe, ki se lwa tout maren tout pechè, manje lwa chaje ak mizè nou yo ! Manje lwa plen kras nou yo ! Manje lwa initil nou yo! (Pi vit) N’ap desann… N’ap desann… N’ap desann… N’ap desann ak boutèy pafen vid byen chè Madanm lan… N’ap desann ak zòdi kwizin… N’ap desann avèk wòch k’ap woule… N’ap desann ak boutèy vid kim savon santi bon byen chè-a pou fè bab Misye-a… N’ap desann avèk lapryè yon bann kretyen vivan ki sezi ki pa reflechi… N’ap desann ak yon bann rèl osekou… N’ap desann ak yon bann tèt enbesil… N’ap desann ak yon bann chyen lari… N’ap desann ak yon bann kò ki file kou kouto… N’ap desann ak sachè plastik… plastik… plastik… Woy! oun fo dan… Woy! oun fotèy… yon chèz plastik… plastik… »[11]
(« Puis vous vous jetez toutes et tous dans la mêlée de la grande ravine de la ville… Vous vous mélangez dans la grande ravine de la ville… L’illustre ravine de la ville… Bois-de-Chêne qui se prend pour le grand fleuve de la capitale… Bois-de-Chêne qui s’invente des quais de fortune… Bois-de-Chêne qui se nourrit de pierres et de chairs… Bois-de-Chêne qui se maquille de flots d’immondices… Bois-de-Chêne sans digue et sans limite… Bois-de-Chêne avec ses garde-fous de fiction et ses murs de défense perfides… Bois-de-Chêne qui draine sans limite les intestins de Port-au-Prince, sans limite, sans limite… Bois-de-Chêne se déchaîne au gré des averses illimitées… Bois-de-Chêne descend au rendez-vous de ses confluents… On descend… On descend… On descend… On descend avec quelques troncs d’arbre mort, quelques troncs d’arbre arrachés, quelques troncs d’arbre glauques… glauques… On descend… On descend… On descend… On descend avec des huttes crasseuses au bord des lèvres bâclées de la ravine… On descend… On descend… On descend… On descend avec quelques têtes de bétail attirées par les bordures désaffectées de la ravine… On descend… On descend… On descend… (Ils crient) Profitez de la crue et des flux exceptionnels du service de la voirie coulante, mesdames, mesdemoiselles et messieurs ! Profitez ! Profitez ! Profitez de la crue et des flux exceptionnels de la voirie coulante pour acheminer les fantômes de vos biens inutiles vers les rives de la baie de Port-au-Prince ! Profitez ! Profitez ! Profitez pour offrir à Agoué, le dieu des navigateurs et des pêcheurs, vos offrandes de misère ! Vos offrandes de saleté ! Vos offrandes de rien du tout ! (En accéléré) On descend, on descend, on descend… On descend avec des flacons vides de parfums hors prix de Madame… On descend avec des ordures de cuisine… On descend avec des pierres qui roulent… On descend avec des flacons de mousse à raser cher payé de Monsieur… On descend avec des prières de chrétiens vivants saisis et irréfléchis… On descend avec des appels au secours… On descend avec des têtes de con… On descend avec des chiens errants… On descend avec des corps tranchants… On descend avec du plastic… du plastic… du plastic… Ah ! une prothèse… Ah ! un fauteuil… une bouteille… une chaise en plastic… plastic… plastic… »)
Enfin, c’est décidé : Notre sujet se démarque des lieux premiers désormais. Le titre de sa nouvelle composition s’est présenté à lui au bord de la Seine, un bel après-midi du mois de février 2012 : La jupe de la rue Gît-le-Cœur. Ce sera un récit théâtral. Une fable qui se déroule en terre étrangère. A Paris. Avec un personnage tout aussi étranger. Dans une langue qui se méfiera de tout folklorisme, de toute couleur locale. La première idée est toute bête : un écrivain tourmenté, apparemment démodé, qui semble chercher, du côté du quartier latin, l’adresse de son éventuel éditeur, quand brusquement, au détour d’une rue, l’image ou le mirage d’une jupe le bascule dans un autre espace-temps…
C’est une idée première. Intéressante, ma foi. Sauf qu’une idée ne suffit pas pour composer un ouvrage. Il en faut d’autres. Il les trouvera sans doute. Pour l’instant, il faut un style qui puisse gommer l’origine de l’auteur, se dit Notre sujet. L’écriture commence à se préciser. Et pan ! un sous-titre vient éclairer son titre : Théâtre comme audience d’un petit roman. Rien à signaler… Si, pourtant. Le vocable « audience » dit plus qu’il ne veut dire. Car il est en relation directe avec un genre oralitaire typiquement haïtien : « L’audience ou la lodyans (en créole), contrairement au conte, est avant tout un procédé oral de narration qui consiste à se raconter des histoires bien ancrées dans la réalité, dans le vécu quotidien, avec une visée le plus souvent satirique. » Ah ! Notre sujet se laisse entrainer sur une mauvaise pente, je crois. Il était bien idiot de se croire capable de se démarquer des lieux premiers.
D’ailleurs son projet d’écriture se trouve bloqué à Paris, jusqu’à son retour en Martinique, à la fin de l’année 2012. Et ne voilà-t-il pas qu’un soir de janvier 2013, en sortant d’une soirée de danse bèlè, la machine de l’imaginaire se remet en route. Ecrit en moins d’une semaine, après ladite soirée bèlè, le texte s’inscrit presque dans une perspective cinématographique avec la structure globale suivante :
1) La voix d’un écrivain racontant son histoire qui va de sa déambulation dans le quartier latin à son basculement dans des souvenirs d’enfance liés à son territoire premier, basculement dont l’aperçu d’une jupe en est la cause ; quasiment toute son histoire est scandée par un poème d’Allen Ginsberg : « Song ».
2) La voix d’un audienceur – déclinée en sept variations dûment indiquées – recueillant l’histoire de l’écrivain pour la raconter à d’autres plus tard, probablement.
3) l’encadrement de l’histoire de l’écrivain et des variations de l’audienceur par quatre ambiances titrées, inspirées d’esprit musical et de rythmes corporels propres à l’espace caribéen.
En revanche, pour des raisons éditorialistes, le livre se présentera sous la forme apparente d’un simple dialogue entre l’écrivain et l’audienceur, encadré toutefois des quatre ambiances qui ne déclinent plus leurs titres. Voici la première ambiance qui fut intitulée « ambiance initiale » :
« …il dansait seul dans sa tête, bien avant l’arrivée de sa parole… il dansait seul… seul il dansait… une danse sans musique sans une once de parole ; sans aucune note, aucune mélodie, il dansait… puis elle est arrivée comme ça, la parole… elle est arrivée dans sa tête comme ça ; elle est arrivée en plein milieu de sa danse dans sa tête, elle est arrivée comme ça, brusquement… »[12]
Et voici, après le grand délire de l’écrivain dans cette supposée rue Gît-le-Cœur, la dernière ambiance qui clôt le récit théâtral :
« …la danse cherche pourtant le corps de sa parole, dans le corps traité de l’homme… puis la musique revient sans voix, sans notes, sans forme précise, telle une réminiscence lyrique, une allure, une apparence, une simple vibration de l’existence… puis la parole retrouve tout le corps de sa danse, hormis la tête… »[13]
Cette dernière expérience de création littéraire, et d’autres d’ailleurs, montre dans quelle mesure les réalités et les images initiales des lieux de vie, ces univers premiers, peuvent être de braves monstres et démons, livrant lentement et subtilement leurs conflits dans l’âme et la conscience de Notre sujet, notre créateur caribéen, au point que son imaginaire se voit souvent pris au piège des caprices de ces monstres et démons qui, d’un degré à l’autre, lui imposent leurs règles au bout du compte.
On a beau se targuer d’être d’identité mouvante, entre l’envol et l’ancrage, la création est là pour nous rappeler, même dans la distanciation, à travers le quadrille des obsessions insoupçonnées du lieu, l’ordre de nos vibrations premières.
Notes
[1] Foucault, Dits et écrits II, 1976-1988, Paris, Quarto Gallimard, 1994 / 2001, p. 1577.
[2] René Philoctète, Ces îles qui marchent, Port-au-Prince, Editions mémoires, 1992.
[3] René Philoctète, Caraïbe, Port-au-Prince, Editions Mémoire, 1995, p. 39, 44, 45.
[4] Georges Castera, « Lettre sur mer », in Les Cinq lettres, Montréal, Québec, Mémoire d’encrier 2012, p. 23, 24. A été publié en 1992 à Port-au-Prince sous les presses de l’Imprimerie Le Natal.
[5] René Char, Fureur et Mystère, Paris, Gallimard, p. 19.
[6] Jean-Durosier Desrivières, « Mise en orbite d’un beau conflit », in Comme en Quatorze, Meeting N°11 – Textes bilingues, Editions Meet, 2013, p. 27-29.
[7] Jean-Durosier Desrivières, Bouts de ville à vendre, Paris, Caractères, 2010, p. 9.
[8] Ibid., p. 15, 16, 18, 19, 22.
[9] Jean-Durosier Desrivières, « Mise en orbite d’un beau conflit », Ibid., p. 30, 31.
[10] Jean-Durosier Desrivières, Magdala et Marques déposées, Vitry-sur-Seine, Editions de la Gare, 2012.
[11] Ibid., p. 50, 52, 54.
[12] Jean-Durosier Desrivières, La jupe de la rue Gît-le-Cœur, Carnières-Morlanwelz (Belgique), Lansman Editeur, 2014, p. 9.
[13] Ibid., p. 45.